Mon cher Hervé, je viens de relire Jacques le Fataliste et son maître. Je me souvenais que c’était original et drôle, mais peut-être un peu creux. Non, ce n’est pas creux, et c’est extrêmement original et drôle. J’ai eu beaucoup de plaisir à reprendre ce texte qui est à la fois théâtre, roman, essai : Diderot a réussi à me faire « marcher », ou plutôt trotter, sur 240 pages, format « Pléiade ». 240 pages d’humour !
Le 24/02/2013 à 14:30 par Les ensablés
Publié le :
24/02/2013 à 14:30
Par Laurent Jouannaud
Jacques et son maître voyagent à cheval et discutent : Diderot raconte tantôt leur voyage, tantôt leur conversation, interrompant l’un par l’autre aussi souvent qu’il en a envie. Le maître veut connaître l’histoire des amours de Jacques : « Tu as donc été amoureux ? - Si je l’ai été ! » Mais où et quand commence une histoire d’amour ? Si tout ce qui arrive est écrit là-haut, comme le pense Jacques qui est déterministe, alors, de cause en cause, il faut remonter très loin en arrière pour tout événement !
Jacques commence par ce fameux jour où il s’est enrôlé (après une dispute avec son père), où il a rencontré le capitaine (son premier maître), où il a été blessé et… mais son maître actuel s’endort. C’est alors que Diderot entre en scène : « Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! »
Diderot vient empêcher son lecteur de se faire des illusions : cette histoire, c’est de la littérature ; ce roman, c’est une pure invention. Curieusement, cet aveu donne du sel au récit : je m’intéresse maintenant autant à la fabrication du texte qu’à l’histoire des deux voyageurs. Avec Diderot, nous sommes bien au XVIIIe siècle, ce siècle qui a miné toutes les croyances. Il fait nuit. Ils bivouaquent. Et le lendemain, Jacques reprend son récit. Il raconte comment il a été blessé au genou (il y a vingt ans !), une blessure qui forme « un chaînon de la gourmette » que constitue une vie. Mais à cheval, on ne cause pas comme dans un salon : toutes sortes d’imprévus obligeront Jacques à s’interrompre, chaque fois que l’auteur le veut.
Les deux voyageurs croisent un chirurgien qui se mêle à la conversation. Sa femme, qui montait en croupe, tombe, se blesse gravement. Cela pourrait changer le cours du roman : « Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie de vous désespérer ! je donnerais de l’importance à cette femme ; j’en ferais la nièce d’un curé du village voisin ; j’ameuterais les paysans de ce village ; je me préparerais des combats et des amours ; car enfin cette paysanne était belle sous son linge. » Mais Diderot rembobine immédiatement la pellicule : « Remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs. » Plusieurs fois encore, il nous montrera les rushes, ces images qu’on ne garde pas au montage d’un film.
Parmi les aléas du chemin, il y aura l’altercation dans une auberge avec une douzaine de brigands, la chute du maître qui se blesse, lui aussi, au genou, la rencontre avec un corbillard contenant la dépouille du capitaine, le premier maître de Jacques, « décédé dans la ville voisine » ! Il y aura la séparation des deux voyageurs, leurs retrouvailles. Le maître se fera voler son cheval (pour le retrouver cent pages plus loin), Jacques lui cèdera le sien ; son maître lui achètera un autre cheval qui plusieurs fois, au milieu des amours de Jacques, s’emballera et s’arrêtera devant un gibet (comment expliquer cet augure ?). Jacques sera momentanément réduit au silence par un mal de gorge, ou se disputera avec son maître : le récit de ses amours devra attendre.
Tout cela n’est pas sérieux… Les amours de Jacques, quelle importance ? Ne s’agit-il pas tout simplement de parler ? Tout n’est-il pas bruit, rumeur, bavardage, passe-temps, divertissement ? « Tu aimes mieux parler mal que te taire, dit le maître. - Il est vrai, répond Jacques. - Et moi, j’aime mieux entendre mal parler que de rien entendre. » D’ailleurs, si quelqu’un se tait, un autre prend la parole. Bien d’autres personnages ont envie de parler dans cette histoire à tiroirs : le maître racontera ses amours compliquées, l’hôtesse d’une auberge racontera les amours de M. des Arcis et de Mme de la Pommeraye ; il y aura l’histoire du frère de Jacques, les turpitudes de l’abbé Hudson, etc. Ce sont des histoires d’amour qui ont chacune leur grain de sel. Il y a du psychologique (une vengeance raffinée), du sentimental (un amoureux aveugle), du grivois (la perte du pucelage de Jacques avec Suzanne et Marguerite). Diderot fait le tour de l’amour et je me dis qu’Eros n’a guère changé. Sauf que le ton de l’époque est différent : la passion romantique n’est pas encore passée par là. Dans ce libertinage aimablement raconté, le plaisir est encore tout rose.
Je ne vais pas vous raconter, cher Hervé, l’écheveau compliqué que forment ces récits. On les suit assez bien, on les oublie vite : l’important, c’est l’impression que tout n’est que paroles et que pas un récit n’a plus de justification qu’un autre. Jacques dit qu’il est « un animal jaseur ». Les commentaires de l’auteur (un jaseur, lui aussi !) viennent encore pimenter le tout. Diderot affirme un scepticisme, ou un bon sens, qui font plaisir dans ces temps déraisonnables.
Voici pour les experts en communication : « Mon cher maître, la vie se passe en quiproquos. Il y a les quiproquos d’amour, les quiproquos d’amitié, les quiproquos de politique, de finance, d’église, de magistrature, de commerce, de femmes, de maris… » Et j’y ajoute les quiproquos de lecture ! Voici pour les féminologues : « Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes ; l’un prétendant qu’elles étaient bonnes, l’autre méchantes : et ils avaient tous deux raison ; l’un sottes, l’autre pleines d’esprit : et ils avaient tous deux raison ; l’un avares, l’autre libérales : et ils avaient tous deux raison ; l’un belles, l’autre laides : et ils avaient tous deux raison », etc. Oui, on s’amuse avec Diderot. Il cite d’ailleurs ses modèles : Molière, Rabelais et l’auteur de Tristram Shandy. Et puis le récit des amours de Jacques s’achève… à la dernière page, bien sûr ! Jacques retrouve sa Denise par un concours de circonstances rocambolesques.
En réalité, Diderot a décidé de s’arrêter là : le roman ne finit pas avec l’histoire, c’est l’histoire qui finit quand l’auteur décide d’écrire le mot « fin ». Autrement dit, les événements et les discours sur les événements peuvent s’enchaîner à l’infini, mais pas une œuvre d’art. Une œuvre est finie (même les symphonies inachevées !), et c’est même un élément essentiel de la technique, boucler la boucle. Que de manuscrits encombrent combien de tiroirs et d’ordinateurs parce que leur auteur n’a pas su finir ! Un roman n’a aucune espèce de nécessité extérieure : l’auteur doit à chaque fois prendre des décisions que le lecteur croit inévitables. Il faut donc choisir, boucher les trous, faire des raccords, glacer la surface, lier les sauces pour créer l’illusion du réel.
Jacques le Fataliste et son maître est un road movie : deux personnages font un voyage dont ni le point de départ ni la destination n’ont d’importance. « D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Ce roman de la route est une métaphore de l’existence : une vie commencée par hasard se déroule au hasard, et à la fin, nous voilà arrivés nulle part. Ce couple que forment le maître et son serviteur est aussi improbable que tout le reste de l’histoire. Et c’est ainsi que va la vie : on change de partenaire, d’employeur (on disait maître à l’époque), d’amis, de propriétaire ou de locataire, selon ce qu’exigent les circonstances ! Jacques est fataliste : « Tout est écrit là-haut ». Nous sommes tous fatalistes : il le faut bien, puisqu’il faut subir le passé qui nous pousse par derrière. Ce que nous avons voulu, ce que nous avons fait, impossible de l’annuler : nous étions (peut-être) libres d’épouser cette personne, mais après le mariage (qu’il soit homo ou hétéro), en cas de séparation, la pension alimentaire est inévitable… Quant à l’avenir, ce destin qui n’est pas encore écrit, Jacques constate ceci : « Mon maître, on ne sait de quoi se réjouir, ni de quoi s’affliger dans la vie. Le bien amène le mal, le mal amène le bien. Nous marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie et dans notre affliction. » Mais il n’empêche, dit le maître, « que je sens au-dedans de moi-même que je suis libre ». Diderot nous propose le pour et le contre.
D’ailleurs, être libre ou ne pas l’être, quel serait le pire ? L’humour combine la légèreté des mots et le sérieux des choses. Pour conclure, mon cher Hervé, J’hésite entre deux citations. Voici l’une : « Comment s’étaient-ils rencontrés Par hasard, comme tout le monde. » Voici l’autre : « Ils continuèrent leur route, allant toujours sans savoir où ils allaient, quoiqu’ils sussent à peu près où ils voulaient aller ; trompant l’ennui et la fatigue par le silence et le bavardage, comme c’est l’usage de ceux qui marchent, et quelquefois de ceux qui sont assis. » Choisissez.
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