La Bibliothèque nationale de France vient de lui rendre hommage avec une grande exposition, et Roland Topor n'a pas fini de nous faire éclater de rire. Ce grand auteur, illustrateur, scénariste, homme de télévision et de théâtre, à l'œuvre fantastique et intemporelle, fascine Frédéric Brument, fondateur des éditions Wombat. Depuis plusieurs années, il fait vivre l'œuvre de Topor à travers des rééditions, mais aussi des inédits...
Le Grand Dieu Pan, Roland Topor, 1973 - Exposition Topor à la BnF
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Frédéric Brument : Wombat a été fondée en 2010, mais j'avais rencontré Topor dès 1995, autour d’un projet qui n’a pas abouti, puis j'ai travaillé en 1997 sur son dernier livre, Made in Taïwan, copyright in Mexico, aux éditions du Rocher, qui paraîtra juste après son soudain décès.
Au moment de la fondation des éditions Wombat, nous avons décidé de publier une édition raisonnée de l’œuvre de Topor, en particulier ses textes, sachant que Les Cahiers dessinés, avec les trois volumes d'illustrations et le catalogue de l'exposition à la BnF, font de leur côté un excellent travail très complémentaire sur l'œuvre illustrée.
Son œuvre écrite était très dispersée, et la plupart de ses textes indisponibles. En huit années, nous avons publié 10 livres de Topor, et une grande part de ses textes sont à nouveau accessibles en librairie, où ils ont reçu un accueil très favorable, notamment Les Mémoires d'un vieux con, Vaches noires ou La Cuisine cannibale.
Frédéric Brument : Je pense que le fait que ses livres aient été édités de manière extrêmement dispersée, chez différents éditeurs, n'a pas facilité les choses. Son œuvre peut paraître aussi très disparate, entre Téléchat à la télévision, l'adaptation du Locataire par Polanski, son théâtre, ses dessins... Il faut articuler de manière visible cette diversité, ce que montrait très bien l’exposition « Le Monde selon Topor » à la BnF, qui vient de s’achever et a rencontré un grand succès.
Si Topor peut paraître n’être pas toujours grand public, c'est parce que certains de ses dessins peuvent choquer. Ils sont aussi des portes d'entrée vers un humour noir, parfois très sombre, mais toujours très plaisant, très drôle, cocasse, il est aussi un auteur de l'Éros, son univers n'est pas triste ou déprimant.
Enseigne de bistrot par Roland Topor - Exposition Topor à la BnF
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Frédéric Brument : Sa bibliographie commence vers 1960, avec Les Masochistes, son premier livre publié chez Éric Losfeld. Jusqu'en 1997, il va écrire des dizaines de livres de genres différents. On y trouve en effet des romans, des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre, des contes, pour enfants comme pour adultes, et ce que j'appellerais des « livres-concepts », par exemple La Cuisine cannibale, qui mêle texte, dessins et collages.
S’il publie son premier dessin en 1958 dans Bizarre, dès 1960-1961, il écrit aussi des textes publiés dans Hara-Kiri, entre 1961 et 1966, ou dans la revue Fiction, revue de référence du fantastique et de la science-fiction, surtout des nouvelles.
Frédéric Brument : Cette diversité n'est pas une incohérence, car il y a vraiment un « univers Topor », avec des thèmes, obsessionnels parfois, que l'on retrouve dans ses films, dans ses dessins, dans ses textes.
Lorsque nous avons travaillé sur la réédition de Joko fête son anniversaire, nous avons fait le lien avec des dessins, publiés quelques années plus tôt, qui représentent déjà la métaphore au cœur de Joko, celle d’un homme juché sur un autre. Topor était quelqu'un qui, au réveil, souvent se souvenait de ses rêves, et ensuite pouvait réaliser directement un dessin, une petite nouvelle, il adoptait la forme qui lui convenait le mieux à ce moment-là. On retrouve donc des idées similaires en version dessin et en version texte, c'est très complémentaire.
Le roman Joko est un hommage à La Métamorphose de Kafka : le personnage est un taxi humain, dans un système où les pauvres portent les riches. Il y a une obsession évidente du rapport au corps chez Topor. Le rapport à la nourriture, à l'alcool ou à la sexualité est aussi très présent.
Frédéric Brument : Topor a édité de son vivant six pièces, chez divers éditeurs, entre 1972 et 1996. Avec Nicolas Topor, le fils de Roland, et Alexandre Devaux, nous avons édité deux volumes du Théâtre Panique, comprenant chacun trois pièces. Il nous a semblé intéressant de rendre ces textes de nouveau disponibles, que ce soit pour les jeunes metteurs en scène ou pour les jeunes comédiens.
Dès les années 1960, lorsqu'il écrit des romans comme Joko ou La Princesse Angine, Topor travaille déjà à la version théâtrale de ces textes ; la première adaptation théâtrale de Joko remonte en effet à 1972.
Il a aussi conçu beaucoup de costumes et de décors de théâtre, dans différents pays, et mis en scène une version d’Ubu Roi d'Alfred Jarry, au début des années 1990. Cela dit, il ne mettait en général pas en scène ses propres pièces.
Il y a, chez Topor, une part de travail personnel, mais aussi un goût pour l’échange, le travail collectif. D'où sa participation à des films, à des émissions de télévision et à des pièces de théâtre, mais aussi à des « groupes » artistiques.
Frédéric Brument : Le roman Joko fête son anniversaire n'avait pas été réédité depuis sa publication en 1969. Il avait obtenu le Prix du Flore en 1970, et il était intéressant qu'il puisse être lu en tant que roman. Nous avons intégré la version théâtre, parue seulement vingt ans plus tard, dans le tome 2 du Théâtre Panique. Le fond reste le même, mais la fin a été modifiée, pour des raisons de logique dramaturgique.
Collection personnelle de Frédéric Brument
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Frédéric Brument : Lu aujourd'hui, Joko apparaît comme une réflexion sur l'uberisation généralisée. Également dans le tome 2 du Théâtre Panique, la pièce L’Hiver sous la table raconte l’histoire d'une jeune traductrice parisienne précaire qui loue son dessous de table à un migrant venu d'un pays d'Europe centrale ; quant à L’Ambigu, c’est un Dom Juan qui tombe amoureux de sa propre part féminine. Autant de thèmes qui parlent à notre époque de façon toujours aussi pertinente.
Frédéric Brument : Le terme se réfère bien sûr au mouvement Panique, que Topor a cofondé avec Arrabal et Jodorowsky. C’est un peu une parodie du surréalisme par une génération qui devait prendre ses distances avec ce dernier, dans un esprit très potache. Panique était une étiquette commode, mais ne recouvrait aucun style commun entre les univers singuliers de chacun, sans ligne imposée. C'est une démarche ludique avant tout.
Le mot Panique correspond bien à la première période théâtrale de Topor, qui est très provocatrice : Le Bébé de M. Laurent met en scène un bébé cloué à une porte dans la campagne française, ce qui amuse tous les passants ; Vinci avait raison est une pièce comique fort scatologique. Des représentations à l’époque ont causé quelques scandales, notamment en Belgique.
Frédéric Brument : En 1965, Le Figaro lui avait demandé un autoportrait, et Topor avait écrit un texte intitulé « L'artiste multiple », il se définit vraiment comme cela.
Frédéric Brument : On peut citer le livre-jeu Psychotopor, entièrement dessiné, ou des pièces uniques, comme le « livre boutons ». J'aime beaucoup aussi la première édition, à tirage limité, des Photographies conceptuelles d’Erwahn Ehrlich, parue en 1982 au Daily-Bul, un éditeur belge avec qui il a beaucoup collaboré. C'est un livre très drôle, et la première édition était remarquable par ses couvertures, faites à l'aide d'un stock de radios récupéré, ce qui fait que chaque exemplaire est unique.
Livre à boutons de Roland Topor - Exposition Topor à la BnF
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Frédéric Brument : C'était quelqu'un qui lisait beaucoup, qui était très cultivé : Alfred Kubin, Kafka, Gogol sont cités dans ses textes, mais il lisait aussi Bruno Schulz, l'Américain Damon Runyon, etc. Il connaissait la littérature et l'art en général, ce qui lui permettait de restituer pas mal de choses. Il n'était pas confiné dans un monde obsessionnel, ces influences ont donné un souffle à son œuvre.
Frédéric Brument : Oui, il a fait des affiches célèbres, bien sûr (L’Empire des sens, Le Tambour…), mais il a aussi été acteur (dans le Nosferatu de Werner Herzog par exemple), il a écrit des scénarios, réalisé des séquences dessinées comme dans le Casanova de Fellini... Dès les années 1960, il s'essaye d'ailleurs aux courts-métrages d'animation avec Les Escargots, qui va aboutir à La Planète sauvage, avec René Laloux, en 1973. Son autre grande réussite, à la fin des années 1980, avec Henri Xhonneux, son compère de Téléchat, c'est Marquis, sur le Marquis de Sade embastillé. C'est un peu Téléchat pour adultes, mais c'est surtout l'un des plus films les plus réussis sur Sade et son époque.
Les meilleures affiches de Roland Topor pour le cinéma
Frédéric Brument : Nous avons d'autres projets pour la suite, par exemple des pièces de théâtre inédites : il a écrit à deux reprises des pièces radiophoniques pour France Culture, une à la fin des années 1970, et une autre dans les années 1990. Ces pièces ont été toutes deux interprétées par Bernadette Laffont à presque vingt ans d'intervalle, d'ailleurs, mais sont restées inédites.
Frédéric Brument : J'ai consulté certains manuscrits, notamment celui de Joko lorsqu'on travaillait sur les deux versions. Ils étaient souvent tapés à la machine, puis corrigés à la main. Les mêmes textes existaient souvent en plusieurs versions. Sur certains carnets, Topor était plus mixte dans sa production, avec des dessins et des notes dans tous les sens.
Manuscrit de Roland Topor pour Joko fête son anniversaire, collection personnelle de Frédéric Brument
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Frédéric Brument : C'est une monographie avec des extraits de l'œuvre d’un photographe aveugle, Erwahn Ehrlich (1894-1961), jusqu’alors inconnu, forcément, puisque inventé de toute pièce par Topor. Il n’y a en réalité qu’une photo à l’intérieur, il s’agit en fait de dessins « conceptuels »…
Cette parodie de monographie, réalisée sept ans après les Mémoires d'un vieux con (qui est une parodie d’autobiographie artistique) s’inscrit dans cette lignée, c’est en quelque sorte une suite : Topor y revisite avec un humour fort érudit tous les poncifs de l'histoire de l'art.
Frédéric Brument :Vaches noires est un recueil de nouvelles que Topor avait composé en 1996. Il l’avait proposé à son éditeur de l’époque, mais à sa disparition le projet est tombé dans l’oubli : je l'avais lu, et nous avons redécouvert le manuscrit avec Nicolas Topor, quinze ans plus tard.
Quand nous l'avons édité en 2011 chez Wombat, ce recueil était totalement inédit. C'était des nouvelles que Topor avait écrites, parfois pour diverses revues, sur les dix dernières années avant 1996. Nous le rééditons aujourd’hui dans notre collection « Poche comique ».
Topor produisait tous azimuts et bouillonnait d'idées. Il est excellent sur le format de la nouvelle, car c'est un maître de l'humour noir : en lecteur de Gogol et de Poe, il a développé un art de la nouvelle à chute, en concentrant en quelques pages des idées très puissantes. Son travail de nouvelliste est une très belle entrée dans son imaginaire.
Frédéric Brument : Oui, l'idée centrale très forte de Joko relève du conte fantastique, comme La Princesse Angine d'ailleurs, inspirée de Lewis Carroll, c'est son hommage à Alice.
Topor a illustré tous les contes de Marcel Aymé et je pense que dans sa génération, Aymé a énormément influencé. J'ai l'impression qu'il est moins lu aujourd'hui, mais plusieurs auteurs d'Hara Kiri l’appréciaient, Delfeil de Ton par exemple, comme Topor. Il représente d'ailleurs un courant de la littérature française, celui du fantastique, du grotesque, du burlesque, à la fois poétique et tranchant qui a été mis un peu de côté. La littérature française qui s'est imposée après guerre, comme le Nouveau Roman, une littérature souvent cérébrale et formaliste, a un peu éclipsé ces auteurs.
Frontispices pour le tirage de tête des Œuvres romanesques de Marcel Aymé, 1977, par Roland Topor
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Frédéric Brument : Pour la génération de Topor, il s'agissait d'un surréalisme vieillissant, un peu usé, dont il fallait se détacher. À ce titre, Panique, c'est un peu le meurtre du père, mais de manière très potache. Cela dit, Topor restait malgré tout marqué par un certain esprit surréaliste.
Frédéric Brument : Ce sont en général des histoires courtes, dispersées dans des revues de 1962 à 1996, d’Hara-Kiri à Psikopat, et dont nous avons recueilli les principales dans notre livre Strips Panique.
Topor se défend de « faire de la BD », mais pose sur le média un regard ludique et décalé, en jouant sur les codes de la narration graphique et en changeant de style et d’approche au fil du temps. Certaines BD parues dans les années 1970 dans Charlie mensuel peuvent faire penser au Sempé de la même époque, par exemple. En revanche, dans la revue Strips, il publie des « strips » sans dessin, uniquement composés de jeux typographiques.
Frédéric Brument : Si l’on pense que la seule pièce qu’il ait mise en scène, c'est Ubu, il se place dans la lignée du grand comique français de la fin du XIXe siècle, celui de Jarry, d’Alphonse Allais, ainsi que de dada… Topor s’inscrit d’une certaine manière dans cette tradition moderne et potache, aux sources de l’art moderne.
Par ailleurs, Roland Topor a quasiment toujours vécu à Paris et fut un grand promeneur noctambule. Il est imprégné de cette culture très française, celle des bistrots, des taxis, etc., qu’il raconte dans Café Panique et Taxi Stories.
En septembre prochain, un passage dans le Xe arrondissement, où il a grandi, va d’ailleurs être baptisé « passage Roland Topor ». On peut voir là enfin le début d’une réelle reconnaissance de son importance culturelle, vingt ans après sa disparition.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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