Avec son onzième roman, L'Homme des Mille Détours (Michel Lafon), Agnès Martin-Lugand signe aussi ses dix années de carrière depuis Les gens heureux lisent et boivent du café (Michel Lafon). En empruntant à Homère le premier vers de son Odyssée, elle s’est elle-même engagée dans un long voyage. La confiance se déplie dans les histoires racontées. Focus sur son roman L'Homme des Mille Détours, et plus encore, retour sur son parcours d'écrivaine.
Pour aborder ce nouveau livre — dont l’idée lui est venue étrangement tôt à ses yeux —, Agnès Martin-Lugand s’est accordé davantage de temps pour écrire, « un luxe dans mon parcours depuis 2013 ». Un recul qui s’imposait, tant ce nouveau roman se distingue des précédents. « Il a d’emblée exigé une attention propre, loin de l’écriture dans l’urgence que je pouvais connaître depuis 10 ans. En réalité, il m’a littéralement imposé son propre rythme », reprend-elle.
« J’en avais senti les prémices, en fin d’écriture de La Déraison : Erin a surgi, avec son bar, ses trois enfants… C’était extrêmement troublant. »
Ce onzième roman est synonyme de liberté. « La Déraison m’avait ouvert un champ des possibles, qui s’est déployé dans L’Homme des Mille Détours. » À commencer par une relecture de L’Iliade et de L’Odyssée, dont les paroles ont résonné en elle tout au long de sa réflexion. Car la romancière a plongé, encore et encore, dans les antiques textes d’Homère, au point qu’ils l’ont accompagnée durant toute la création. « Certains passages ont émergé sans que je m’y attende. Pour la première fois, je me suis mise à écrire au présent, comme une adresse directe au lecteur, totalement instinctive. »
PODCAST – Pardonner au passé, pour le transformer
Baignée dans une atmosphère mythologique, de héros et de divinités, on comprend que son récit se soit enrichi de clins d’œil, explicites ou plus sous-jacents. On retrouvera, peut-être, la colère d’Achille, aussi violente que passionnelle, le prénom de ce voyageur s’efforçant de revenir à Ithaque, Ulysse, ou encore, en filigrane, Charybde, Scylla et bien d’autres épreuves…
Ainsi, s’est écrite une histoire, où, dès le titre, les hommes sont mis à l’honneur. Et ce ne sont pas une, mais deux figures masculines, qui partagent avec l’Ulysse homérique cette particularité d’un long voyage.
Au cœur de l’Océan indien, sur les rivages de La Réunion, un plongeur est sauvé in extremis de la noyade : convaincu d’avoir raté sa vie, perdu dans un mariage manqué, Gary se noyait, littéralement. Ivan, homme taiseux qui tient une paillote, vient à sa rescousse : entre eux se tisse alors une étrange amitié, sans que jamais leurs passés ne soient évoqués.
Pourtant, dans celui d’Ivan, il y a Erin qui fut sa femme et mère de leurs trois enfants. Une famille qu’Ivan décida de quitter, sans plus donner de nouvelles. Or, après sept années de tourmente, Erin décide de se reconstruire, tant pour elle que ses enfants.
– L'Homme des Mille Détours, d'Agnès Martin-Lugand
L’homme des Mille Détours vient enrayer tout risque de routine, qui aurait pu s’établir au fil des parutions : écriture, préparation de la promotion, tournées et dédicaces… « Si j’avais forcé la main du destin, je m’y serais perdue. Car lorsque j’écris, je le fais sur l’instant, avec celle que je suis. Je n’ai pas de manuscrits abandonnés dans les tiroirs, prêts à être retravaillés pour combler un vide créatif. »
Les récits d’Ivan, de Gary et d’Erin étaient « truffés de zone d’ombre. Cette seule narration à trois points de vue est une exploration nouvelle. J’ai recommencé, encore et encore, élaborant plusieurs versions avant de sentir pleinement que je tenais le bon début. Mais cette expérience m’a offert un confort d’écriture exceptionnel ».
Dans cette odyssée intérieure, « j’ai eu l’impression de re-sacraliser ma passion pour l’écriture. Mon rythme s’est transformé : débuté en septembre 2022, entrecoupé de périodes de pauses, puis d’intenses périodes d’écriture au cœur de l’hiver, en janvier et février, durant lesquelles j’écrivais parfois 16 à 17 heures par jour pendant toute la semaine… »
Indissociable de la quête de sens, chaque roman apporte une nouvelle connaissance. Et si certains se sont impatientés de n’avoir pas son habituel roman du printemps, l’auteure évoque, elle, « le respect dû aux lecteurs ».
« Mes personnages me révèlent toujours quelque chose. Pour Erin, ce fut cette dureté pétrie de fragilité… Ivan, par-delà la méchanceté, dit combien la violence intérieure cherche un exutoire. Quant à Gary… eh bien, Gary m’a emmenée sous l’eau, j’ai fait avec lui mon premier baptême de plongée, littéralement : cela faisait des années que j’en rêvais. » Un homme qui a de nombreuses choses à dire, sur le lien entre un adulte et un enfant, quand se construit une famille.
« Je donnerais n’importe quoi pour revivre ces mois d’écriture », poursuit-elle. « Durant cette période, j’ai souffert, vécu, pleuré… J’ai perdu connaissance avec Gary, dès ces premières pages où il manque de se noyer. » Évoquer l’eau, régénératrice, matricielle, comme jamais encore… en écoutant la Sarabande d’Haendel. « Sans musique, je ne sais pas écrire. Ne pas trouver le bon morceau peut m’empêcher d’écrire. »
Une connexion qui va bien au-delà du simple habillage musical. « J’ai des playlists à foison, je mets de côté des chansons, constituant une bibliothèque sonore dans laquelle je m’immerge. Dans un premier temps, j’écoute… et se dessinent alors les êtres, les ambiances, les lieux qu’ils traversent, leurs propres mots. » Des instants musicaux distincts de la playlist qui accompagne chaque nouvelle publication. Et jamais un morceau d’un roman antérieur ne revient dans le livre suivant. Sauf que L’Homme des Mille Détours, là encore, se différencie.
« Un morceau de La Datcha, tiré de la BO de Little Miss Sunshine, m’avait servi lorsqu’à l’aéroport, Macha et Hermine se disent adieu. Elles ne se retrouveront jamais, mais s’identifient comme mère et fille. Et ce morceau est revenu pour L’Homme des Mille Détours, dans un contexte similaire : sur le moment, j’étais troublée, mais c’est également là que j’ai mesuré combien la musique agissait comme révélateur de mon inconscient. »
À chaque livre sa musique, ses morceaux – cette fois, ce furent The Blaze, de Mount ou Never Step Back de Baron noir, et bien d’autres. « Les notes me lient au texte, m’aident à comprendre les interactions entre les gens. D’ailleurs, quand je relis les romans, c’est avec la playlist : sans cela, je ne peux pas les reprendre. La musique fait partie intégrante de l’œuvre. »
Il en va de même pour Régis et Odile, les parents d’Erin. « Il fallait les chansons de leur époque, celle des années 1980 pour recontextualiser leur existence, et me sentir au plus proche d’eux. Il n’y a rien d’anodin pour Erin que d’avoir eu ces parents-là. »
Dix années de repères ne se chamboulent pas si facilement : pour la première fois, la romancière s’inscrit dans la rentrée littéraire, elle dont les ouvrages sortent traditionnellement au printemps. « J’ai su dès le début que ce nouveau livre lui demanderait plus de temps que les précédents, pour que se déplient ces mille détours », note son éditrice Maïté Ferracci.
Pour la maison d’édition, ce changement de saisonnalité a nécessité quelques adaptations. « Nous avons travaillé avec les équipes d’Interforum qui nous ont particulièrement suivis. Tout s’est déroulé assez naturellement et nous remercions les enseignes culturelles pour leur soutien et leur enthousiasme », poursuit celle qui l’accompagne sur ses textes depuis dix années. « Nous passons presque Noël ensemble, puisque c’est d’ordinaire l’époque où Agnès me fait parvenir — et découvrir — son manuscrit achevé. », s’amuse-t-elle.
Tant d’années de collaboration et de complicité, sur lesquelles elles peinent à poser des mots tout en savourant la magie, et pourtant, comme à son habitude, Agnès Martin-Lugand n’aura rien dévoilé de son ouvrage avant d’y avoir posé le dernier mot. « En réalité, je m’en inquiéterai quand cela se passera autrement. Ce qui ne nous empêche pas d’échanger durant toute l’élaboration, autour de son écriture, des nœuds du récit », précise son éditrice.
Et de poursuivre : « Dans chacun des livres qu’elle m’a remis, au fil de ces années, je lisais déjà les prémices du suivant. » Un fil conducteur que pressentent peut-être ses lecteurs et qui les lie à la romancière. Dans un récent sondage qu’a proposé ActuaLitté, Agnès Martin-Lugand figurait comme l’autrice qui a le plus marqué les lecteurs au cours des dix dernières années. Sur la décennie passée, elle est devenue l’autrice favorite, pour plus de la moitié des répondants.
Est-ce cette relation singulière qu’elle entretient avec les personnages qui lui confère ce statut si particulier ? Celui d’une autrice populaire, qui « s’intéresse à d’autres vies que la sienne », à commencer par les existences de celles et ceux qui vivent en elle...
Agnès Martin-Lugand reprend : « Durant ces dix dernières années, j’ai cherché autant de sens en celles et ceux dont j’ai raconté les vies qu’en moi-même. Je n’avais pas réalisé à quel point mes romans étaient le reflet d’un mécanisme psychique puissant. Ce que je retiens surtout, c’est qu’avec le temps, ma censure interne, certaines inhibitions se sont estompées. Je m’accorde de plus en plus de libertés dans mon écriture, ce qui est à la fois déroutant et salvateur. »
Déconcertant ? Oui. Mais la romancière aux quatre millions d’exemplaires vendus n’en est pas moins toujours portée par « le sentiment d’avoir été toujours au bon endroit, au bon moment ». Et si, cette année, deux personnages masculins se partagent « l’affiche », cela découle de son envie « de faire parler des hommes. Leur point de vue m’a toujours fascinée : découvrir leurs blessures, leurs failles, et les pressions qui pèsent, aussi, sur eux ».
Et d’ajouter : « Les livres évoluent, grandissent avec moi, de même que mon écriture prend de l’ampleur au fil des années. Et je n’imaginais pas à quel point ce serait le cas, avant de vivre ces transformations. »
Crédits photo © Eric Garault / Pascoandco
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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