Depuis Mardi dernier, les États-Unis occupent la Une de l'actualité. Le 8 Novembre, Donald Trump est devenu le 45ème président de ce puissant pays. Ce bouillonnant magnat de l'immobilier qui possède un Boeing privé "Air Trump one", qui exhibe son nom tel une enseigne sur d'imposants buildings à Chicago et à Manhattan, qui martèle "l'Amérique d'abord" aurait sûrement inspiré Georges Duhamel. En lisant les journaux et écoutant les commentaires sur le résultat du scrutin, on songe à la lucidité et la dérision des réflexions que fit Georges Duhamel lors de son premier voyage aux Etats-Unis en 1930. Nous vous invitons à (re)lire "Scènes de la vie future" dont l'article infra paru en janvier 2015 offre un aperçu.
Le 15/11/2016 à 11:00 par Les ensablés
Publié le :
15/11/2016 à 11:00
Les Ensablés
Article paru en janvier 2015
Je ne ferai pas l'affront de classer Georges Duhamel au rang d'ensablé: "La chronique des Pasquier", captivante saga d'une famille au début du siècle dernier, jouit encore d'une certaine notoriété. Je vous propose aujourd'hui de découvrir un ouvrage oublié datant de 1930 "Scènes de la vie future"- dont maintes descriptions et réflexions m'ont fait penser à Hervé Bel, créateur de ce blogue. Ce récit retrace les surprises, les colères, les incompréhensions et les réflexions de Duhamel lors de son premier voyage aux États-Unis.
Par Elisabeth Guichard-Roche
Début du 20ème siècle oblige, tout commence par la traversée en bateau lorsque Trois jours après notre escale aux Canaries, les voies du vieux monde s'éteignirent. Mais, très vite, l'arrivée sur le sol US n'est pas sans rappeler le protocole qui s'impose aujourd'hui au voyageur débarquant à JFK: désinfection, questionnaire considérable à compléter et signer ("un papier grand comme une voile brigantine" ), opérations de police et d'hygiène incluant la prise de température de l'ensemble des passagers (la méthode seule a changé le thermomètre buccal étant aujourd'hui abandonné) et pour finir déclaration des objets à soumettre à la douane qui appelle la plus stricte vigilance: Les États-Unis protègent tout ce qu'ils fabriquent, tout ce qu'ils fabriqueront plus tard, tout ce qu'ils pourraient fabriquer s'ils en avaient jamais la fantaisie.
Duhamel, médecin lui-même, subit ces formalités avec un étonnement non dénué d'irritation. Il les compare à la simplicité en vigueur au Havre. Il se rappelle qu'avant guerre, il a parcouru la moitié de l'Europe, portant pour toute pièce d'identité, une vieille carte de visite. Une réflexion qui appelle à sourire aujourd'hui mais que l'on retrouve aussi sous la plume de Stephan Zweig dans Le monde d'hier, souvenirs d'un Européen: Avant 1914 la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu'il lui plaisait. Il n'y avait point de permissions, point d'autorisations, et je m'amuse toujours de l'étonnement des jeunes gens, quand je leur raconte qu'avant 1914 j'avais voyagé en Inde et en Amérique sans posséder un passeport, sans même en avoir jamais eu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu'on vous demandât rien, on n'avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd'hui exigées.
Au passage, je vous incite à lire ou relire ce livre culte pour moi. Débutons la découverte du "Monde futur". Chaque chapitre s'attarde sur les spécificités majeures de ce pays. Rien de nouveau me direz-vous. Assurément quelques clichés: l'emprise de la publicité, de la voiture, les buildings...Probablement aussi quelques impressions excessives comme par exemple cette soirée au cinéma où Duhamel s'insurge contre ce "robinet d'images", cette musique que l'on entend sans l'écouter, une "sorte de pâte musicale anonyme et insipide". Assurément, un vocabulaire parfois daté, en particulier dans les pages sur la ségrégation où des mots proscrits aujourd'hui ( nègre, négrillonne, tierceron, "toutes les nuances tous les mélanges"...) sont posés avec la naïveté des affiches publicitaires de l'époque ( Banania, Negrita...).
Cependant, les descriptions empreintes d'observations scientifiques (le médecin n'est jamais très loin) , les réflexions acérées mais toujours nuancées, la confrontation entre l'auteur et ses différents hôtes américains portent le lecteur avec bonheur tout au long du voyage. Pour commencer, Duhamel nous livre son scepticisme sur cette terre de libertés où le poids des lois, des contrôles et des censures sont autant d'obstacles conduisant à l'effacement de l'individu. L'auteur en apporte d'ailleurs une preuve avec une pièce de monnaie où sous le mot Liberty figurent un indien et un bison Deux races vivantes et libres que vous avez anéanties en moins de trois siècles. Jusqu'où convient-il de légiférer? Où s'arrête la liberté individuelle face à la nécessité de règles collectives? L'état doit-il se substituer à la conscience, à l'âme de chacun? Est-ce à la loi de déterminer la durée d'un baiser au cinéma? D'interdire la consommation d'alcool? Et oui, les Etats-Unis sont alors en pleine prohibition! Duhamel découvre avec son compagnon M. Pitkin les multiples et dramatiques exemples de la désobéissance: des hommes ivres de substances frelatées à tous les coins de rue, abandonnés à leur triste sort par leurs concitoyens de peur d'enfreindre la loi. Devant de telle souleries, l'auteur finit d'ailleurs pas se demander si la prohibition n'est pas un mal nécessaire.
Peu avant la moitié du livre, nous arrivons à Chicago auquel Duhamel consacre deux chapitres qui sont mes préférés. Le chapitre VII Paysages ou l'impuissance du peintre permet de découvrir ou redécouvrir une ville gigantesque, en expansion continue : Pendant que j'achève ma phrase, Chicago s'allonge d'un mille. Chicago! La ville tumeur! La ville cancer! A peine naissante et moderne mais déjà sclérosée par l'invasion des automobiles, malgré la construction d'autoroutes gagnées sur le lac Michigan. Et bien sûr, les buildings hors de mesure qui flambent, à cette heure, de tous les feux de l'orgueil. Chaque building est une enseigne. Si de nos jours, Chicago est connue comme l'une des capitales mondiales de l'architecture ( les "Willis towers" 1973, le "Chicago board of trade building", le " Chicago building"...), Duhamel fustige le mode de construction ultra rapide qui ne laisse place à la créativité mais cède à l'opulence du marbre et du faux gothique, se focalise sur les infrastructures indispensables en ce pays: ascenseurs, gaines d'aération, conduites d'eau, téléphone... La nostalgie saisit Duhamel qui pense à la Touraine, à la Provence ... et livre au lecteur une conclusion qui recèle déjà une excuse : " ses cités inhumaines, le peuple américain les a dressées sur un sol qui, jamais, n'invite à la modération. Lacs, vallées, rivières, forêts, plaines, tout est démesuré, rien ne semble fait pour incliner l'homme vers une pensée d'harmonie. Tout y est trop grand. Tout y décourage Apollon et Minerve".
Le chapitre VIII nous conduit dans "la ville à l'intérieur de la ville" et nous plonge dans l'activité incessante des abattoirs. Une séquence où Duhamel se délivre d'un poids malgré son passé d'ancien médecin durant la 1ère guerre mondiale. Tout commence par la dégustation d'une excellente pièce de bœuf avant la visite du musée où est exposé l'ensemble des sous produits issus des carcasses animales. "À Chicago, dit un apophtegme célèbre, on utilise tout sauf le cri des porcs" ( Chicago fut longtemps connue sous l'appellation de "Porcopolis"). Vient ensuite une peinture très réaliste de chaque chaîne d'abattage avec son organisation taylorisée, ses emplois faiblement qualifiés, l'optimisation du temps: les cochons (16mn), les bœufs (32mn), les moutons..et pour finir les ateliers de charcuterie: Un peuple de charcutiers pour émincer le lard! Un peuple de boyautiers pour laver toute la tripaille! Et ces hachoirs monstrueux ou se triturent des montagnes de chair à saucisse! On pourrait aller en barque sur cette mer de saindoux chaud. Je ne peux m'empêcher de penser à "Tintin en Amérique" lorsque Tintin et Milou visitent les établissements Slif, fabrique de conserves de corned beef. Après quelques recherches, il s'avère qu'Hergé a confié s'être inspiré du livre de Duhamel pour cette troisième aventure de Tintin parue en 1932. Quittons Chicago. Sans détailler les considérations assez banales sur la publicité, je ne peux renoncer à cette citation pleine d'à propos dans ce blogue: J'ai vu des marchands de livres se comporter en marchands, c'est à dire s'efforcer, par tous les moyens, de vendre leur marchandise. Le résultat, vous le connaissez: certains hommes de lettres, perdant toute décence, et même tout honneur, ont accepté que le fruit de leur passion fût offert au public comme une denrée, vanté par des bouches mercenaires, indiscrètes, d'ailleurs anonymes. Des artistes non dénués de talent et d'esprit, ont rivalisé, dans la rage de surenchère, avec les marchands de chocolats et d'apéritifs. Les derniers chapitres sont consacrés à des interrogations plus existentielles voire philosophiques: quel arbitrage entre le paiement d'une assurance et la construction d'un passage à niveau? Quel est le prix d'une vie? Comment imaginer le futur à partir de l'exemple américain? Quel avenir pour la vieille Europe? Je repense à Zweig, d'autant que Duhamel cède alors à un certain pessimisme: uniformisation des individus, des produits, des saveurs, gaspillage...: ...le moment solennel, dans l'histoire du XXème siècle, ce n'est pas le mois d'aout 1914, ni le mois de novembre 1918. Non, écoutez-moi bien: c'est le moment où le marché intérieur de l'Amérique a cessé de lui suffire. Alors, la bête s'est dressée sur ses pattes de derrière...
Je ne sais si après la publication de cet article, je pourrai à nouveau poser les pieds sur le territoire US tant nos écrits, faits et gestes sont décortiqués via la toile. Je contrebalancerai sûrement mon propos par un nouveau commentaire d'ici quelques temps, lorsque j'aurai achevé la lecture du "voyage à Moscou" écrit en 1927. Quelques références à l'URSS émaillent d'ailleurs Scènes de la vie future: l'alcool, conservé par machiavélisme par le gouvernement soviétique (ce n'est pas avec un verre de Cocacola qu'un citoyen inquiet peut oublier son tourment); les clubs privés, assimilés à une mise en pratique d'un communisme bourgeois ( Je dis bien communisme bourgeois. En beaucoup plus riche, cela va sans dire, vos clubs me font penser à la maison des paysans, ou bien à la maison des écrivains que l'on voit dans les grandes cités soviétiques. Même résignation de l'individu). Georges Duhamel est né à Paris en 1884. Après un parcours un peu chaotique au gré des déménagements de la famille, il poursuit avec succès des études de médecine. Il publie sa première pièce "La lumière" jouée à l'Odeon en 1911. Un an plus tard, Valette ( directeur du Mercure de France) lui confie la rubrique des poètes. En 1914, Duhamel se porte volontaire en tant que chirurgien. En 1918, il publie "Civilisations" qui obtient le prix Goncourt.
Entre les deux guerres, il parcourt le le monde (Tunisie, Algérie, Espagne, Maroc, Russie, Égypte...), nouvelle similitude avec Zweig. Les deux écrivains se sont rencontrés et appréciés à Paris comment en témoigne "Le Monde d'hier" lorsque, ayant quitté Salzburg fin1933, Zweig séjourne à Paris : Valéry, Romain Rolland, Jules Romain, Andre Gide, Roger Martin du Gard, Duhamel, Vildrac, Jean-Richard Bloch, les chefs de la littérature étaient de vieux amis. Les "scènes de la vie future" ont reçu le pris exceptionnel de l'Académie Française.
En 1933, paraît "le notaire du Havre",1er tome de la"chronique des Pasquier" dont le 8eme tome paraîtrait en 1939. En 1936, Duhamel est reçu à l'Académie Française dont il sera secrétaire perpétuel entre 1942 et 1946. Il fut aussi Directeur du Mercure de France entre 1935 et 1937, membre de l'Académie de Médecine à partir de 1937 et enfin président très actif pour le renouveau de l'Alliance Française après la seconde guerre mondiale. Il est mort en 1966 dans sa maison de Valmondois
Elisabeth Guichard-Roche
Par Les ensablés
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