PORTRAIT – Pourquoi le post-féminisme en poche sous la forme d’une trilogie embrassant plusieurs décennies de combats ? Parce qu’une édition ramassée révèle la densité d’un déploiement, l’intensité d’un engagement indéfectible au fil des années, la concision d’un message doté de la force d’un mouvement : le MLF, mouvement de libération des femmes, dont Antoinette Fouque a été la cofondatrice en 1968.
Parce qu’en ces temps de pandémie, l’universalité des principes se grime en universalité d’un virus, altérant le visage du monde. Sous le grimoire des idées reçues, ces trois « poches » font découvrir la gestation d’une pensée irriguée d’actes concrets, attachée à penser ce qui empêche de penser et donc obéissant à l’impératif rimbaldien : « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ». Avant-poste, avant-garde : Antoinette Fouque est montée aux avant-postes, s’est montrée à l’avant-garde.
Le post-féminisme n’est pas ce qui vient après, mais ce qui est venu avant pour donner un nouveau tempo à l’action, ouvrir une temporalité qui ne soit ni timide ni tonitruante. Post-rodomontades d’un progrès illusoire, post-renoncements des désillusions du progrès. « Post » d’un dépassement incarné par celle qui fit bouger les contours des disciplines en inventant la méthode d’un groupe de recherche : « Psychanalyse et politique », (éclairant ainsi leurs imbrications pour les faire fructifier sous peine de les subir).
Ce fut en créant la première maison d’édition des femmes en Europe, en aidant les femmes en lutte de par le monde, en orchestrant la proximité et le planétaire partout où les compétences des femmes étaient méconnues, partout où elles étaient menacées, en assumant les responsabilités politiques les plus concrètes (élue en 1994 au Parlement européen, elle était vice-présidente de la commission des droits des femmes), en dirigeant des travaux universitaires, en cultivant les savoirs et l’art, non à la manière d’une esthète savante, mais animée d’une passion : « n’importe quel texte, pourvu qu’il soit de qualité, m’enflamme, fait surgir en moi un désir brûlant de m’abandonner ».
Comment un tel parcours est-il possible ? Percer l’énigme revient à Christophe Bourseiller dans Qui êtes-vous, Antoinette Fouque ? Les deux autres ouvrages, Gravidanza et Génésique, ont pour sous-titre féminologie.
« Je suis une intellectuelle qui, en 1968, au lieu d’aller du côté du CNRS, a été poussée, grâce aux Cahiers du Sud, vers les poètes ; qui a inventé avec d’autres un mouvement, le MLF, et qui a surmonté avec lui tous les écueils, toutes les morts et surtout toutes les récupérations. J’ai traversé les institutions sans m’y laisser enfermer, sans faire carrière, et je les ai alimentées plutôt qu’elles ne m’ont détournée ».
[Extrait] Qui êtes-vous, Antoinette Fouque ?
Et cette question en recèle une autre, renfermant elle-même un paradoxe : comment inventer, inspirer de manière durable un mouvement de libération des femmes sans figer celui-ci dans une idéologie ?
Le « modèle féministe qu’on nous propose revient pour moi à la formule “tota mulier sine utero” (“toute la femme sans utérus”). Il ne me convient pas. Je ne veux pas être une femme contrariée, mais une femme qui accomplit l’ensemble de ses compétences : faire des enfants, exercer une profession, écrire des livres, être élue… Tout cela est de l’ordre du désir (…) Je n’ai aucune raison de me laisser couper en deux par un maître qui divise les mères des filles pour régner, qui me divise pour ne prendre qu’une moitié de moi et régner sur l’autre : le patron ne veut pas que j’aie d’enfant, le mari ne veut pas que j’aille travailler… »
Antoinette Fouque était crédible en proposant l’incroyable, en ne se bornant pas à changer le décor intellectuel, mais la pièce qui se jouait, mue par une dynamique de la liberté. Celle-ci se distingue du diptyque dénoncer/prescrire (dénoncer la condition faite aux femmes/prescrire les conditions pour y remédier). L’accent est alors mis sur le mouvement, celui qui met au monde. Au lieu de prétendre seulement passer de la relégation à la rébellion, il a fallu mener un travail d’exploration au cœur du non-dit pour en tirer l’inédit, l’inouï.
« Féminisme est une idéologie. Le socialisme aussi, mais la sociologie non. Pour arriver à “féminologie”, prenez la définition de “» sociologie” »dans n’importe quel dictionnaire et, à la place de “» société” », mettez “» femme” » : ce serait ainsi une sorte d’étude permanente des conditions, des situations où setrouvent les femmes. Les personnes qui ont un sexe de femme ont une culture, une expérience, un déploiement dans l’humanité qui est le leur ; et qui est, jusqu’à nouvel ordre, celui de 52 % de l’humanité. »
« Je disais un peu pompeusement qu’il fallait analyser l’inconscient du politique et le politique de la psychanalyse : qu’est-ce qui est de l’ordre du pouvoir dans la théorie analytique et qu’est-ce qui est inconscient dans les choix politiques ? »
Rapprocher deux pratiques a priori peu susceptibles de se rencontrer, — psychanalyse et politique, — permettait de comprendre que les idées n’ont de valeur que si elles sont mises au monde, — et non pas simplement maniées, si elles mettent au monde une réalité neuve. Elles ne se réduisent pas à un habile agencement conceptuel poursuivant un but opportuniste, débouchant sur des modes opératoires plus ou moins réussis. Plutôt que de tirer l’action vers l’ingéniosité, Antoinette Fouque a eu pour ambition de la hisser jusqu’au génie, par l’intuition qui permet de comprendre ce que comprendre veut dire : prendre ensemble une totalité organique, inassimilable à une mécanique faite de rouages.
Échappant à l’emphase, ce fut un véritable enclenchement dont la pertinence éclaire les débats d’aujourd’hui, aussi bien sur les principes républicains, la laïcité, les violences contre les femmes…
« La question des femmes a modernisé le concept de laïcité. Il faut aujourd’hui que le concept de laïcité modernise la République et l’universalisme réel. Celui-ci ne peut pas être un unisexversalisme, où seuls les hommes représentent la Nation, mais il ne doit pas non plus régresser vers les communautarismes dont la discrimination sexuelle est un des éléments. Ni communauté, ni minorité, ni catégorie, les femmes sont au contraire une majorité quantitative, qui a vocation à devenir égale en droits, à accéder à la majorité citoyenne, partenaire, paritaire pour, hommes et femmes ensemble, faire avancer le génie de la République, de la Nation, de l’espèce tout entière. Il faut conceptualiser la laïcité. »
« La féminologie laïcise, elle fait passer du côté du peuple le savoir des maîtres, docteurs, clercs, philosophes, auteurs, de tous les capitalistes du sens, tout en libérant ce que cette domination tenait en esclavage. L’étude du forclos est ce qui constitue un bond au-dehors. »
« On entend dire aujourd’hui que les violences conjugales sont la première cause de la mort des femmes. Or, nous avons commencé à les dénoncer, de même que les autres violences, dès les années 1970. Nous n’avons cessé de donner des indications statistiques, de les mettre à jour — en 1991, notre Observatoire de la misogynie établissait notamment qu’une femme était tuée chaque jour en France, en raison de son sexe —, mais toutes ont été contestées parce qu’elles n’étaient pas des statistiques officielles ».
Les violences conjugales font partie de ce qu’Antoinette Fouque a qualifié très tôt de gynocide, et qu’on appelle aussi aujourd’hui « féminicide ». Le meurtre d’une femme, parce qu’elle est une femme, exige de poser la question : pourquoi agir ne peut-il être assimilable aux efforts pour transformer un cadre ? ne convient-il pas de s’affranchir de l’idée même de cadre par un « bond au dehors » ? Pourquoi la gravité d’un problème doit-elle inviter à la réflexion sur « gravidanza » (grossesse en italien) ?
L’injonction bien connue d’avoir à transformer le monde, plutôt que de l’interpréter, oublie qu’il faut d’abord faire venir le monde au monde, lui donner naissance. Ce n’est point là une formule, mais un impératif de réalisme invitant à tenir compte de ce que le monde n’est pas réductible à un simple environnement. L’action n’a pas à être enchâssée, pas plus que la gestation ne procède par relation d’un contenant et d’un contenu.
L’accent mis par Antoinette Fouque sur la procréation n’obéit pas à une exhortation nataliste. La gestation est un paradigme et non un programme de comportement, tout comme l’utilisation paradigmatique de l’art du tisserand chez Platon, pour figurer le politique, ne signifie pas que les protagonistes sont invités à fabriquer du tissu. Penser la procréation —, et non pas se contenter de la constater biologiquement, ni tenter de la maîtriser techniquement, — revient à mettre en lumière la façon dont elle est un modèle de pensée. Si procréer, c’est produire de l’irremplaçable grâce à de l’irremplaçable, cette singularité absolue est alors la définition même du génie, liberté dans la spontanéité de ce qui naît.
Pour étrange qu’il paraisse de prime abord, ce cheminement est aisément perceptible dans Gravidanza :
De 1970 à 2007 sont retracées les étapes pouvant inspirer un quatrième modèle républicain :
« La parité constitue un bond au dehors de la logique de l’Un, d’un républicanisme neutraliste, obsolète. La parité, par son étymologie même, — partenaire, partage, paire, parturiente, - nous introduit à une autre logique du Deux, du au moins deux, du tiers inclus ; nous ouvre à une culture générative, généreuse, à ce que Kant, dans “» qu’est-ce que les Lumières ?” », appelle la majorité pour le genre humain… Une République vivante, vitale, démocratique, paritaire, laïque et universelle ».
Ce n’est pas là un idéal ronflant pour discours ampoulé, mais une invitation aux jeunes générations : « Actrices et créatrices de futurs, vous saurez inventer, imaginer, porter des rêves si vrais que le réel les suivra. »
« Ma position historique a toujours été de travailler à faire avancer des idées et des actes à partir d’un lieu complètement excentré par rapport au pouvoir. Et je suis partie, dès la création du MLF, de cette idée de penser la fonction génésique avec la démocratie et de chercher des solutions à partir de là, pour inventer un modèle libérateur pour les femmes. Après le modèle nataliste, celui de la maternité esclave […] des régimes traditionnels, réactionnaires et ses discriminations et fausses protections ; après le modèle moderniste malthusien, celui de la sexualité esclave qui veut aligne les femmes sur les hommes […] et son refoulement de l’asymétrie ; après le modèle libéral qui opère un bricolage entre les deux, un quatrième modèle pour stopper l’écartèlement entre archaïsme et modernité, celui de la conjugaison des différences, de la fécondité et du partage : le modèle paritaire. »
« Il faut une libération des femmes pour l’ensemble de l’humanité, pour une humanisation accrue des hommes et des femmes ».
Cette humanisation est le contraire de la misogynie qui est « ce qu’il y a de plus universel dans l’universalisme ». Or, « la parité est à la fois un outil d’analyse de la misogynie, de mise en évidence des disparités, de rééquilibrage en chantier, de démocratisation permanente. Au-delà de sa dimension quantitative, elle permet un saut qualitatif, de transformation des mentalités et du dogme symbolique ».
Antoinette Fouque et des femmes du MLF, à l'imprimerie, à la sortie du deuxième numéro du Quotidien des femmes, le 3 mars 1975. ©desfemmes
Prend corps ainsi l’idée d’un nouveau contrat humain, qui devient une évidence évinçant les doutes artificiels, lesquels se complaisent dans la répétition prétendument insatisfaite de la question : « que faire ? »
« Comment faire pour créer ? n’est pas une question de femme […] Ce sont les hommes qui demandent comment faire pour créer et qui ont cette angoisse du faire, comme Lénine et bien d’autres. […] Une femme, elle, ne se demande comment faire qu’autant qu’elle en est empêchée […] lorsqu’il y a empêchement interne, cela peut aller jusqu’à l’hystérie : l’utérus est alors à ce point investi par une problématique phallique que le faire est interdit dans le corps de la femme qui se demande alors “’comment faire”’ ce qui justement lui est donné de pouvoir faire. Car le corps fait, ça se fait. S’il ne fait plus c’est qu’il est interdit au point de devenir stérile ou frigide. »
C’est donc la troisième facette de la trilogie. « Donner la vie est le paradigme du don, mais Marcel Mauss, anthropologue du don, n’évoque pas une seule fois la gestation ».
« La grossesse est le modèle de toute greffe d’organe par l’inhibition de la capacité de rejet. Voilà pourquoi je pose que la gestation est le paradigme de l’éthique ».
La gestation est le « pour autrui » par excellence et symbolise donc un acte éthique, luttant contre la marchandisation du « tourisme sexuel ou du tourisme procréatif, c’est-à-dire de l’exploitation de la chair du tiers-monde. L’achat de la production du corps des femmes peut se faire à très bas prix dans le tiers-monde ou à un prix très élevé en Californie ».
« J’ai toujours pensé que le Mouvement des femmes représentait le surgissement historique du corps. On était jusque-là dans l’histoire abstraite (…) et soudain les femmes ont dit : notre corps est là, esclave de la maternité, inféodé à l’espèce. Cette levée de censure sur le corps des femmes est la plus grave des blessures narcissiques après celle infligée par Galilée, Darwin et Freud. Cette blessure, je l’ai nommée la vexation génésique : ce n’est pas Dieu qui crée l’homme et la femme, ce sont les femmes qui, grossesse après grossesse, génération après génération, régénèrent l’humanité. Il s’agissait de remettre la Genèse à l’endroit au nom de la génésique. »
Remettre à l’endroit est une exigence constante.
Il ne suffit pas d’accoler un préfixe (post-féminisme) ou un suffixe (– logie) pour que naisse une pensée. La féminologie forgée par Antoinette Fouque est la jubilation qui résonne à travers cette œuvre dont la singularité est d’être à la fois personnelle et collective, éprise de paradoxes, soucieuse de clarté par l’éloquence d’une vie.
par Laurence Zordan
note : les concepts inventés par Antoinette Fouque sont en italiques.
illustration : Cdd20 CC 0
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