ENTRETIEN – En marge des rencontres de Francfort, ActuaLitté avait rencontré le directeur général du Syndicat national de l’édition, Pierre Dutilleul. Pour l’organisation professionnelle, les sujets ne manquent pas : entre l’Europe, la numérisation, l’open access et plus généralement, le droit d’auteur, la tâche sur SNE est de rester mobilisé sur tous les fronts.
Le 11/11/2016 à 09:32 par Antoine Oury
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11/11/2016 à 09:32
Pierre Dutilleul - crédit FEE
Pierre Dutilleul : Le texte de la directive sur le droit d’auteur tel qu’il a été dévoilé en septembre dernier est plutôt équilibré. Il reflète bien des éléments de la culture de l’édition dans plusieurs pays d’Europe et démontre une compréhension des enjeux par la Commission européenne nettement supérieure à ce qu’elle était au début du processus.
Mais nous devons rester vigilants. En particuliersur l’illustration de l’enseignement, dont l’objectif premier doit bien être de faciliter l’illustration de l’enseignement, dans le strict respect de la Convention de Berne. Mais aussi sur l’exception pour la fouille de textes, sur laquelle le texte européen va plus loin que la loi Lemaire. Au niveau européen, la fouille de textes pourrait ainsi être autorisée dans le domaine de la recherche y compris à des fins commerciales, alors même que les freins au développement de la fouille de textes, auquel nous ne sommes nullement opposés ne se situent pas au niveau du droit d’auteur, mais de questions techniques qui ne peuvent être résolues que par dispositions contractuelles entre ayants droit et usagers.
Pierre Dutilleul : Cela dépend des points. Elle est assez ferme sur les exceptions par exemple, comme celle concernant l’illustration de l’enseignement, où la généralisation potentielle de l’utilisation d’extraits de manuels scolaires, qui pourrait pénaliser les secteurs d’édition éducatifs nationaux en réduisant la pluralité et la diversité de l’offre de ces ouvrages (en France, 80 % des extraits d’œuvres utilisés dans les classes proviennent des manuels scolaires).
Ce point intéressant la capacité d’un État à préserver le dynamisme de la création éditoriale de son secteur éducatif, le gouvernement français nous soutient dans notre combat contre cette mesure.
Pierre Dutilleul : Je pense qu’il faut raison garder : nous sommes bien sûr favorables à l’accès des œuvres au plus grand nombre et c’est d’ailleurs une des vocations de l’éditeur. Mais la transition vers un open access plus large doit être organisée, dans la concertation, pour faire en sorte que ceux qui ont fait le travail garantissant la qualité des publications scientifiques, soient justement rémunérés. À défaut, l’imposition brutale du fair use ou d’un « open access débridé » conduirait à un résultat inverse de celui recherché : un appauvrissement de la qualité des publications scientifiques européennes, avec de surcroît un coût accru pour la puissance publique.
Pierre Dutilleul : Concernant les fournisseurs d’accès, les plateformes, les distributeurs, nous sommes dans un schéma où nous devons utiliser des armes qui ne sont pas à la disposition du citoyen : des armes fiscales et de contrôle, pour faire en sorte qu’une prise de responsabilité par les plateformes ait lieu.
Aujourd’hui, l’éditeur est responsable des contenus qu’il publie : s’il y a un problème, les contrats entre l’auteur et l’éditeur prévoient les conditions de l’accès en justice et de son règlement, tandis que les plateformes échappent totalement à cette responsabilité, ce qui n’est pas normal. Ensuite, si chacun paye ce qu’il doit payer et que la concurrence s’exerce dans des conditions normales, ce sera bien. Nous ne voulons pas détruire ou casser quelque chose, simplement être logique et cohérent, faire en sorte que chacun ait les mêmes responsabilités et les mêmes devoirs.
Pierre Dutilleul : Cette approche faisait suite à l’affaire Reprobel, avec le fait que l’éditeur n’était pas considéré, au niveau de la directive existante de 2001, comme un ayant droit et se trouvait donc privé de ses droitsà rémunération en cas d’exception. Il y avait plusieurs façons de régler ce problème, la première étant de modifier la directive en profitant du projet de réforme en cours, et la seconde de procéder à la création d’un droit voisin, d’un droit de l’éditeur.
En France, nous n’étions pas très favorables à cette seconde solution. D’abord, parce que nous avons un droit d’auteur. Créer un droit de l’éditeur à côté revenait à cloisonner l’écosystème du livre, et faisait potentiellement prendre un risque aux auteurs et aux éditeurs : nous sommes dans une période riche en discussions entre auteurs et éditeurs pour fluidifier les relations. Non pas qu’elles ne soient pas bonnes, mais elles peuventencoreêtre améliorées.
Nous avons fait part de notre avis à la Commission, qui a retiré ce point de son projet pour le concentrer sur les éditeurs de presse. Cette décision nous convient puisque, dans le même temps, la clarification du statut de l’éditeur a été faite dans le projet de réforme de la directivepublié en septembre.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Pierre Dutilleul : Il y a des hasards de calendriers qui sont heureux, mais le travail sur le statut de l’éditeur avait été commencé avec la mandature précédente et le commissaire Michel Barnier, et nous avions déjà travaillé à la rédaction d’un livre blanc sur cette réforme du droit d’auteur. Le statut de l’éditeur faisait partie des points que nous avions discutés à l’époque.
Pierre Dutilleul : Elle va se poursuivre avec le Conseil et le Parlement européen. Le Conseil européen est constitué par les chefs d’État, qui sont généralement sensibles aux arguments des professionnels de l’édition et des ministères concernés, quand le Parlement est plus sensible au lobbying forcené, des GAFA notamment.
Pierre Dutilleul : Nous avons affaire aux conclusions d’un avocat général qui dit qu’un prêt numérique est la même chose qu’un prêt de livre papier. C’est tout simplement quelqu’un qui n’est jamais allé dans une bibliothèque, qui ne sait pas ce qu’est un prêt à distance ou qui ne l’a pas compris.
La décision des juges interviendra le 10 novembre, si celle-ci assure que le prêt numérique est similaire au prêt papier, nous aurons un problème. Des bibliothèques poussent dans ce sens, et ont peut-être influencé l’avocat général, d’autant plus que la cause semble généreuse et positive en donnant l’accès au plus grand nombre. Simplement une telle conception comporte le risque de gravement fragiliser la chaîne du livre.
Si l’on utilise une copie numérique pour prêter au plus grand nombre — qu’éventuellement, d’ailleurs, on aura pu réaliser soi-même — que paie-t-on, à qui, et comment financer la création ? Je pense qu’il y a vraiment une question de responsabilité globale de tous les intervenants de la création et de ceux qui les encadrent, les gouvernements et les institutions. Au Danemark et en Suède, où le prêt numérique a été mis en place au début sans suffisamment de garde-fous, le marché B2C du livre numérique s’est effondré en trois mois et les autorités ont dû faire machine arrière.
[NB : l'entretien avait été réalisé avant que l'arrêt de la CJUE ne soit rendu. Depuis ce 10 novembre, la Cour a confirmé les conclusions de l'avocat général : la directive européenne, transcripte dans le droit français, couvre bien livre numérique et papier.]
Pierre Dutilleul : Nous attendons d’abord le jugement, qui interviendra le 16 novembre, et nous permettra d’être fixés sur la position des juges. L’avocat général décortique les cas à sa manière, mais le droit collectif l’emporte avec la décision commune des juges. Il est vrai que dans beaucoup de cas, les juges suivent les conclusions de l’avocat général, mais pas toujours. Si c’est le cas, nous pourrons, en précisant certains points dans le projet de réforme de la directive, poursuivre le projet ReLIRE, que de nombreux pays commencent à nous envier et veulent reproduire, précisément parce qu’il est respectueux du droit d’auteur.
Si nous sommes dans l’autre cas de figure et que les juges suivent les conclusions de l’avocat général, cela pourrait éventuellement conduire à terme à une interruption du projet ReLIRE. De notre point de vue, cela serait problématique. Les commissaires européens responsables du dossier de la nouvelle directive ont d’ailleurs clairement fait en sorte que dans le premier texte il y ait un article pour faciliter la « résurrection » des œuvres indisponibles, de façon à se donner la possibilité dans les discussions au niveau de la Commission, du Conseil ou du Parlement de rajouter le nécessaire pour compenser les effets négatifs de la CJUE si tel devait être le cas.
À mon avis, une telle décision serait dommageable, car il s’agit d’une initiative formidable, même si on ne parle pas de milliards d’euros de chiffre d’affaires, puisque le schéma concerne des œuvres indisponibles, par définition. D’ailleurs l’enjeu n’est pas là : nous sommes dans une logique nationale de sauvegarde du patrimoine avec la BnF. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement français l’a inscrit dans ses « investissements d’avenir ». Parce que conserver le patrimoine français est une des missions de l’État.
35 000 titres ont déjà été numérisés et sont en cours de commercialisation. Le point qui fâche concerne l’autorisation préalable des auteurs à toute numérisation, nous sommes dans une logique différente de droit de retrait avant ou après numérisation. Et dans le cas où quelqu’un dépasserait les délais, nous pourrions trouver une solution : nous sommes dans un système vertueux. La sauvegarde du patrimoine nécessite d’être proactif pour conserver cette dimension d’intérêt général, d’intérêt commun.
Pierre Dutilleul :Difficile de dire ce que nous ferions, mais lorsque nous avons eu une condamnation au niveau français pour l’application d’un taux de TVA réduit sur le livre numérique, nous avons tenu bon sans appliquer la décision de la CJUE, et nous avons finalement obtenu gain de cause. Nous pourrions soutenir une position similaire dans le cas de ReLIRE, dans l’attente de mesures rectificatives.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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