ENQUÊTE – Usant d'une position dominante durant au moins cinq années, à travers sept pays d'Europe, Amazon aura engrangé une coquette somme, au détriment des vendeurs tiers. Au terme d'une enquête de la Commission européenne, la firme s'en sort indemne. Pour les victimes présumées, le préjudice impliquerait des dommages-intérêts donnant le vertige.
Le 07/03/2023 à 15:11 par Nicolas Gary
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07/03/2023 à 15:11
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Apparue en 2001, la Marketplace, ou Place de marché propose, au sein du site d'Amazon, un espace de vente hébergeant d'autres vendeurs – une visibilité qui leur procure de nouveaux clients. Aujourd’hui, la croissance est telle qu’elle représentait près de 65 % du chiffre d'affaires mondial 2021 – 469,8 milliards $ (contre 514 milliards $ en 2022). Or, Amazon ne se prive pas de faire cohabiter ses offres au côté des vendeurs présents. Mais qui emporte la transaction pour un même produit ?
Voilà quelque temps que Bruxelles se préoccupe du « pouvoir [d’Amazon] sur le marché, équivalant à une position dominante ». Constatée et avérée en Espagne (janvier 2016), puis en France et Allemagne (janvier 2017), elle entraîna l’ouverture d’une enquête, de juillet 2019 à décembre 2022.
Les autorités dénonçaient alors une Marketplace qui « favorisai[t] indûment [les] propres activités de vente au détail » de la firme. Sur tout produit que commercialisaient un vendeur et Amazon, l’offre de ce dernier s'imposait au consommateur.
Pour s'éviter une condamnation coûteuse, le géant avait plié. « Avec les GAFAM, l’unité de compte pour les amendes qu’inflige l’Europe, c’est le milliard d’euros. Mieux vaut transiger et chercher un terrain d'entente », sourit un spécialiste de droit de la concurrence.
Sur les sept territoires européens inclus dans l'accord, Amazon appliquera en juin 2023 les engagements pris auprès de la Commission européenne. « [N]ous mettrons à jour les critères d’éligibilité à Prime et au badge Prime et les critères de sélection de l’Offre en vedette », précédemment appelée Boîte d’Achat ou Buy Box.
L’Américain n’a pas caché son mécontentement, mais dans une déclaration de décembre 2022 il rétorquait que « malgré notre désaccord […] nous avons travaillé en étroite collaboration […] pour répondre aux préoccupations de la Commission ». La discrimination en cause prendra malgré tout fin pour l'Allemagne, la France, l'Espagne, les Pays-Bas, la Pologne, la Suède et la Belgique.
À LIRE : Marketplace: Amazon se soumet à Bruxelles
Faute avouée, à moitié pardonnée ? Sauf qu'à moitié pardonné ne signifie pas vraiment blanchi…
Contacté par ActuaLitté, un porte-parole de la Commission européenne précise le contexte juridique. La CE avait constaté dans un premier temps une infraction à « l’article 102 du Traité en ce qui concerne ses pratiques », elle n’a pas abouti à des conclusions définitives. En vertu de l’article 9 (§ 1) du règlement de l’UE sur les abus de position dominante, l’enquête est désormais close du fait des engagements pris.
Fort de cette bonne volonté, Amazon évacue « les soupçons de comportements anticoncurrentiels que la Commission avait ». Tout est corrigé, il promet même de « se comporte[r] de manière concurrentielle à l’avenir » : fin de la conversation ?
Pas tout à fait. « Les vendeurs tiers peuvent demander réparation devant les juridictions nationales », nous assure le porte-parole. À un détail près : impossible de se fonder « sur la décision d’engagements vu qu’elle n’établit pas l’existence d’une infraction au droit de l’Union ». Ainsi, l'accord efface les soupçons et n'atteste pas d'une violation du droit.
Il reviendra alors aux vendeurs tiers de prouver « l’existence d’un comportement anticoncurrentiel, la durée de ce comportement ainsi que l’existence d’un préjudice et le lien de causalité entre l’infraction et le préjudice ». Si la Commission européenne n'a pas poursuivi Amazon, cela signifie qu’aucune faute n’a été juridiquement identifiée, pas qu'il n'y en eut aucune de commise.
Amende en France
En septembre 2019, le tribunal de commerce de Paris infligeait 4 millions € d’amende à Amazon, dans une procédure qu’initiait le ministre de l’Économie et des Finances. L’action résultait d’une enquête de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), entre 2015 et 2016.
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Fut ainsi prouvé le déséquilibre de clauses imposées sur la marketplace. Autant dire que condamner la firme n’est peut-être pas chose aisée, mais assurément pas impossible.
Un précédent chez nos voisins italiens a abouti à 1,28 milliard € d'amende. En décembre 2021, l’AGCM, Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato inflige un sévère camouflet au cybermarchand. L’Autorité concluait à « une domination absolue », découlant du pouvoir sur… les vendeurs tiers. La violation de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aboutissait alors à une sanction féroce de la multinationale.
Ce seul exemple démontre qu’en France, de même que dans les six autres États concernés, les autorités nationales de la concurrence disposent d’un boulevard. À cette nuance près que les sommes ne reviennent pas aux professionnels lésés, mais au trésor public. « Attendu que le droit est harmonisé dans les pays membres de l’Union, en vertu des règles européennes, il n’y a aucun doute sur la possibilité d’actions », nous garantit un juriste.
Pour mémoire, la sanction financière découle d’une estimation portant sur différents points : la gravité des faits, la durée des pratiques, la situation de l’entreprise (monopole, etc.) et la réitération des méthodes. Lesquelles peuvent aboutir à une amende de 10 % du chiffre d’affaires mondial HT, soit « le plus élevé réalisé au cours d’un des exercices clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre », stipule l’Autorité de la concurrence française.
Sollicitée par ActuaLitté, celle-ci « ne commente pas les décisions prises par les autres autorités de concurrence ». Concernant une possible saisie de l’Autorité à ce sujet ni confirmation ni infirmation, « car nous ne communiquons jamais sur l’existence d’éventuels dossiers à l’instruction ».
Si les Autorités des sept États s'engageaient et obtenaient gain de cause dans une procédure similaire à celle de l'Italie, la douloureuse atteindrait 8 milliards €, voire plus.
« Devant le tribunal de commerce, un plaignant pourra réclamer des dommages-intérêts pour le préjudice subi », analyse un avocat. « S’il y avait eu sanction de la CE, l’existence de la faute serait incontestable. Ici, le terrain est moins favorable, ce qui ne dédouane pas l’entreprise pour autant. »
La CE n’ayant pas communiqué d’informations « sur la durée de l’infraction, ce point restera à établir pour chaque partie s’estimant lésée », conclut-il. Donc, tout vendeur serait potentiellement en mesure de demander réparation.
Les distorsions de concurrence frappent souvent les consommateurs, victimes de pratiques douteuses. L’Autorité de la concurrence française évalue qu’ententes et cartels conduisent à des hausses de prix de 20 à 25 % en moyenne. Pour le livre, l’éditeur fixe un prix de vente public, unique et identique pour tout revendeur : les lecteurs ne seront pas concernés. Libraires et éditeurs, en revanche...
Pour nombre de libraires, la marketplace d’Amazon garantit une surface web complémentaire, bien qu'amplement contestée. « C’est une hérésie : les marges ne permettent pas de survivre et cela renforce la domination d'Amazon. Ceux qui le font sont idiots ou désespérés », se navre un libraire.
Pourtant, plusieurs enseignes ont choisi de référencer leurs catalogues sur la plateforme — pour Chapitre.com, cette solution représentait un pan important de ses revenus. Ventes complémentaires, vitrine web : les raisons de céder à l'appel des sirènes amazoniennes ne manquent pas.
À LIRE : Honorer Amazon, “une offense à notre travail et à nos engagements”
Or, à la lumière de l’accord entre Bruxelles et le cybermarchand, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les ventes dont les outils d’Amazon les ont privés. « Je paye un abonnement et verse une commission sur chaque vente. Si malgré cela, on me fait disparaître aux yeux des clients, quel intérêt ? »
De ces constats découlent deux conséquences : la première pour les petites structures éditoriales, la seconde touchant la quasi-totalité des éditeurs. De fait, toute maison le sait : la présence en librairies ne va pas de soi. Il faut les diffuser soi-même ou souscrire aux services d’un distributeur.
À ce titre, d'autres optent pour les services d'Amazon en créant leur propre boutique afin de toucher une clientèle plus large, tout en profitant des solutions d'expédition. Positionné comme libraire, le marchand l'emporte au détriment de l’éditeur : ce dernier perd de sa marge, un manque à gagner découlant d’une concurrence tordue.
« L’application de critères arbitraires par Amazon dans l’octroi de la Buy Box constitue un abus de position dominante », confirme un spécialiste. « D’autant que cela s'effectue de manière non objective, opaque et arbitraire. » Avec toujours l’Américain en vainqueur…
Mêmes causes, mêmes effets, avec des conséquences économiques nettes dans le cas des groupes éditoriaux qui signent avec Amazon libraire. De fait, le diffuseur lui accorde une remise supérieure à celle concédée aux libraires actifs sur la marketplace. De la sorte, l'éditeur paye plus au premier qu'aux autres. « S'il y avait une juste concurrence, mes livres seraient vendus aussi bien par Amazon que par les libraires, dont la remise est en effet plus intéressante pour moi », nous concède un éditeur.
Des rogatons ? Peut-être qu'il faudrait multiplier par des dizaines ou des centaines de milliers d’exemplaires, sur sept territoires européens, durant des années. D'autant que le délai de prescription pour méthodes anticoncurrentielles a été établi à cinq ans : on parlerait d'une décennie de préjudices. Des milliards d'euros, assurément...
Allemagne, France, Espagne et Pays-Bas comptent parmi les cinq plus importants marchés du livre en Europe. L'ensemble de ce secteur au niveau européen pèse quelque 23,6 milliards € pour 2022, indiquait la Fédération européenne des éditeurs.
En France, on prête à Amazon près de 13 % de parts de marché — plus d’un livre sur dix. En 2021, le chiffre d’affaires des éditeurs français a été estimé à 3 milliards €. Amazon pèserait pour plus de 390 millions € dans cette perspective.
Or, comme le conclut un libraire, « la distorsion de concurrence est vraie sur nos produits, mais aussi sur tous les produits distribués par Amazon ». Pour 2021, 13.000 PME et TPE françaises avaient recours à la marketplace. Mieux : les quelques 225.000 PME d’Europe auraient généré 14,5 milliards € de chiffre d’affaires cette même année, en croissance de 10 %. Les plaignants ne manqueraient assurément pas...
Sollicité par ActuaLitté, un porte-parole d'Amazon France nous indique : « Nous sommes satisfaits d’avoir répondu aux préoccupations de la Commission européenne et d’avoir résolu ces questions. » Et d'ajouter : « Bien que nous soyons toujours en désaccord avec plusieurs des conclusions préliminaires de la Commission européenne, nous nous sommes engagés dans une démarche constructive pour préserver notre capacité à servir les clients à travers l’Europe et les plus de 225.000 petites et moyennes entreprises européennes qui vendent sur nos boutiques. »
Pas de précisions concernant la concrétisation des engagements pris, pas plus que les raisons qui ont conduit la société à accepter les modifications. On rappelle simplement avoir investi « plus de 100 milliards d’euros pour développer Amazon à travers l’Union européenne et le Royaume-Uni ».
Avant de conclure : « Les PME européennes ont créé plus de 650.000 emplois en Europe à ce jour pour soutenir leurs activités en ligne, et elles ont vendu en 2021 plus de 2,2 milliards de produits sur les boutiques Amazon à travers l’Europe. En 2021, les PME européennes présentes sur Amazon ont généré plus de 14,5 milliards d’euros de ventes à l’export. »
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
9 Commentaires
nathalie
08/03/2023 à 07:56
Et Jeff Bezos a été décoré de la légion d'honneur !
Socrate
08/03/2023 à 12:07
Objectivement la question n'est pas tellement de comprendre pourquoi Emmanuel Macron a décoré Jeff Bezos de la légion d'Honneur (attribuée pour un minimum de 20 ans au service de la France).
La question est de comprendre pourquoi Jeff Bezos a besoin de cette décoration qui est dérisoire pour la 3ème fortune du monde, américain de surcroît, qui n'a d'ailleurs pas reçu la "Legion of Merit" dans son pays (et encore moins la Silver Star).
La seule distinction qu'il a reçue selon Wikipédia est celle de « pire patron au monde » par la Confédération syndicale internationale, représentant 184 millions de travailleurs de 161 pays, lors de son troisième Congrès mondial en mai 2014.
A ma zone
08/03/2023 à 07:58
Les vendeurs qui se laissent emporter par le chant des sirènes qui émane de la marketplace sont prévenus. Et plus encore : cette analyse est remarquable de simplicité.
Reste à agir en justice.
Vendeur
08/03/2023 à 08:15
je comprends que vous ne parlez que des libraires et des éditeurs, mais en réalité, cela concerne tous les vendeurs qui, comme moi, vendent sur la marketplace.
Je n'avais jamais imaginé les choses de cette manière, c'est un véritable scandale !
Madame Michu, l' epouse de monsieur .
08/03/2023 à 12:40
Aujourd'hui , c est moi!!
Car c est ma fête!!!
Et c est la fête aussi a mr Bezos Jeff!!!!
Decoré par mr Macron......président du système D, a la française.. .
Tout a la finance!
C est la fête aussi de la Finance , la grande Joie!!!
La fête de tous les affairistes....
Le gang bang fiduciaire....
Honte à la Valeur ! Honte à l' Effort Intellectuel! Honte à la Pensee !! Honte au Livre !
Que vive les maquignons !!!!
Qu ' on me tope là sur les fesses, pour signer la renonciation supreme!!!
Se coucher, mais on attend que çà!!!!
Que Vive le sport en chambre !
En attendant d' etre décorée.....
Vive la Basse Cour aux USA, par le Pire, qui est le meilleur aux déduits, ( de tout impot!!!!).
On est international !!!! que Janus vienne , qu il nous DÉ- LIVRE du Bien !!!!!
EN DECOTE INTEGRALE ..... Aux petits oignons du Nu Parfait !!!!
Vive l ' attractivité !
( laissez venir a nous, les niais de tout pays!!!).
jujube
08/03/2023 à 23:42
Sans queue ni tête: abstenez-vous!
jujube
08/03/2023 à 23:47
Sans queue ni tête et sans intérêt. C'est grave mais peut se soigner, avec un très gros effort. Courage!
Pat Cova - Ed. Parole
08/03/2023 à 15:12
Peut-être qu'une petite action collective des éditeurs concernés (ce qui n'est pas notre cas mais bon), ne serait pas vide de sens ??
Mathias Poujol-Rost
11/03/2023 à 16:07
Merci de vos investigations. 🤩