ENTRETIEN – Alexandre Clérisse et Thierry Solderen étaient récompensés la semaine passée du Prix BD Fnac, pour leur titre paru chez Dargaud, L’Été Diabolik. En marge des réjouissances et des coupes de champagne, les auteurs nous racontent un peu de l’envers du métier. À l’approche du festival d’Angoulême, voici de quoi mettre un bon verre d’eau dans son Cognac…
Le 25/01/2017 à 15:53 par Nicolas Gary
Publié le :
25/01/2017 à 15:53
Alexandre Clérisse et Thierry Smolderen - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Alexandre Clérisse : C’est une énorme visibilité dans toute la France, parce que dans l’ensemble de bandes dessinées publiées, parvenir à ressortir est très difficile. Avec 5000 nouveautés, accéder à une telle place, c’est vraiment important. En outre, c’est une partie de lecteurs et une autre de libraires, jurés et critiques qui choisissent : quand on est auteur, c’est particulièrement agréable d’être ainsi retenu.
Cette année a quelque chose de plus particulier encore : Benjamin Renner, qui nous a remis le prix, était un ancien élève de Thierry [Smolderen, NdR]. On partage ce moment avec plus de plaisir encore.
Alexandre Clérisse : Personnellement, en tant que tel, je n’ai pas eu l’occasion de l’expérimenter, bien que nous travaillons avec Thierry sur la réalité virtuelle, un projet que l’on présentera à Angoulême. Ça s’appelle Le secret du ruban-monde et tout se déroule dans une chambre de réalité virtuelle circulaire. Imaginez : 360° d’image, en relief, le tout interactif ! Il s’agit évidemment d’un prototype sur lequel nous avons planché avec une entreprise de Charente qui a développé la technologie.
Nous sommes à la base de la première expérimentation, en proposant aux gens de devenir les architectes d’un monde futuriste, dans l’espace. Il faut absolument voir ça... c’est unique ! On reste dans la bande dessinée pour ce qui est du style graphique et dans un certain type de narration ; peut-être plus quelque chose entre le jeu vidéo et le monde virtuel.
Alexandre Clérisse : On doit envisager qu’à l’avenir, des choses arriveront, que l’on ne connaît pas – ou n’a pas encore imaginé. Le fait de juste télécharger des planches et de les lire sur son ordinateur ou téléphone, j’avoue que cela me laisse un peu sceptique. Je n’y vois pas le modèle le plus démocratisé. Dans les écoles de BD, de graphisme ou d’illustration, des jeunes sont là, qui maîtrisent l’animation : avec l’avancée des outils de programmation, en plus, des œuvres surgiront. Après, le livre imprimé ne disparaîtra pas, parce que les lecteurs ont besoin d’avoir un objet à feuilleter et tenir dans les mains. L’un et l’autre ne se disputeront pas, à mon avis.
La BD a toujours fonctionné comme ça : elle a su inspirer la photographie ou le cinéma, avec un coup d’avance et une capacité d’adaptation. Mon prochain projet en parle d’ailleurs : cela traite de l’évolution de la BD à travers les âges. Une partie se déroule au Moyen-Âge, avec un moine copiste confronté à l’arrivée de l’imprimerie – bon, ce sera dans deux ou trois ans, hein. Mais l’idée est celle-là : une nouvelle technologie se déploie, et comment se les approprier.
Thierry Smolderen : Pour lire de la BD classique, le format numérique a des avantages, si l’on parle de personnes qui n’ont pas accès à l’objet lui-même. La possibilité de découvrir des œuvres en numérique : beaucoup d’enfants lisent déjà des mangas de cette manière, sur des téléphones. Intervient nécessairement une question de génération aussi. Les gens qui ont baigné, durant l’essentiel de leur vie, dans le livre papier, conservent un attachement matériel à l’édition. Personnellement, je n’imagine pas – parce que je ne vois pas de raisons – de dire que, dans le futur, le numérique ne deviendrait pas un modèle dominant.
Peut-être que les éditeurs ratent un peu, c’est la dimension design graphique. Soyons sérieux (sourire) internet, c’est un grand bordel du point de vue graphique. On trouve des sites avec des choses qui clignotent dans tous les sens, sans véritable mise en page : le niveau d’exigence est vraiment bas sur le web. De ce point de vue, il y aurait quelque chose à faire dans la mise en scène sur l’écran.
Quand on a un objet avec de la lumière qui vient de l’intérieur, on devrait travailler bien plus sur cette dimension. L’impact visuel pourrait tirer parti de la précision du trait, de la qualité des couleurs, de la luminosité. En fait, le numérique semble aujourd’hui un format par défaut, et les solutions sont les premières venues, sans faire l’objet d’une véritable recherche.
Thierry Smolderen : C’est la même chose que pour la musique : les droits numériques, c’est peanuts, il faut vendre un nombre incroyable de morceaux pour avoir l’équivalent de ce que l’on gagnait avec la vente de CD. On a un peu le même problème avec les bandes dessinées. On signe dans les contrats d’édition, la possibilité d’éditeur les œuvres en format numérique et il nous reverse les droits obtenus. Si déjà pour eux, c’est très peu, le calcul est rapidement fait.
Alexandre Clerisse : À ce titre, passer par un agent, à notre échelle, ne serait pas une meilleure solution. On peut croire que des auteurs qui obtiennent des prix sont privilégiés, mais nous restons à un échelon assez bas.
Thierry Smolderen : Quelques auteurs, seulement, ont un niveau de revenus qui leur permet de vivre, mais combien cela représente-t-il d’auteurs connus en bande dessinée ? 5 % ou 10 % ? Tous les autres, les dessinateurs que je connais, même ceux qui vendent bien, dont les ventes sont largement supérieures à celles de romans, ne s’en sortent que difficilement. Même des ventes significatives, qui feraient d’un romancier un best-seller, ne permet pas de vivre exclusivement de la BD.
L’agent serait intéressant pour vendre des droits cinématographiques, mais l’éditeur le fait déjà. Les adaptations en série télé ou au cinéma, oui, il y a des possibilités. Après, ce sont des mondes très différents, avec des contraintes différentes. Une adaptation cinéma, cela change tout, c’est vrai.
Thierry Smolderen : Oh, oui. Nous y habitons tous les deux, et nous sommes brassés par les histoires autour du festival depuis des années.
Alexandre Clerisse : L’apparition des États généraux de la bande dessinée a été une bonne chose. On assiste à de vrais échanges, mais il faut que les choses puissent être actées avec les éditeurs. Bien sûr, plusieurs points sont mis sur la table, mais, pour commencer à leur donner corps, cela prend du temps. Les éditeurs et les auteurs devront s’accorder sur des points, ça devient urgent.
Thierry Smolderen : Le secteur a toujours connu des périodes de hausse, où personne ne dit rien, peut-être par pure superstition : quand tout marche, on n’en parle pas. Et dès que quelque chose débloque, tout le monde se précipite. L’industrie a vécu cela dans les années 80 : certains parlent des années d’or, mais, à Angoulême, on parlait de la crise de la BD.
Par période de cinq ou six ans, l’industrie vit des hauts et des bas. Mais j’ai l’impression que la BD vit plutôt bien en terme de reconnaissance culturelle – bien plus que dans les années 80.
ActuaLItté, CC BY SA 2.0
Alexandre Clerisse : Ce qui se passe au niveau de l’État, avec l’augmentation des charges sociales, et la modification du régime des retraites, aura des répercussions pour beaucoup d’auteurs. Ce furent de longues discussions, et nous ne pourrons pas revenir en arrière. Même quand on n’est pas membre du SNAC BD, on reste en contact avec eux, et si un problème se pose, ils nous répondent et nous épaulent.
Ce qui m’inquiète le plus, c'est que les auteurs publiés dans des maisons plus petites, avec moins d’avance sur droit, aient vraiment du mal à payer leurs cotisations l’année prochaine, et décident d’arrêter.
Alexandre Clerisse : Tout dépend... nous deux, nous avons la chance d’avoir du succès avec L’Été Diabolik, et donc une cote d’amour avec l’éditeur. Cela devrait se passer un peu mieux pour les années à venir, et un prix comme celui de la Fnac va nous aider. Après, nombre d’auteurs font des travaux géniaux, sans être pour autant mis en avant... et qui font pourtant partie du microcosme de la bande dessinée et doivent être là. Ils nous inspirent, d’ailleurs, mais ne vivent pas de leur création.
Thierry Smolderen : Personnellement, je trouve très bien que l’on parle des problèmes que rencontrent les auteurs de la bande dessinée : il faut le faire. Mais quand on parle avec des politiciens, on a l’impression qu’ils n’écoutent pas. En France, l’auteur – qui reste le premier entrepreneur de toute œuvre, le créateur du concept, qui investit du temps pour construire l’histoire –, c’est le premier investisseur. L’auteur, c’est tout de même la source de toutes les choses, en BD comme en roman.
En BD, il peut vendre 4000 exemplaires, toute la chaîne du livre – les imprimeurs, les libraires, etc. – est là. Et si son livre arrive à l’équilibre, qu’il ne rapporte pas plus qu’il n’a coûté, on a le sentiment que c’est un échec, mais l’auteur a tout de même fait travailler cette chaîne. C’est une pyramide renversée : l’auteur tout en bas, et sans lui, plus rien.
Ceux qui ont décidé de la réforme de la sécurité sociale ne tiennent pas compte de ces faits du tout. Ils oublient, ou se représentent des mecs ou des nanas, pas très bien habillés, qui vivent parfois en province et qui ne gagnent pas grand-chose. Finalement, c’est tout ce qu’ils détestent, sauf qu’en réalité, tout le secteur ne tient qu’à ces personnes. Investir 1000 € sur un auteur, c’est s’engager sur toute la chaîne. Et en proportion, cela permet de faire fructifier prodigieusement cet investissement quand on aboutit au livre final.
Thierry Smolderen : Ce n’est pas une solution viable pour tout le monde, mais ceux qui ont le cran, l’intelligence et l’imagination de construire une œuvre de cette manière, ils peuvent percer brillamment. Certains auteurs vendent très bien leurs albums – et qui profitent à toute la chaîne aujourd’hui – et qui ont débuté ainsi, en investissant leur temps sur le net. Je pense à Marion Montaigne, par exemple, et bien d’autres. Ce n’est pas une mauvaise solution, si on a les reins pour tenir le temps nécessaire. Mais pour 100 qui se lancent, 10 resteront peut-être.
Alexandre Clerisse : Depuis une dizaine d’années, quand je suis sorti des Beaux Arts, publier sur un blog était déjà une première étape. Sauf qu’il n’y a pas d’économie là-dessus : c’est de l’engagement personnel, jusqu’à ce qu’un éditeur accepte le projet. Pour disposer des moyens, l’évolution du crowdfunding permet de profiter de l’aide des internautes. On se coupe du modèle éditorial classique, mais la diffusion devient très compliquée : et là, c’est le nerf de la guerre qui nous échappe.
Thierry Smolderen : L’environnement est très chaotique actuellement : il faut voir comment nous sortirons tous de cette période de transition. Le problème du numérique réside dans sa métamorphose permanente : les formats, les appareils, la régulation... Mais dans tous les cas, la seule donnée invariable, ce sont ces auteurs qui investissent du temps au départ, sans contrepartie, pour générer des idées et des projets : quand on regarde le monde du cinéma, à peine le premier jet esquissé, on peut aller chercher des aides, à l’écriture, ou au scénario.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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