À l’exception de rares interventions dans la presse, et d’un communiqué laconique, le Syndicat national de l’édition est resté très en réserve suite à la publication du rapport Racine. Des éditeurs qui seraient “vent debout” ? Dans un entretien accordé à ActuaLitté, Moïse Kissous, PDG du groupe Steinkis et président du groupe BD au SNE apporte un éclairage, par le prisme du 9e Art.
Le 16/02/2020 à 14:23 par Nicolas Gary
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16/02/2020 à 14:23
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Volonté de dialogue, solutions concrètes, explications sur la crise de confiance : un tour d’horizon du marché BD et de la situation des auteurs… autant que des éditeurs.
En avril 2014, Antoine Gallimard assurait que rares étaient les maisons à pratiquer moins de 10 % de droits d'auteurs. Où en est-on aujourd’hui ? Quid de la différence entre avances aux auteurs français et étrangers dans la BD ?
Moïse Kissous : J’ai lu dans une interview publiée sur votre site que les avances versées pour les achats de droits étrangers étaient très importantes. Je ne sais pas ce qu’il en est pour la littérature, mais je peux vous dire qu’en BD, l’avance que l’on verse aux éditeurs étrangers pour des achats de droit est le plus souvent très faible – quelques milliers d’euros. Certes, il y a des titres qui font l’objet d’enchères, et cela fait monter les prix, mais c’est minoritaire.
[NdR : référence à l’entretien avec Samantha Bailly : “Payer encore moins les auteurs pour produire encore plus” ]
Sur le pourcentage de droit, c’est pareil : sauf cas rares, il n’est pas plus élevé pour les auteurs étrangers que pour les Français.
Je prends un cas : les romans graphiques pour adolescents, un genre qui se développe en s’appuyant fortement sur des achats de droits à des éditeurs étrangers. Rares sont les titres avec des ventes significatives — quelques milliers d’exemplaires au mieux. Pourquoi verser des sommes trop importantes ? Les éditeurs ne disposent pas de capacités extensibles de versements d’avances, et s’interrogent aussi sur la situation.
Personne n’est insensible à ce que nous vivons ces dernières années. Mais, le côté solution magique au niveau des droits m’inquiète : ce type d'approche ressemble plus à des perspectives démagogiques. Imaginons : dans trois ans, on s’aperçoit que c’était de la poudre aux yeux, comment réagira la profession ? D’autant que, l’enquête présentée par les EGBD en 2015 indiquait plutôt que les auteurs étaient satisfaits de leur relation avec l’éditeur : il y avait encore une approche positive.
Alors, parlons de chiffres : sur la reddition de comptes, avez-vous des auteurs obligés de demander leurs ventes ?
Moïse Kissous : Chez les éditeurs membres du groupe BD du SNE, les relevés interviennent le plus souvent deux fois par an. Est-ce qu’il peut y avoir des retards, est-ce que des auteurs sont contraints de demander leurs relevés ? Cela peut arriver, quand un éditeur traverse une période de turbulence. Mais là aussi, il ne faut pas en faire une généralité : la majorité des structures font le nécessaire pour honorer leurs obligations et sans attendre d’être relancées.
Ce qui pose question, c’est l’image de l’éditeur qui aurait la vie simple, et se contenterait d’imprimer les livres et d’empocher les recettes des ventes. C’est bien méconnaitre notre travail. Avec des résultats qui varient, suivant les maisons, qui sont d’ailleurs très différentes les unes des autres. Nous sommes dans un écosystème où chacun apporte sa contribution : les maisons alternatives par exemple en défrichant, repoussant les limites, testant des approches…
Et certains auteurs aujourd’hui reconnus ont démarré dans ces maisons, avant d’évoluer vers d’autres, plus grandes, qui leur ont accordé plus de moyens.
© David Bou Aziz
Aujourd’hui, dénombre-t-on plus de personnes qui travaillent dans les maisons d’édition, alors que la production a considérablement augmenté en trente ans ?
Moïse Kissous : Je n’ai pas de chiffres sur le sujet, mais nous savons par contre que le nombre de maisons d’édition BD a progressé très significativement, donc on peut penser que oui. Cela ne signifie pas pour autant que tous parviennent à vivre de leur activité d’éditeur, il serait probablement intéressant de mener une recherche sur le sujet.
Comment accompagner correctement un auteur, alors qu’ils doivent multiplier les contrats chez différents éditeurs ? Un problème de cohérence se pose, non ?
Moïse Kissous : Il y a le désir, et la réalité : toute maison voudrait accompagner ses auteurs le plus longtemps possible. Seulement, les chemins peuvent diverger, sans que ce ne soit un désaccord ou une fâcherie. L’auteur souhaite orienter son œuvre vers d’autres horizons, qui ne correspondent plus à la ligne de son éditeur. Ou inversement.
Peut-être se retrouveront-ils sur d’autres projets d’ailleurs. Cela n’a, en somme, rien de malsain. Mais nous ne sommes plus dans une période où un auteur est certain de faire toute sa vie chez un même éditeur, que ce soit sa décision ou celle de l’éditeur.
Moïse Kissous : Certains d’entre nous ont pu faire preuve de maladresses ou avoir été mal compris. Mais nous sommes tous investis. Se rendre à la rencontre de jeunes talents, à Angoulême, à Lyon, c’est se tourner vers l’avenir. Parfois pour dire que le moment de la publication n’est pas venu, qu’il faut travailler encore. C’est là notre métier. Mais d'autres fois pour avoir le bonheur de découvrir un nouveau talent.
Autre chose : nous sommes dans une époque qui laisse accroire que tout le monde peut se lancer. Et l’offre est devenue très riche. Les éditeurs n’ont pas décidé du jour au lendemain de gonfler artificiellement leurs catalogues avec de nouveaux projets. Ce sont des propositions reçues qui nous ont séduits et ont modifié sensiblement ce qu’est la BD aujourd’hui. Aucun d’entre nous ne s’est dit, “Hop, je passe à 50 albums de plus !”. Il faudrait rappeler parfois combien de projets nous recevons, et combien nous en acceptons, cela représente à peine quelques pourcents du total…
Moïse Kissous : Sauf qu’aucun livre ne peut recevoir le même traitement. Voilà un autre biais : chaque fois qu’un éditeur s’exprime, il est pointé du doigt, caricaturé, mis à l’encan, via les réseaux sociaux. Aucun dialogue sérieux n’est possible. Or, ce n’est pas parce que nous ne détaillons pas tout ce qui est fait que l’on ne fait rien. De même, comment passer notre temps à informer les auteurs, sans que cela ne se répercute sur le travail qui est à faire ? L’enjeu est de trouver un équilibre.
Revenons à l’accompagnement : une BD, du côté de l’éditeur, c’est de l’investissement, de l’analyse, une discussion d’équipe, de l’accompagnement… du temps. Les projets que nous retenons, le marketing, les relations presse les examinent, pour définir des stratégies. Ce n’est jamais parfait, mais nous réunissons des personnes avec des compétences et du talent : beaucoup veulent faire nos métiers, car ce sont des métiers qui portent du sens et, dans le domaine de la BD, intègrent une dimension artistique, mais ils ne sont pas accessibles à tous.
Quand des choses magnifiques ne trouvent pas leur public, est-ce systématiquement la responsabilité de l’éditeur ? Je ne crois pas : l’alchimie nécessite différents éléments, qui s’alignent, ou non.
Moïse Kissous - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Quant aux moyens, ils s’adaptent au cas par cas : un best peut nécessiter une campagne d’affichage. Un auteur inconnu, quel en serait le résultat ? Tous les éditeurs ont expérimenté un soutien promotionnel très fort à un livre qui fait un flop et inversement le livre inattendu qui fait son chemin dans le temps, il n’y a pas de recette toute faite du succès.
Par contre, le cocktail et les ingrédients, les éditeurs les connaissent : nous sommes des horlogers du livre, et n’importe qui ne peut pas faire ce que nous réalisons. Le métier implique de la précision, de l’apprentissage, quotidien presque et un dosage point par point. Or, même ainsi, on peut se planter.
D’ailleurs, il faut tordre le cou à l'idée que les livres vont et viennent dans le circuit : il y a effectivement des livres qui réussissent rapidement à trouver leurs lecteurs et d’autres qui repartent rapidement des librairies. mais il en existe un certain nombre qui trouvent leurs lecteurs sur la durée. Il ne faut pas minorer le rôle du libraire qui joue un rôle important dans la réussite de ce type de livres. Et moins encore, les pointer du doigt en disant qu’ils captent 30 à 40 % de la valeur d’un livre alors que leur rentabilité est faible.
Dans le même esprit, lorsqu’un éditeur BD tient le même discours sur une rentabilité pas si élevée, on doute de sa parole. Alors, lorsque le chiffre d’affaires est plus élevé, les bénéfices semblent plus importants, mais nos marges sont réinvesties. Je ne crois pas que beaucoup de dirigeants de maisons d’édition BD aient la possibilité de se verser des dividendes. En revanche, j’insiste, pourquoi mettrions-nous du temps, de l’argent, pour laisser un livre se planter ? Aucun éditeur sérieux n’a cette bêtise. Les auteurs peuvent en éprouver l’impression, mais c’est inconcevable.
Une seconde : pourquoi publier un livre si l’on n’est pas totalement certain de pouvoir l’accompagner ?
Moïse Kissous : L’idée est de le faire. J’ignore si tout le monde y parvient. Il peut surtout arriver qu’on n’y parvienne pas comme on le souhaiterait. Mais aucune maison ne mettrait de ressources de productions juste pour jouer au loto, en disant : “On verra bien...”
Dans le cas de séries installées – contre-exemple –, une certaine mécanique s’enclenche, un lectorat fidélisé, etc. Dans ce cas, les actions peuvent intervenir plus ponctuellement, et plutôt sur le fonds. Car n’oublions pas que le catalogue représente une assise importante — même s'il arrive qu'il ne corresponde plus aux attentes.
Bien entendu, il y a des choses à améliorer. Les éditeurs ne sont pas conduits par des intérêts catégoriels. Maladroits, oui peut-être parfois, discrets, aussi — parce qu’ils ont souvent le sentiment que, quoi qu’ils disent, ils ne peuvent pas être entendus. Nous devrions plutôt nous entendre sur des règles élémentaires de dialogue et sortir de la police de la pensée.
Comment comprendre la situation actuelle alors ?
Moïse Kissous : Voici quelques chiffres issus de la base GfK : en 2017, 260 titres avaient vendu plus de 10.000 exemplaires sur 3221 nouveautés parues dans l’année — nous parlons strictement de production dite franco-belge. Contre 217, en 2008, avec 3095 nouveautés. Depuis dix ans, la progression de l’offre est ralentie, et j’ai le sentiment que l’on se fourvoie sur les analyses : les maisons historiques ont agi avec responsabilité.
D’autant qu’entre 2008 et 2018, nous sommes passés de 80 éditeurs à 130 réalisant plus de 100.000 € de CA.
Parlons de ce fameux point mort par titre. Non pas celui de l’avance, mais celui des frais de structure…
Moïse Kissous : Il est tellement variable d’un livre à l’autre ! Et quand je rentre dans les détails, on me dit que c’est inaudible. Le groupe BD du SNE a le désir de partager des données sur la rentabilité des BD pour arrêter la propagation d’idées fausses qui entravent la bonne compréhension de ce qui se passe.
Parce qu’en réalité, il n’existe pas “les auteurs” et “les éditeurs” dans l’absolu. Tout cela revient à essentialiser les personnes, et figer la situation. Il faut avant tout tenir compte de ce qu’il y a une grande variété de situations et qu’il n’y a ni indifférence, ni cynisme de la part de la grande majorité des éditeurs BD.
Alors, on va tout se dire, les uns les autres ?
Moïse Kissous : Je suis partisan de la transparence sur les données de marchés, mais aussi que tout ne soit pas présenté comme noir et insupportable. Montrer un tableau équilibré. Rappelons que les grands groupes qui sont pointés du doigt par certains – et dont je peux d’autant mieux parler que je n’en dirige pas un – ont aussi mis au point des outils, comme la diffusion et la distribution, qui permettent à des éditeurs plus petits de pouvoir diffuser leurs titres. Ils ont pour grandir pris des risques avec des auteurs, français comme étrangers, et ont participé à donner à la BD l’importance qu’elle a aujourd’hui.
© Rémy Catt
Mais dire que le secteur est dur, quand il y a des rachats (ie : Seuil/La Martinière, par Média Participations), c’est une drôle de pilule à avaler… Si les rachats de maisons se font par croissance externe, c’est qu’il y a des marges qui se dégagent. Si ce sont des investisseurs qui interviennent, c’est qu’ils croient aux marges à dégager…
Moïse Kissous : Plusieurs structures ont tenté de se développer dans la BD sans y parvenir, vous avez fait l’écho dans Actualitté cette semaine d’une maison qui a dû déposer le bilan. [Ndr : les éditions du Long Bec]
Pour ce qui est de la croissance externe, très peu de maisons en ont les moyens, et encore moins d’investisseurs extérieurs au métier s’intéressent à l’édition en général et à la BD, ils préfèrent investir dans des activités bien plus prévisibles et à potentiels de croissance plus limpides à court terme. On ne choisit pas l’édition pour faire fortune et très rares sont celles qui se sont construites dans l’édition BD au regard du nombre de maisons d’édition qui ont pu exister ou existent encore.
[NdR : lors de ses vœux, Vincent Montagne a évoqué les difficultés des éditeurs en France. 74 % des maisons d’édition sont en difficulté, et sur les 720 qui sont membres du SNE, la moitié réalise moins de 350.000 € de chiffre d’affaires. De quoi inviter à réfléchir à la création d’un « fonds d’aide aux éditeurs défaillants à l’égard de leurs auteurs », indiquait-il]
Moïse Kissous : Je ne peux pas m’exprimer pour les autres. Dire que le financier décide, c’est aller loin. Et les éditeurs sont humains : leur propos peut dépasser leur pensée. En revanche, négliger le financier est impensable : personne ne fait n’importe quoi. Les éditeurs qui trient, cela n’a rien d’une plaisanterie. La philosophie n’a pas changé : publier, c’est choisir.
Que les auteurs demandent une relation forte avec leur éditeur, c’est normal, et nous tentons de satisfaire tout le monde. À ce titre, je ne crois pas que passer de 10 à 5 titres améliorerait les relations, au contraire. En fait, la liberté de publier est un objet à chérir, et les logiques malthusiennes n’ont aucun sens. Quand un éditeur publie, il sait ce qu’il fait. D’ailleurs, qui déciderait de contingenter les livres ?
Enfin, les lecteurs ont changé : les séries tout public de jadis ont laissé place à des séries plus variées, à destination de lecteurs diversifiés. Le collectionneur homme d’avant correspondait à une offre. Depuis, on produit plus de titres, parce que l’on s’adresse à des publics plus segmentés.
En somme, on passe dans les années 90 de 500 BD, une offre « triste », mais assurant de meilleurs revenus, à 5500 en 2019, mais qui font vivre moins d’auteurs ?
Moïse Kissous : À cette époque, l’album représentait une récompense, parce que même sur le déclin, les journaux qui prépubliaient étaient encore forts. Nous avons désormais beaucoup plus d’auteurs et de toute évidence, on ne peut pas se satisfaire de la situation. Je ne sais pas si désormais, moins d’auteurs gagnent leur vie que trente ans auparavant : la réalité, c’est que des centaines d’autres ont du mal à boucler leurs fins de mois, et nous n’avons pas encore de solution pour cela.
Sauf qu’il est trop simple de pointer la responsabilité sur les éditeurs. Et au final, la croissance des titres n’est pas si grande, en regard du nombre de maisons nouvelles.
© TB & Wikto
Moïse Kissous : Personnellement, je refuse les solutions trop faciles sur le papier et trop évidentes. Dire oui à une hypothèse dont on se rendra compte dans trois ans des méfaits, ce n’est pas élogieux. Nous avons, avec mes confrères, décidé de monter les Assises de la bande dessinée. Ce n’est pas une solution à tout, mais elle peut apporter un échange constructif.
Que penser du refus du SNE de légiférer sur une rémunération minimum ?
Moïse Kissous : Il faut poser votre question à Vincent Montagne qui préside le SNE. [NdR : Vincent Montagne n’aurait pas refusé la rémunération minimum : il sous-entendrait que les échanges peuvent se dérouler entre auteurs et éditeurs, comme dans le cadre des négociations entre CPE et SNE. Le passage législatif ne serait pas utile.]
Évoquer le CPE revient à parler de la représentativité des artistes auteurs, au cœur du rapport de Bruno Racine.
Moïse Kissous : Oui. À ce sujet, il n’existe pas de position monolithique. Les éditeurs qui souhaitent s’exprimer le font, pas au nom de tous. Chacun a la faculté de présenter son point de vue et sa position. Mais il est faux de dire comme je l’ai lu que nous serions tous vent debout contre ce rapport. Comme tous les rapports, il présente des aspects avec lesquels on peut être d’accord et d’autres qui en l’état sont peu compréhensibles ou discutables et doivent être a minima étayés.
Moïse Kissous : Quand on choisit d’accompagner un auteur et de publier son livre, on ignore son avenir. Ce qui importe, c’est l’envie de publier. Mais une donnée existe : quatre livres, avec des genres et des publics différents, toucheront plus de lecteurs que trois livres de genres et publics distincts. En réalité, supprimer l’un des quatre ouvrages ne fera pas augmenter les ventes des trois autres. Parce qu’en délaissant un segment, les lecteurs se dirigeront vers d’autres formes d’activités, de l’ordre du divertissement. Dire que l’on publie trop est une rengaine ancestrale…
Antoine Gallimard, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Moïse Kissous : Absolument pas. Contrairement au hasard de la loterie, nous accompagnons les ouvrages. On ne sait pas ce qui va marcher, c’est certain, mais le loto est une image totalement fausse.
Ce serait plutôt une course hippique, où chacun investit sur son poulain, en croisant les doigts ?
Moïse Kissous : Je n’aime pas non plus cette image, d’autant que gagner, cela revient à quoi ? L’enjeu, c’est que ce que l’auteur a fait soit partagé avec le plus grand nombre, que le résultat soit satisfaisant pour lui et nous. Et si ce n’est pas le cas au premier livre, ce le deviendra au suivant, ou après, ou chez un autre éditeur. Mais chacun aura contribué à apporter sa pierre.
Mandela disait : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends. » C’est le cœur de notre métier, et de la relation. Partenaire, ami, psychologue, défouloir… l’éditeur écoute, guide, ou pas, selon les besoins du créateur. Il est complexe pour tout le monde de trouver sa place, il ne faut pas pour autant renoncer à trouver une solution. Sauf qu’elle doit arriver dans un climat de respect, sans que l’on brocarde sans cesse.
Qu’en est-il de la question de la dédicace rémunérée ?
Moïse Kissous : Sujet délicat. Nous sommes défavorables, pas pour être dans le plaisir du blocage. D’ailleurs, nous avions formulé des propositions alternatives, dont on nous a répondu [NdR : le Snac BD], qu’elles n’intéressaient personne. En l’occurrence, nous pensions que dans certains salons, il serait préférable que l’on octroie aux auteurs des espaces pour vendre leurs planches au public, une action qui compléterait leurs revenus.
Manifestement, nos interlocuteurs étaient accrochés à leur idée, et nous n’avons pas pu avancer. Pour un éditeur, le coût d’une manifestation est déjà extrêmement élevé, en termes de déplacement, logistique, etc.
Alors, tout le monde est payé, sauf l’auteur qui fait venir le public ?
Moïse Kissous : Je comprends ce point, bien entendu. Sur le fond, si nous éditeurs n’étions pas persuadés des effets retors, nous pourrions avancer. Mais j’aimerais trouver d’autres solutions.
Par effet retors, c’est l’invitation des seuls best-sellers, critique qui fut formulée par les organisateurs de manifestations, quand le CNL a conditionné ses aides à la rémunération des auteurs… Mais Cassandre s’est trompée pour le coup.
Moïse Kissous : Alors, oui, dans ce cas de figure, cela se comprend aussi. Mais si la Sofia et le CNL apportaient des garanties sur une période longue, alors nous pourrions l’imaginer plus sereinement. Sauf qu’un détail demeure : les organisateurs de festivals ne sont pas des vendeurs de livres. Leur offre éditoriale prime, quand les maisons, dont les stands sont souvent tenus par des libraires, ont aussi des objectifs de ventes. Le risque est plus réel de ne voir que des bests — et la question s’est sincèrement posée au groupe BD du SNE.
Comment analysez-vous la crise contemporaine, plus globalement ?
Moïse Kissous : Dans le rapport Racine, l’unanimité se fait sur la question sociale : la responsabilité de l’État et sa légèreté dans le traitement de l’Agessa sont évidentes. D’ailleurs, les éditeurs ont toujours été aux côtés des auteurs sur cette question. Comme quoi, nous ne rejetons pas en masse le document.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0 - manifestation lors du FIBD d'Angoulême 2020
Corollaire : les gouvernements se succèdent, et les ministres de la Culture ont du mal à se faire entendre de leurs collègues des Affaires sociales et des Finances. Nous ne pouvons qu’espérer de réelles annonces ce 18 février — et on comprend bien que ces problématiques ont largement contribué à agacer les auteurs et créer des tensions.
Sur la surproduction, j’ai déjà évoqué le point. Nous sommes dans un métier de prototype, plus que par le passé. S’il continue de se produire des séries, c’est particulièrement vrai en jeunesse, le one shot prend une place de plus en plus importante.
Sur la standardisation de la production, là, je suis en désaccord : aujourd’hui, il faut présenter de beaux albums. Les frais de production ont peut-être baissé par rapport à il y a 30 ans, mais les fabrications doivent être plus soignées qu’avant, par exemple la couverture présenter une dorure, un vernis ou une découpe, pour se faire remarquer en librairie. Les livres se ressemblent de moins en moins et ne permettent plus d’avoir les économies de standardisation que l’on pouvait trouver il y a 20 ou 30 ans.
Et s’il semble sur le papier plus simple de créer des séries, cela n’entraîne pas une plus grande prévisibilité : l’attention doit être constante.
Moïse Kissous : Elle existe, et je la déplore. Les Assises permettront d’ouvrir quelque chose. Personnellement j’aimerais bien avoir une idée claire de ses origines. Je constate tout de même que les éditeurs n’ont pas assez communiqué, individuellement aux auteurs et collectivement, sur leurs actions.. En revanche, j’ai des pistes de réflexion à partager, mais je n’ai pas d’idée arrêtée sur les solutions à apporter.
Moïse Kissous : Plusieurs exemples attestent que nous ne sommes pas restés totalement inactifs. À titre personnel, j’ai initié en 2013 les 48 H BD, suivies cette année par 13 éditeurs, dans 1500 librairies. Le projet est simple : trouver de nouveaux lecteurs, avec des auteurs systématiquement rémunérés pour les animations proposées. Pour 2015, je ne peux pas dire : je venais de rejoindre le groupe BD du SNE, et pas en responsabilité.
En revanche, le constat reste le même : collaborer avec les libraires généralistes pour accorder plus de place à la BD. C’est un axe-clé, et nous avons échangé avec la profession lors des Rencontres nationales de la librairie, proposant des études sur l’évolution du lectorat, la féminisation, et d’autres sujets. Peut-être la BD n’avait pas alors la place qu’elle méritait chez les généralistes. Mais tout cela est de longue haleine, avec des résultats qui n’interviennent pas du jour au lendemain.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0 - manifestation au Salon du livre de Paris, mars 2015
Ce serait simplement un manque de communication ?
Moïse Kissous : Les éditeurs ont fait aussi un gros boulot pour développer les cessions internationales et audiovisuelles : création de la French comics association pour développer les cessions aux US (qui ont une belle progression, mais je n’ai pas les chiffres avec moi là), participation à davantage de salons dans le monde, encouragement et soutien à l’extension du centre de droits à Angoulême. C’est un bon moyen de compenser la baisse ou stagnation des ventes pour les segments de la BD qui n’ont pas fait partie de la hausse des ventes (vs manga, bd jeunesse, romans graphiques).
Pour le volet scolaire, nous avons mis en place un guide, suite au rapport remis à l’Éducation nationale, pour montrer comment la BD peut servir en classe. Voilà deux ans, nous les avions approchés, sans aucun résultat : ils ne voulaient pas en entendre parler. Cette fois, la réussite du guide montre qu’il y a une écoute et une excellente réception chez les enseignants.
Comme Bruno Patino l’avait souligné durant les assises de l’édition numérique, l’économie de l’attention est brusque, elle évolue rapidement. Élargir le lectorat et donner envie de lire n’est pas si simple. Surtout qu’au cours des dernières années, c’est avant tout le manga qui a apporté une grande partie de la création de valeur.
Moïse Kissous : Attention, un éditeur de manga a une vraie valeur ajoutée, dans l’identification, le repérage et l’accompagnement des ouvrages. La BD est un genre en très forte croissance, mais si on enlève Astérix, la jeunesse, le roman graphique et le manga, le reste souffre — et pas d’un manque d’effervescence.
Même si on augmente le nombre de lecteurs de mangas, il n’est pas assuré qu’on opère par ruissellement sur les autres genres. Et si l’on n’avait pas le manga, on perdrait une grande partie du jeune lectorat ado/jeune adulte…
Comment l’aspect économique ne vient-il pas en premier lieu, pour expliquer cette crise de confiance ?
Moïse Kissous : Nous souhaitons travailler à une meilleure information sur les réalités économiques de la BD. Parmi les axes de progrès et qui débordent du cadre de la BD, le SNE travaille en faveur d’un accès des auteurs en temps réel aux données d’écoulement.
Moïse Kissous : Nous manquons d’informations précises en réalité…
Sauf que le système de prêt bancaire, que représente l’avance fournie par l'éditeur, s’étiole…
Moïse Kissous : Sur la comparaison avance et prêt, il y a une différence majeure, c’est que l’avance est amortissable sur les droits, mais elle est non remboursable : c’est le risque pris par l’éditeur, et il n’est pas neutre puisque beaucoup de titres ne couvrent pas les avances, variable d’un éditeur à l’autre selon les avances qu’il consent. L’éditeur doit trouver le juste équilibre entre point mort de l’ouvrage (qui inclut ses frais de structure) et niveau d’amortissement de l’avance. Nos contrats stipulent d’ailleurs “non remboursable”.
[NdR : le rapport Racine souligne que « le régime juridique de l’à-valoir n’est pas clair. Théoriquement, il constitue une avance sur les droits que l’artiste-auteur pourrait tirer de l’exploitation de son œuvre. Aussi, en cas d’abandon du projet ou d’un nombre de ventes inférieur aux projections réalisées, l’éditeur serait en droit de demander à l’artiste-auteur de rembourser cette somme ».]
ActuaLitté, CC BY SA 2.0 - manifestation au FIBD, janvier 2015
Moïse Kissous : On l’a évoqué, il y a environ 250 titres BD par an qui se vendent à plus de 10.000 Exemplaires. Il y a une polarisation des ventes de BD qui se traduit aussi par une polarisation des revenus des auteurs. La situation est un peu différente du côté des éditeurs où les plus importants ont perdu depuis 10 ans des parts de marché au bénéfice de nouveaux éditeurs ou d’éditeurs de taille moyenne qui se sont développés.
L’accroissement très fort de la concurrence entre éditeurs a ceci d’intéressant qu’elle joue en faveur des auteurs dont la singularité, le talent est repéré et/ou dont les ventes de livres commencent à passer au-dessus de la moyenne. Elle peut amener à une polarisation des moyens des éditeurs en faveur de ceux-ci. On retrouve cela dans tous les métiers de création et ce n’est pas nouveau.
La question est de savoir quelles solutions peuvent être identifiées pour accompagner ceux qui ne sont pas encore dans cette situation. C’est une question de solidarité qui est posée et en cela elle fait écho à de nombreux sujets posés aujourd’hui dans nos sociétés.
L’implication des auteurs ne serait-elle pas meilleure, avec des pourcentages revus à la hausse et un seuil de progression plus rapide ?
Moïse Kissous : C’est à chaque éditeur de décider de sa politique en la matière, en fonction entre autres de ses capacités économiques, sachant que c’est un atout compétitif dans un univers concurrentiel. Mais la question des droits concerne avant tout ceux dont les ventes permettent de dépasser les avances, ce qui n’est pas la majorité des cas en BD. Cela ne répondra pas en tout cas à l’enjeu des auteurs dont les œuvres n’ont pas atteint les lecteurs.
Ndlr : Franck Riester, ministre de la Culture, a annoncé qu'il présenterait ce 18 février les mesures découlant du rapport Racine.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
4 Commentaires
Solzasco
17/02/2020 à 12:38
Merci pour les relances insistantes et les questions précises, de la Rédaction. Auxquelles cet expert en langue de bois se garde bien de répondre sinon en prétextant des maladresses de certains éditeurs... sans doute les mêmes que les "n'importe qui " incapables de faire "notre métier" et patin couffin. Quant à la comparaison avec le métier d'horloger, elle vient à point nommé souligner le vrai changement d'époque en cours: de même que jadis l'horlogerie traditionnelle a disparu avec l'arrivée des circuits électroniques, de même l'édition doit impérativement s'adapter à l'arrivée du numérique. Ce ne sont pas seulement les éditeurs, mais tout autant les libraires les diffuseurs et les distributeurs qui vont devoir évoluer, volens nolens, face à l'irruption annoncée - et déjà en cours - des moyens numériques permettant notamment l'impression à la demande...
Jean-Paul NADDEO
17/02/2020 à 15:56
Un des gros problèmes est que aujourd'hui, on publie près de 65.000 titres par an
L'Edition est le seul métier ou on augmente l'offre quand la demande diminue.
A la fin des années 70 on publiait 17.000 titres/an En 2000 on passait le cap des 30.000 titres/ans…Aujourd'hui près de 65 000 titres /an. Pas un libraire est capable ''d'absorber'' un tel flux Comment les éditeurs peuvent t'il défendre une telle quantité de nouveautés et s'occuper de leurs auteurs ? Le taux des retours d'invendus flirte souvent avec les 40%, quelle gabegie ! Si j'en crois ma libraire les acheteurs de livres ont en majorité plus de 55 ans, les jeunes sont sur les tablettes,les téléphones très chronophage et ne prennent plus le temps d'ouvrir un livre. Il serait temps que l'on ai une vrai politique envers la lecture que l'on redonne l'envie de lire Sujet pas simple je vous l'accorde !
Black Bullet
01/03/2020 à 07:02
C'est pas seulement le livre mais aussi le Cinéma : https://alain.le-diberder.com/cinema-en-salles-tout-va-tres-bien-madame-la-marquise/
la vidéo souffre :down: : https://www.zdnet.fr/blogs/digital-home-revolution/la-video-physique-limite-la-casse-en-2019-39899519.htm
(je juge pas, je suis largement au dessus de 3h14 mais rien sur portable (j'en ai pas)) mais Internet : le mobile prend le pouvoir : https://www.zdnet.fr/blogs/digital-home-revolution/internet-le-mobile-prend-le-pouvoir-39899787.htm
Je me demande quel est le bilan du Pass Culture :question:
Black Bullet
01/03/2020 à 07:13
Enterrer le Pass Culture mais pas son diagnostic : https://www.franceculture.fr/emissions/la-theorie/la-theorie-du-jeudi-06-fevrier-2020