La ministre de la Culture ne pensait certainement pas à mal, en choisissant huit auteurs de la bande dessinée pour une promotion exceptionnelle des Arts et des Lettres. Pour la rue de Valois, il s’agissait de manifester son soutien aux professionnels. Pour trois auteures, c’est du flan. Au mieux, une erreur de casting, au pire, un geste politique creux...
Le 02/02/2016 à 09:55 par Nicolas Gary
Publié le :
02/02/2016 à 09:55
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Fleur Pellerin avait choisi des « symboles du talent français » considérant que chaque auteurE représentait « une bande dessinée engagée, en prise avec le quotidien, exprimant les inquiétudes et les enthousiasmes de leurs auteurs et de leur époque ». Si la ministre voulait des inquiétudes, elle aura des motifs de s’inquiéter, c’est certain.
Première à avoir dégainé, TanXXX, qui n’avait déjà pas maché ses mots dans un tweet. Sur son site, elle poursuit, « me voilà bombardée chevalier des arts et des lettres ». L’information, elle l’a reçu par SMS, et pas même des instances officielles. « J’ai cru à une blague, penses-tu, ben non. »
Je n’ai eu aucune annonce officielle de la chose, tiens prends donc ça et démerde-toi. C’est pas la politesse qui les étouffe, dans les hautes sphères. Quel que soit l’angle par lequel j’attaque ce truc, ça fleure comme mes chaussettes après 4 jours de festival. Le ministère, et plus largement le gouvernement, doit être bourré, je ne vois pas d’autre explication.
Et de poursuivre, dans la même veine : « Le ministère doit se dire que les artistes doivent être assez cons et obnubilés par leur petit ego de merde que leur refiler un titre ça doit les flatter ? » De la colère, elle finit par passer à l’hilarité. Mais refuse catégoriquement la récompense, non sans souligner que l’utilisation d’un pseudonyme est un droit à respecter, et qu’à ce titre, le ministère a également manqué une occasion de se taire.
Mon engagement est celui des prolos. Et ma culture est aussi celle des prolos, loin des salons feutrés, des cocktails à la con et des titres honorifiques, de l’état et de ses singeries. On continuera à rigoler comme des godasses (© Bouzard) entre nous, et on trinquera à notre culture, celle qu’on bâtit, qu’on porte et qu’on défend malgré le ministère et des conditions de survie qui sont les nôtres.
J’ai trop de respect pour l’engagement, trop d’amour pour la culture qui me tient debout, et j’ai trop les pieds dans la merde pour être éblouie par du fer-blanc.
C’était violent, mais la fusillade ne faisait pourtant que commencer. Julie Maroh, dans la même veine, pointe d’autres éléments.
Il n’aura échappé à personne que la promotion est « exceptionnelle » et que parmi les huit personnes désignées figurent cinq jeunes autrices signataires de la charte contre le sexisme ainsi que Riad Sattouf et Christophe Blain, toutes engluées dans la toile d’araignée du buzz médiatique lié au boycott du Grand Prix 2016 d’Angoulême ces dernières semaines.
Et de souligner que Fleur Pellerin avait bien ancré cette « promotion exceptionnelle », dans la continuité de la polémique du Grand Prix : aucune femme auteure n’avait été retenue dans la première liste. Belle occasion, alors, pour le ministère, de s’associer aux femmes lésées ? Pas vraiment.
A l'occasion du #FIBD2016 d'Angoulême, j'ai attribué les Arts et Lettres à des auteur(e)s talentueux(ses) #womendobdhttps://t.co/NZ5MEgJp8X
— Fleur Pellerin (@fleurpellerin) 29 Janvier 2016
Julie Maroh rejette l’idée d’une « médaille en chocolat » alors que la réforme de la retraite des auteurs va plonger les créateurs dans une précarité plus grande. D’autant que la médaille a un coût, et une cotisation annuelle liée.
Je ne peux pas croire que ce soit la réponse de notre ministère à nos appels de détresse… Je vais donc continuer à me dire que cette promotion est une blague fumeuse et que nos revendications vont rapidement être prises au sérieux, qu’elles émanent du Collectif de créatrices bd contre le sexisme, du SNAC ou de l’ensemble des auteurs, car un tel coup médiatique ne mène à aucune avancée.
Par Julie Maroh
Et badaboum : les dominos s’enchaînent, avec l’intervention d’Aurélie Neyret depuis Facebook. Pas plus que les autres auteurEs, elle n’a été contactée : aucune communication préalable, prise de renseignement. D’ailleurs, Jacques Glénat lui-même, seul éditeur présent, n’a appris la nouvelle que de l’une de ses auteurs – justement, Julie Maroh.
Là encore, la médaille n’attire pas, et le coup de com’ ministériel est une couleuvre qui ne passe pas.
Alors cette médaille récompense quoi au juste ? Je ne suis pas dupe, je sais que ce n’est pas de mon travail dont il est question ici, mais simplement de récupération politique.
Sans ce contexte particulier, je ne me serais jamais retrouvée "élevée" au rang de Chevalier, et même dans ce contexte, je ne vois pas en quoi j’ai mérité une médaille.
Revenant sur l’étude sur la situation des auteurs, présentée lors des Etats Généraux de la BD, Aurélie Neyret rappelle combien la situation des auteurEs mérite plus d’attention qu’une simple décoration. La récompense devient alors « illégitime et politique », et clairement de la « poudre aux yeux », quand les auteurEs ont besoin de choses concrètes.
Quant à moi, peut être qu’un jour, quand j’aurai mis des années et beaucoup d’œuvres derrière moi, cette nomination aura un sens (quoique je me fous un peu d’une médaille de la patrie) si elle se reproduit, mais en attendant, non merci, je ne deviendrai pas Chevalier, je préfère rester à pied.
Chloé Cruchaudet fut la dernière en date à refuser catégoriquement la promotion : « À part cela, tout le monde s'est bien foutu de ma gueule... Pour ceux qui ne savent pas : J'ai été promu chevalier des arts et des lettres. On ne va pas revenir sur le côté incongru de la chose qui semblera évident, je pense, pour tous. Pour clore cette histoire qui m'a fait rire un court instant (le temps de me dire que ça va faire bien plaisir à mon pépé, qu'on va bien rigoler si je peux inviter plein de pique-assiettes-copains à boire des coupettes au ministère), au final... Je ne veux plus en entendre parler, et je souhaite être retirée de cette liste. »
Et pour rester dans une note de sarcasme, elle conclut : « Le hasard veut que je travaille en ce moment sur la période des croisades, avec des armures, de blancs destriers... Je vais rester avec ces récits pleins d'esprit chevaleresque, et ne pas me polluer la tête avec ces pseudo-récompenses factices qui mettent mal à l'aise tout le monde. »
Marguerite Abouet, Christophe Blain, Mathieu Sapin et Riad Sattouf ne se sont pas officiellement exprimés encore. « Marie-Antoinette avait répondu que s’il n’avait pas de pain, ils pouvaient manger de la brioche. Pas certain que la médaille soit comestible », nous indiquait ce matin un éditeur.
Mise à jour :
Riad Sattouf, prompt dans l’affaire du Grand Prix, à faire part de son indignation, a tenu un tout autre son de cloche, concernant les médailles et les breloques. Lui qui trouvait intolérable qu’aucune femme ne soit présente dans la liste des auteurs retenus pour le Grand Prix, et avait même lancé la polémique avec cette prise de position, « accepte avec plaisir », au nom de la République, la médaille.
D’origine franco-syrienne, et venant d’un milieu modeste, j’ai grandi en étant aidé par l’État républicain : je lui dois plusieurs décennies d’allocations familiales, sans lesquelles je n’aurais pas mangé, plusieurs décennies d’aides au logement, sans lesquelles je n’aurai pas eu de toit, et plusieurs décennies de bourses scolaires diverses et variées, sans lesquelles je n’aurais pas fait d’études.
Grâce à ce soutien, aujourd’hui je fais ce que je souhaite : écrire et dessiner des bandes dessinées, et payer des impôts pour que d’autres puissent également continuer de bénéficier de ce fragile soutien. (via Facebook)
Et de promettre de parler avec la ministre de la réforme du RAAP, « et de l’appauvrissement des auteurs, et exiger des réponses claires de sa part ».
Si Riad Sattouf avait bien suivi les discussions menées par les organisations d’auteurEs, il devrait savoir que le ministère des Affaires sociales a totalement accaparé le sujet, et que la rue de Valois a, au mieux, un rôle consultatif. Ainsi qu’ActuaLitté le rappelait dernièrement,
ce que la rue de Valois ne peut évidemment pas avouer, c’est que pour le cas précis de la réforme retraite, les Affaires sociales ne lui ont laissé aucune marge de négociation, ni de place dans la discussion. Les représentants qui étaient au plus proche des négociations savent que le ministère a été totalement écarté du sujet.
Accepter une médaille pour porter les revendications des auteurs est très noble. C’est le propre des chevaliers, d’ailleurs, la noblesse.
Mise à jour #2, 17h33 : Le ministère de la Culture et de la Communication, sollicité par ActuaLitté, a répondu aux refus exprimés par les auteures : « Le refus d'une décoration n'est pas un phénomène exceptionnel, et chacun a le droit d'avoir ses raisons. Dans ce cas précis, cette décision a été rendue publique en réaction — et c'est compréhensible — à ce qui relève d'un dysfonctionnement interne au ministère », souligne notamment la rue de Valois.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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