Fort de ses 37 éditions, le Livre sur la Place fait figure d'institution littéraire dans le Grand Est, avec un revers pour cette médaille : on prend les mêmes et on recommence, résument certains observateurs. Heureusement, la cité ducale abrite des empêcheurs de tourner en rond, qu'il était possible de croiser à quelques mètres de la Place Carrière, à la MJC Lillebonne ou dans la rue Stanislas. Microédition et maxi ambitions ont permis de varier les expériences littéraires.
Le 14/09/2015 à 08:03 par Antoine Oury
Publié le :
14/09/2015 à 08:03
L'Enfer, festival de la microédition, à la MJC Lillebonne, Nancy
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Dans cet Enfer-là, les différents niveaux correspondent aux étages de la verticale MJC Lillebonne, et la bière coûte 2 ch'touilles, dont le taux de change correspond à celui des euros : qu'est-ce qu'on attend pour s'y faire emporter ? Malgré l'aspect inaccessible de la microédition pour le néophyte, les six coorganisateurs de la première édition du festival accueillent bras grands ouverts. « Dans le Grand Est, ce type d'événement manquait », note l'un d'entre eux, Antonin. « Il y a déjà de quoi faire à Strasbourg, mais la microédition a besoin de se faire connaître des gens. » La demande était visiblement au rendez-vous : le festival a été financé haut la main via Ulule.
Vu le public attiré par le Livre sur la Place, l'occasion était trop belle : « Avec le Livre sur la Place, on représente deux visions différentes du livre, mais deux visions complémentaires », explique Nathalie. À quelques mètres de la MJC, la rentrée littéraire bat son plein, grosse artillerie journalistique et institutionnelle comprise : cette première édition du festival de la microédition a adopté les mêmes dates que le Livre sur la Place. « La microédition, c'est déjà un livre fait main, imprimé à la main, conçu à la main » commence Franck... Rapidement coupé par Nathalie : « L'essentiel, c'est que c'est autonome, quelque chose que l'on produit soi-même avec ses propres moyens. Et ce sont des oeuvres qui ne passent pas par les grands réseaux d'édition, de distribution, de diffusion... »
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
De fait, les tirages sont souvent limités, mais les possibilités, illimitées : « Le livre fait main, c'est du livre libre », reprend Antonin. « Dans une maison d'édition, il y a un grand nombre de contraintes, graphiques, économiques... » Parmi les 15 structures invitées pour cette première édition, la plupart se présenteront à la fois comme éditeur et auteur de leurs créations : l'autoédition est de mise.
C'est le cas pour L'épluche doigts, maison de microédition créée il y a 10 ans à Lyon par Céline Thoué et Pierre Abernot : l'atelier des deux artistes expose ses créations, livres, affiches ou cartes postales, dans différents salons de France et des environs, Belgique, Espagne et Suisse. « Nous explorons tous les champs de la gravure : linogravure, gravure sur bois, taille-douce... Nous faisons tout à la main, on creuse avec des gouges, on créé des matrices, on imprime à la main », détaille Céline Thoué. Avec le Do It Yourself en guide.
Si l'on parle d'édition, même micro, les ambitions sont tout autre que celle de l'acception habituelle : « On préfère le rendu, rentrer dans un autre temps que celui de l'industrie du livre, qui est entrée dans une production insensée. La lenteur d'exécution, de rendu, nous permet de mener une réflexion sur nos gestes artistiques et plastiques. » Quand les imprimeurs se débarrassent de leurs caractères typographiques, les microéditeurs guettent, et récupèrent ces fragments d'un artisanat. Comme le souligne elle-même l'auteure, les textes n'ont pas vocation à raconter, mais simplement à exister, à s'imprimer : slogans, superposition de signes et d'images sont les plus prisées.
Sur le stand de L'épluche doigts (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
« On souhaite aussi montrer que la microédition, c'est l'origine du livre tout court, celui qui est montré au Livre sur la Place. Je pense notamment à Jochen Gerner, qui présente désormais sa monographie aux éditions B42, sur le salon », souligne Olivier, un des coorganisateurs, représentant de l'association SprayLab. Si certains tirent leur épingle d'un jeu méconnu, l'expérience se vit malgré tout en souterrain : « C'est un mot que nous n'aimons pas forcément, mais il y a un réseau underground, fait de librairies spécialisées, qui diffuse du livre fait à la main, notamment dans les salons », ajoute Antonin.
Aurélie Amiot, directrice artistique de la Galerie Modulab, fait partie de ceux-là : depuis Metz, elle accueille dans ses locaux des artistes, et leur propose financement et diffusion pour leurs créations, un peu comme une résidence. « Parallèlement au studio de production, la galerie nous permet d'organiser des expositions, dans le champ de l'image imprimée, du dessin contemporain, de l'estampe et de l'édition d'art » explique Aurélie Amiot. Une fois les oeuvres réalisées, la galerie produit des « multiples », qui ne dépassent généralement pas les 30 exemplaires, répartis entre la galerie et l'artiste. Chacun dispose de ses exemplaires, et tirera le profit de ceux qu’il aura vendus.
Les multiples de la Galerie Modulab (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
La galerie Modulab bénéficie d'aides publiques de la part de la DRAC Lorraine, de la région, du département et de la ville de Metz, mais certains poussent l'autonomie jusqu'à refuser les subventions. Dans tous les cas, l'argent ne coule pas à flot, mais les tarifs ne sont pas pour autant prohibitifs : cartes postales, affiches ou sérigraphies sur textile mettent la microédition et ces arts manuels à la portée des budgets. Certaines productions à base de techniques particulièrement ardues sont plus « cotées », mais la rareté des productions (rarement plus d'un millier d'exemplaires) ne génère pas forcément de prix prohibitifs.
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« De toute façon, si l'on calculait le prix de ces oeuvres au coût horaire, il faudrait souvent un emprunt pour se les payer », s'amuse Antonin. L'essence de la microédition, c'est la passion, de l'huile de coude et une pointe de bénévolat pour la propulsion. Central Vapeur organise ainsi chaque année les 24 Heures de l'Illustration, sur le modèle des 24 Heures de la Bande Dessinée, avec l'aide d'une centaine de bénévoles. « Central Vapeur est une association un peu particulière, puisque nous organisons avant tout des événements, et l'édition vient ensuite, avec les catalogues », détaille Fabien Texier, salarié de l'association.
Pour l'édition 2014, entre autres événements, deux artistes se sont questionnés et répondus, le Suisse Ibn Al Rabin et le Strasbourgeois Nikol. « Le but, c'est surtout de montrer ce que font ces gens », précise Fabien Texier. Pour rapprocher le public des techniques souvent ancestrales, « modernisées par le geste de l'artiste », L'Enfer a accueillie tous les chanceux damnés à des ateliers d'impression sur textile, d'impression tampon et d'écriture oulipienne.
Les tirages Riso (copieur qui offre un rendu proche de la sérigraphie) des dessins de Ibn Al Rabin et Nikol
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Expositions et affichages sont prisés par les professions (illustrateurs, microéditeurs, imprimeurs, graphistes... « Les gens sont souvent pluridisciplinaires dans ce secteur », souligne l'un des intéressés), mais sont également nécessaires à la survie de ces activités. Le site DIYzines est un aggrégateur de référence pour les festivals, salons, expositions et autres dates marquantes. Il y a forcément de quoi être impressionnés près de chez vous...
Comme une fenêtre sur l'exécution minutieuse : une autre s'est ouverte récemment rue Stanislas, là aussi à quelques mètres du Livre sur la Place. Enfin, il s'agit plutôt d'une vitrine, celle d'un magasin de cadres délabré, rénové à la force des bras et un peu, aussi, du financement participatif. Les 3 cofondateurs de cette « vitrine artistique », La Factorine, s'échinent chaque soir, entre 18h et 20h, pour une performance live nommée « Usage Usure ».
La Factorine, rue Stanislas à Nancy (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Sous les yeux des passants, Camille, Téodora et Rémi couvrent les murs de leur vitrine artistique du mot « usure » pour figurer l'usage du lieu, destiné à accueillir des expositions, et, surtout, des créations in situ. « Le but est de fatiguer le lieu, que nous venons de rénover, et nous-mêmes, qui allons l'occuper avant les autres artistes », explique Camille. Le recours à l'écriture systématique, sous l'oeil de la rue, permet d'atténuer la retenue des passants vis-à-vis des auteurs au travail : « L'écriture d'un seul mot répété rappelle aussi la punition, c'est beaucoup moins ludique qu'un dessin ou qu'une peinture », souligne Rémi. « Et c'est accessible à tous ceux qui s'arrêtent pour observer, mais le feraient-ils pour autant ? »
À l'intérieur de la Factorine, l'oeuvre s'écrit (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Un dernissage — l'ultime moment pour contempler l'oeuvre terminée — sera organisé le 25 septembre prochain, puis la vitrine reviendra à un autre artiste, de la région ou d'ailleurs. Le lieu dispose, en plus de la vitrine, d'un grand atelier de 40 m2, et d'un autre, plus petit, tandis qu'une cour intérieure accueillera les visiteurs. Ce week-end à Nancy, même si le Livre sur la Place a tendance à capter l'attention, les intentions n'ont pas manqué.
En bonus, le documentaire de Francis Vadillo sur la microédition et le DiY, Undergronde :
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