#Imaginales23 – Les Imaginales sont l’occasion pour tous les auteurs et autrices de l’imaginaire de se rassembler et rencontrer leur lectorat. En fin de journée, en longeant une dernière fois les tables recouvertes de livres, le besoin de discuter émerge avant de quitter la Bulle aux livres. Petit entretien en douceur avec Claire Garand, autrice de Paideia (éditions La Volte).
Le 28/05/2023 à 19:00 par Valentine Costantini
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Publié le :
28/05/2023 à 19:00
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ActuaLitté : Vous êtes aujourd’hui aux Imaginales pour présenter un roman de science-fiction pour adultes. Est-ce qu’on est bien dans ce festival ?
Claire Garand : Il y a une ambiance ici qui est très enthousiasmante. Ce qui est extraordinaire, surtout, c’est la rencontre avec les lecteurs. Aussi bien sur le stand, avec leurs réactions et leurs interprétations, mais aussi avec les conférences et les tables rondes. Les gens ne posent pas de questions sur le moment, mais viennent ensuite en dédicace.
On s’aperçoit que les gens viennent pour réfléchir, et le livre est à la fois un objectif et un support de discussion. Pour moi, ce qui est le plus enrichissant, c’est le contact avec les lecteurs. Exactement de la même manière qu’on rencontre un inconnu à qui on raconte des choses qu’on ne dirait pas à nos proches… Le livre permet une relation intime instantanée. C’est ça qui fait que c’est très fort pour moi.
Les lecteurs nous montrent une vision de nos livres qui n’est pas forcément la nôtre, mais qui est largement aussi légitime. Je suis partisane de la co-construction du sens entre le lecteur et l’auteur ; pour moi, le livre, une fois écrit, vit sa vie et le lecteur s’en empare et pour se créer sa version. Et chaque version sera unique !
Quelles sont les interprétations que les gens proposent pour Paideia ?
Claire Garand : Il y a quatre ou cinq courants d’interprétation, qui ne sont pas ceux que j’aurais attendus. En fait, le roman est comme une graine qui fleurit dans la tête du lecteur, et quel bonheur d’assister à cela ! C’est vraiment comme si l’auteur plantait une graine, sans savoir quel type exactement, et que le lecteur venait plus tard lui montrer la plante. Carnivore, odorante… On ne sait jamais, c’est toujours une surprise ! On se retrouve avec un beau bouquet à la fin et ça me ravit.
Pourquoi la science-fiction ?
Claire Garand : Je ne me pose pas la question du genre. J’ai envie d’écrire une histoire, et elle sort dans le genre qui lui convient. Je voulais placer mon personnage dans une situation extrême — et quoi de plus extrême que le vide ? Il y a une absence de perspective, de porte de sortie, de ressources… Une boîte de conserve dans le vide, qu’est-ce qu’il y a de plus violent, de plus dépourvu de chemin ? C’est une forme d’aporie complète, concrète.
Dès l’instant que l’idée de ce personnage et de ce vide est apparue, le reste est devenu de la science-fiction. Disons que les éléments se sont mis en place, comme les pièces d’un puzzle.
Votre roman propose un rapport particulier avec le corps : pourquoi cet angle ?
Claire Garand : Il y a deux aspects. D’abord, il s’agit d’une question philosophique : celle du libre arbitre. Pour être réellement enrichissante, la philosophie doit passer par le concret, et donc par le corps. De cette manière, l’expérience de pensée devient incarnée. Raisonner dans l’absolu, ça se fait beaucoup — mais pour moi, on élimine un élément essentiel. Après tout, il ne faut pas oublier que les êtres humains sont des corps, on ne peut pas prétendre que nous ne sommes que des esprits.
Je pose donc la question de manière concrète et physique, mais aussi de manière émotionnelle. Pour moi, l’émotion permet de montrer des portes que la philosophie n’ouvrirait pas toute seule.
CHRONIQUE - Paideia : à quel prix sauver l'humanité ?
Ensuite, je me base sur ce que Richard Dawkins explique dans Le Gène égoïste, à travers « la boîte à ADN » qu’est le corps. Son approche dit que le corps est support de l’automatisme reproducteur. Et c’est une terminologie adaptée à la manière dont je conçois le système reproductif humain. En un sens, il me semble important de rappeler ce rôle du corps, ce destin. Simplement dit, l’ADN utilise le corps pour se répliquer : ainsi, la conscience que nous avons de ce processus est distincte du processus lui-même. Le processus en tant que tel existe, et le corps est là pour servir ce processus.
C’est pour cette raison que j’ai choisi une petite fille pour être la protagoniste de mon roman : elle possède un corps normalement immature, qui ne devrait donc pas servir de boîte à ADN. Elle ne devrait pas pouvoir faire ce qu’on attend de son corps, parce qu’il est trop jeune. En temps normal, ce corps serait incapable de mettre en route l’automatisme reproducteur.
La protagoniste est surnommée « 4,2 », un chiffre qui devient une mesure de sa valeur. D’où vient cette idée ?
Claire Garand : Avec ce roman, je souhaitais placer la contestation sur celle qui est considérée comme la plus bête. Je réfute l’idée qu’être dans la protestation ou la prise de conscience ne peut se faire que dans l’intelligence ; pour moi, c’est complètement indépendant. Il y a notamment Un si fragile vernis d’humanité : Banalité du mal, banalité du bien, dans lequel Michel Terestchenko explique comment des personnes tout à fait banales vont tout d’un coup sauter le pas — soit vers le mal, soit vers une action considérée comme juste — en se basant notamment sur la Seconde Guerre mondiale.
C’est très important pour moi de dissocier l’intelligence de la prise de conscience, parce que ça n’a rien à voir. La prise de conscience peut se faire à tout niveau, et à tout moment. L’idée de ce personnage avec une intelligence considérée comme inférieure sert à faire contre-pied.
Quelles émotions ou réactions souhaitez-vous faire émerger à la lecture ?
Claire Garand : Moi, ce que je cherche, c’est à dépayser le lecteur. Et, tout en dépaysant, tout en manifestant l’individualité que peut avoir une enfant, j’aimerais simplement inciter à faire réfléchir. Pas dans l’absolu. Je veux emporter le lecteur dans l’histoire, lui faire vivre une expérience dans un milieu qu’il ne connaît pas, un milieu inhabituel. Lui faire ressentir des émotions — pourquoi pas ? —, mais aussi revenir dans un corps et un esprit d’enfant sans filtre. Se permettre finalement de se placer dans une projection, pour se souvenir un peu de la manière dont on a été un enfant. De ce qu’on pouvait ressentir quand on sentait sa confiance d’enfant trahie.
J’aimerais que le lecteur se rappelle de cette crudité de la vision de l’enfant. Après tout, un enfant croit ce qu’on lui dit, et va s’insurger facilement, va avoir peur facilement — l’enfant est entier, finalement. C’est quelque chose qui s’émousse avec le temps, qui se polisse… Dans mon roman, je présente une enfant qui se laisse entièrement aller à ses envies de conquêtes, de gloire, d’autonomie — mais des envies dont elle ne perçoit pas les conséquences. Sans se demander ce que ça pourrait impliquer par rapport aux autres, car un enfant est centré sur lui-même.
Quelle est votre image de l’enfance ?
Claire Garand : Je pense qu’on a tendance à oublier l’enfant qu’on était, ou à le mépriser. On était peut-être petit, et équilibré étrangement émotionnellement… Mais comme disait Simone de Beauvoir — en citant approximativement : « J’avais cinq ans, et je me suis dit à cet âge-là que je devais me souvenir qu’à cinq ans, on est déjà un individu conscient ». Un enfant n’est pas formé complètement, certes, mais c’est déjà un individu, quelqu’un de conscient, qui peut prendre des décisions et comprendre des tas de choses — et pas seulement sur le plan émotionnel. Je trouve qu’on est très sérieux quand on a 7 ans.
Comment avez-vous appréhendé le langage dans votre roman ?
Claire Garand : L’écriture correspond au livre. J’ai essayé de travailler sur les valeurs aspectuelles des verbes, parce que mon objectif était que le lecteur se sente dépaysé non seulement spatialement, mais aussi temporellement. Je souhaitais restituer le sentiment d’être dans ce huis clos, où tout est artificiel, même le temps. Mais aussi où les gestes qu’on fait n’ont pas la même durée : il y a cette notion de ralentissement par l’apesanteur. À mes yeux, il fallait absolument restituer ce choc entre ce qui est rapide et ce qui est lent.
J’ai aussi fait le choix d’utiliser des termes différents, comme « alune », par exemple. Je n’ai rien inventé à proprement parler : cette inspiration me vient d’une lecture anthropologique sociale — un essai à propos des rituels de passage à l’âge adulte, avec deux points de repère : la mer et la montagne. Donc, au lieu de dire « à gauche » ou « à droite », ils disent « c’est à montagne », « c’est à mer ». Dans l’espace, j’ai souhaité recréer cette sensation, avec une notion différente des directions. Ce choix pouvait permettre de perturber les représentations spatiales du lecteur — et c’est exactement ce que je recherchais.
À quoi ressemble votre processus d’écriture ?
Claire Garand : J’écris lentement. Enfin, j’écris vite par moments, mais je réécris, je recommence et je retravaille beaucoup. Je suis une grande insatisfaite. Mais finalement, aucun auteur ne va dire que le roman publié est celui qu’il avait imaginé… En plus, dans ce roman, j’avais besoin d’imbriquer des éléments les uns avec les autres. Ce roman est le résultat d’un assemblage de trois nouvelles que j’avais écrites par le passé, en faisant interagir les différentes thématiques et les personnages. Forcément, cela demande beaucoup d’ajustements.
Que pensez-vous du genre de l’imaginaire ?
Claire Garand : Je suis surtout très heureuse de voir de plus en plus d’autrices dans l’imaginaire, au-delà de la jeunesse. Je pense à Sabrina Calvo, luvan, Audrey Peynet, Ketty Steward… Il y en a tellement, comment toutes les citer ? C’est indispensable de voir plus de femmes écrire de la science-fiction pour les adultes. En plus des grands classiques de la science-fiction, nous avons maintenant besoin d’un regard plus contemporain.
Pas forcément féminin, mais qui permettrait aux auteurs de s’ouvrir et de se défaire de certains codes. Nous avons besoin de regards variés, considérés comme minoritaires, puisqu’ils libèrent les majorités. Finalement, les majorités sont leurs propres tirants et c’est grâce aux minorités qu’elles peuvent se libérer de leur propre joug.
Un dernier mot ?
Claire Garand : Vive les lecteurs ! C’est un vrai plaisir de les rencontrer. Surtout quand on n’imaginait pas que son livre allait pouvoir intéresser quelqu’un.
Crédits photo : Valentine Constantini / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Paru le 02/02/2023
352 pages
La Volte
19,00 €
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