Roberto Saviano, auteur du best-seller international Gomorra, publié en Italie en 2006 (Mondadori) et en France l'année suivante chez Gallimard, est aujourd'hui au centre d'une affaire médiatique bouillante. En effet, l’écrivain a à son actif trois procès pour diffamation contre trois membres actuels du gouvernement italien… Comment défendre dans ce contexte, la liberté d’expression, ainsi que le rôle symbolique des intellectuels ?
Le 25/11/2022 à 16:57 par Federica Malinverno
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Publié le :
25/11/2022 à 16:57
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Les trois procès pour diffamation dans lesquels Roberto Saviano est impliqué sont intentés par la Première ministre Giorgia Meloni (Fratelli d'Italia), le ministre des Infrastructures Matteo Salvini (Lega) et le ministre de la Culture Gennaro Sangiuliano (indépendant de droite). Les deux premières sont des plaintes pénales, tandis que la dernière est une affaire civile, bien que Saviano ait récemment déclaré qu'il était menacé par l'actuel ministre de la Culture d'une nouvelle plainte pour ses dernières critiques des politiques gouvernementales.
Dans cette histoire, un thème important émerge : il s'agit ici de la relation entre les intellectuels et le pouvoir, de la défense de la liberté de parole et en même temps de l'inadéquation d'une loi sur la diffamation qui, selon la Cour constitutionnelle (Corte costituzionale) (2021), doit être réformée dans la partie qui prévoit l'emprisonnement obligatoire, car elle viole l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
En effet, les infractions de diffamation qui prévoient des sanctions excessives, même en termes d’amendes pécuniaires, pourraient restreindre la liberté d'expression et décourager le recours à la libre critique intellectuelle.
Le contexte est celui de la dénonciation par l'écrivain du comportement de l'État italien à l'égard des migrants : une politique (appelée de façon emblématique la politique des ports fermés - dei porti chiusi) visant à criminaliser les migrants et les ONG (souvent appelés « taxis de la mer », « croiseurs », expression utilisée pour la première fois par le mouvement Cinq étoiles). Salvini et Meloni ont été traités de « bâtards » (bastardi) par Saviano lors d'une émission de télévision, Piazzapulita, diffusée en 2020. Ce dernier s’indigne et accuse les politiciens de cacher sous des mots très graves « le désespoir » de ceux qui émigrent.
En 2020, Matteo Salvini, alors ministre de l'intérieur, avait publié un décret prévoyant la confiscation des navires et une amende, afin de décourager les activités des ONG. Giorgia Meloni, des bancs de l'opposition, était allée jusqu'à demander la confiscation du navire Sea Watch et son naufrage.
En effet, la propagande politique de l'extrême droite se concentre également sur des idées telles que la « sostituzione etnica » (qui reprend la théorie xénophobe du Grand remplacement) et, dans ce mois de novembre 2022, cette ligne politique a été reprise par le gouvernement de Giorgia Meloni, qui a utilisé le sauvetage de migrants effectué par quatre navires (Humanity1, Geo Barents, Ocean Viking, Rise Above) comme prétexte pour parler d'une situation « d’urgence ».
La protestation de l’écrivain envers ces discours et actions politiques prend ses racines dans des événements plus anciens. En effet, il avait également critiqué à plusieurs reprises les politiques du gouvernement Salvini (notamment dans le cas de la saisie du navire militaire Diciotti, à l'été 2018) en disant que les politiciens « se comport[ai]ent comme des bandits ».
Matteo Salvini, par ailleurs, s'en est pris à plusieurs reprises à l'écrivain en menaçant de lui retirer son escorte (qui le protège des menaces mafieuses depuis 2006). En 2018, dans une vidéo publiée par le site fanpage.it, celui-ci a été traité de « bouffon » et de « ministre de la Mala Vita » (de la Mafia) par Roberto Saviano.
Le 15 novembre 2022, lors de la première audience du procès en diffamation contre Meloni, l'avocat de la partie civile de la présidente du conseil, Luca Libra, a déclaré qu'ils envisageaient de retirer la plainte.
De nombreux écrivains italiens sont venus manifester leur solidarité avec Roberto Saviano, dont Michela Murgia, Sandro Veronesi et le directeur éditorial du Salon du livre de Turin Nicola Lagioia, ainsi que le directeur du quotidien La Stampa Massimo Giannini.
Amnesty Italia et Articolo21, associations de protection des droits de l'homme et de la liberté d'expression, se sont également alignées pour soutenir l'écrivain. Cependant, certains sites, comme Valigia Blu, dénoncent une certaine « indifférence » de la part de la presse et du débat public par rapport aux droits fondamentaux que cette histoire remet en question. Cette affaire est en effet souvent présentée comme une affaire de factions opposées : les intellectuels et les journalistes exprimant leur désaccord, d'une part, et les politiciens de droite s'acharnant contre ces derniers, d'autre part.
Néanmoins, Roberto Saviano explique l'importance des faits de ces derniers jours et redonne le sens de l'engagement politique des intellectuels. « Dès que vous décidez de prendre position contre la politique, et ici il ne s'agit pas seulement de la droite, vous avez une réponse en termes d’isolement et pression », explique-t-il.
« Par exemple, les films sont soutenus par les banques, et dans les conseils d'administration des banques, il y a de la politique, donc lorsque vous prenez position contre le gouvernement, il peut y avoir une vengeance (…) si vous êtes l'une des nombreuses voix, il n'y a pas de problème, vous faites partie du cirque. Ce dont je parle, ce sont les personnages qui, pour une raison quelconque liée à leur parcours, à leurs choix, à leurs livres, à leurs œuvres, deviennent symboliques. Et donc, les avoir dans un studio, les avoir sur les pages d’un journal, les avoir dans un projet éditorial signifie en quelque sorte un choix. (…) C’est pourquoi les intellectuels (…) ont une pression gigantesque ».
Les intellectuels ont donc une fonction symbolique, ils se positionnent comme défenseurs de certaines libertés et opinions qui peuvent gêner le pouvoir : les protéger et veiller à ce qu'ils aient la possibilité d'exprimer des critiques est l'une des conditions préalables de la démocratie.
Par ailleurs une réflexion de l’écrivaine Michela Murgia montre la contradiction qui brûle dans le cas du conflit entre la politique, ou plutôt une certaine classe politique, et Saviano : « Un homme escorté par l'État à cause de ses paroles sera aujourd'hui conduit devant un juge par le chef du gouvernement de cet État à cause de ses paroles. Dites-moi dans quelle autre démocratie vous avez vu cela se produire. »
Cette affaire a été portée à l'attention de la presse ces derniers jours, et pas seulement en Italie. Les journaux - le contre-pouvoir traditionnel, du moins en théorie, de la politique - ont réagi différemment.
La première page de Libero, un quotidien dont l’éditeur, Antonio Angelucci, est un député de la Lega, affichait un titre très provocateur : « Saviano bâtard ». Le directeur de Libero, Alessandro Sallusti, lui-même journaliste et écrivain (tout comme Saviano) revendique son droit d’utiliser une insulte pour exprimer un jugement négatif sur le comportement de celui qui a utilisé l’insulte en premier (Saviano).
Toutefois, selon d'autres journaux, comme Il Sole Ventiquattrore, la position de Sallusti ne peut être partagée, car « le pouvoir, pour ne pas dégénérer, doit pouvoir être contrôlé et donc critiqué ; plus le pouvoir est grand, plus les limites accordées à la critique doivent être élargies ».
C'est pourquoi il est possible d'utiliser des mots forts ou durs au nom de la critique du pouvoir et de la défense de l'intérêt général : le rapport de force entre celui qui critique et celui qui est objet de la critique est, en effet, déséquilibré. En d'autres termes, l’État est dans la mesure de protéger Saviano, pas l'inverse ; en même temps, l'État peut d'intimider et menacer Saviano, pas l'inverse.
Roberto Saviano est contraint de reporter au printemps prochain les deux rencontres prévues les 27 et 28 novembre à Reggio Emilia pour la présentation de son dernier ouvrage, sur le juge assassiné par la Mafia Giovanni Falcone.
Dans une lettre adressée à la Fondation I Teatri, dont il avait reçu l'invitation, il explique : « Je renonce, en ces semaines d'attaques incessantes, par peur de vous exposer (…) d’autant plus que je vois la distance sidérale de ceux qui, en position de force, pourraient prendre parti, exprimer une opinion et qui, au contraire, se taisent. Je renonce maintenant car vivre ces semaines d'occasions publiques est difficile pour moi. L'exposition physique m'inquiète, ainsi que ceux qui m'entourent, car la haine est tangible et il n'y a pas de bouclier. »
La presse internationale s’est intéressée à l’histoire de Saviano : par exemple dans l’article du Guardian, publié le 20 novembre 2022, où l'on peut lire : « L'intimidation de l'un des écrivains les plus respectés d'Italie par Giorgia Meloni et Matteo Salvini est une atteinte à la liberté de la presse. »
C'est ainsi que l'écrivain, qui publie le titre de l'article du Guardian sur sa page Instagram, présente la situation : « Dans l'éditorial du @guardian est posé un thème très débattu à l'étranger ces jours-ci : celui de l'abus de la loi italienne sur la diffamation pour intimider, pour faire taire la dissidence. (…) J'ai toujours du mal à expliquer aux journalistes étrangers les contours de l'affaire dans laquelle je suis au centre de trois procès avec autant de ministres de ce gouvernement, car pour la presse internationale, ce qui m'arrive est à la limite de l'incroyable, pour peu que l'on parle de pays qui se disent démocratiques… »
Selon Roberto Saviano, l'enjeu de cette situation est universel : il s'agit de la liberté d’expression, remise en cause par « un gouvernement d'extrême droite qui, pour faire taire les dissidences, pour isoler les voix critiques, recourt à l'intimidation et aux menaces ».
Un thème qui invite également à réfléchir sur l’indépendance des organes de presse qui, dans certains cas, au lieu de défendre et de promouvoir activement la liberté d'expression, deviennent des organes de parti, ou bien se limitent à jouer la carte de la provocation.
Crédits photo : European Parliament (CC BY-NC-ND 2.0)
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 04/10/2018
470 pages
Editions Gallimard
10,40 €
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