Les Ensablés - Un jardin pour l'éternel, de Jean Carrière
« Tout a commencé en Champagne, fin mars 1915, lors de l’offensive menée par Joffre. Durant l’attaque, Pierre-Ézéchiel Séguier eut la moitié inférieure de sa jambe fracassée par un éclat d’obus. Il fallut l’amputer […] Il ne restait plus assez de morphine. […] “Je suis fait au fer et au sang”, rétorqua le blessé avec la raideur de ceux qui méprisent les faiblesses du corps et de l’âme. » Par Carl Aderhold
Ainsi débute le roman de Jean Carrière. Précision et emportement sont les deux mouvements qui vont rythmer son texte tout au long des pages. Précision et emportement, les deux qualités fondamentales du conteur, qu’il a apprises aux côtés de Jean Giono dont il fut proche.
De retour chez lui, dans les montagnes cévenoles, Pierre-Ézéchiel retrouve sa ferme et son fils. Mais le traumatisme de la guerre lui a appris à ne plus perdre son temps. Il demande au maire, son ami, de lui céder une combe, véritable « bas-fonds où ne poussent que des pierres ». Il va désormais consacrer sa vie, son énergie à faire de cette ravine où mourut une centaine de camisards protestants un jardin d’Eden.
Cette quête l’absorbe tellement qu’il ne vit plus que pour elle, l’écarte progressivement de l’agitation des hommes. Plus rien d’autre ne compte. Ni le mariage de son fils (« tout ce cirque lui pesait par avance »), ni les réunions de famille à Noël, ni même la naissance de son petit-fils.
Au fil du temps, l’homme replié sur lui-même se transforme. Ses sens s’aiguisent. Il peut entendre, sentir ce que les autres ignorent. Il s’abîme dans son œuvre, où se mêlent à la fois joie et enthousiasme, mais aussi peine et déconvenue. Une stèle païenne découverte lui est comme un défi envoyée par l’Éternel. Il parvient à la soulever malgré son poids immense, à la déplacer, mais chaque fois qu’il la place à un endroit, elle chute, se dérobe, résiste à sa volonté.
La grande force du roman réside dans l’ambiguïté profonde du héros. Est-il inspiré, porté par un sens quasi inhumain de l’éternité ? Ou bien est-il fou comme le pensent les villageois, le pasteur et sa belle-famille ? Tous, sauf sa belle-fille Justine qui entrevoit la nature de son combat, observent cet infirme dédié tout entier à son œuvre comme un dérangé qui se refuse à accepter sa condition d’homme. Mais qu’est-ce qui est le plus supportable ? S’affronter avec l’éternité ou rester sourd ?
À mesure que le livre avance, Pierre-Ézéchiel apparaît de plus en plus comme un double de Jean Carrière. Son retrait du monde après la guerre rappelle celui de l’auteur après avoir reçu le prix Goncourt en 1972. L’énorme succès de L’Épervier de Maheuxécrase Carrière. Il met des années à s’en remettre. Surtout il s’attache à détruire ce succès, disparaît des radars, se réfugie chez lui dans les Cévennes, réussit même à se faire passer pour un écrivain régionaliste comme s’il voulait échapper à cette gloire aussi soudaine que vide.
Mais si nombre de ses romans se passent dans les Cévennes, c’est comme Giono avec sa Provence, ou Faulkner avec son Sud des États-Unis : il s’agit d’un terrain d’invention, d’histoires où la tragédie peut se dévoiler, d’un territoire investi, où peut se déployer la confrontation avec les Dieux.
Catholique, Jean Carrière l’est indéniablement, mais dans sa version janséniste, qui en fait un frère d’âme du protestant Pierre-Ézéchiel. « Que je ne cède pas à la complaisance de séduire » écrit le narrateur en préambule du roman. La quête est bien trop exigeante pour se perdre en de tels errements. « La vraie vie est absente » disait Rimbaud, la vraie vie est ailleurs pourrait dire Pierre-Ézéchiel. La guerre lui a fait sentir le vide terrible et sans compensation de l’infini. Face à l’incompréhension de son fils, il avoue « Je berne la mort, c’est tout. Je l’ai bernée dans les tranchées, et je continue à la berner, jour après jour, grâce à cette combe. »
Cette inquiétude sans répit que la médecine a pensé cautériser en lui donnant le mot de dépression hante le héros comme l’écrivain, et tout lecteur, toute lectrice lucide. Il est impossible d’y échapper à moins de fermer son âme aussi bien au spectacle de la nature qu’au silence indifférent du temps. Métaphysique, son combat l’est si on entend par là le sens premier du terme : au-delà de la physique, au-delà du réel. Car toute la force du livre réside dans cette lutte acharnée à s’arracher de la réalité. Elle n’épargne pas plus le croyant que l’athée, elle est au cœur même de notre condition d’être humain.
De la tension qui naît de la quête sans fin de Pierre-Ézéchiel, avec son entourage et les habitants du petit village, le roman nous retrace toutes les étapes, les espoirs et les déceptions du héros à créer quelque chose qui le dépasse, ce jardin d’Eden qui le pousse à défier Dieu lui-même.
La prose de Carrière elle aussi touche à la folie quand l’écrivain comme le héros se coltinent avec les limites. Elle n’est pas sans rappeler ce qu’il disait à propos du style de Flaubert dont il évoquait « la beauté et l’exactitude avec lesquels les mots sont assemblés ». Précision et emportement encore et toujours, pour s’attaquer à l’indicible, cet indicible que ce fils de musicien a traqué avec une fougue, une révolte qui nous prend aux tripes. Sa prose. À Jérôme Garcin venu le visiter à Domessargues dans les Cévennes, et qui lui demandait pourquoi les volets de son bureau étaient fermés alors que le paysage depuis sa fenêtre était magnifique, Jean Carrière répondit simplement « C’est trop beau, c’est trop fort. »
Tel est Un Jardin pour l’Éternel.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Un Jardin pour l'Eternel
Paru le 05/04/2022
288 pages
Editions de la Belle Etoile
21,50 €
L'épervier de Maheux
Paru le 20/10/2022
385 pages
Le Figaro Editions
12,90 €
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