ENTRETIEN – Dans un secteur dominé par des acteurs internationaux, la société française Bookeen fait figure de résistante : depuis 2003, ce fabricant de lecteurs ebook propose des appareils parmi les plus prisés du marché, disponibles au sein d'enseignes de la grande distribution ou de l'électronique. Rencontre avec Michaël Dahan, PDG et cofondateur de la société Bookeen.
Le 02/08/2017 à 16:48 par Antoine Oury
Publié le :
02/08/2017 à 16:48
Michaël Dahan : Bookeen a été créé en avril 2003, par Laurent Picard et moi-même. Aujourd'hui nous sommes entre 20 et 25, si l'on compte les volontaires internationaux en entreprise et les stagiaires. Nous avons une équipe en France, une petite équipe en Chine qui s'occupe de la partie production et qualité, et la moitié de la société, environ, travaille sur la recherche et le développement. Nous avons une équipe R&D ici en France, qui couvre une partie matérielle, une partie logicielle et une partie plateforme ou distribution de contenus. La partie logicielle a vocation à relier les deux autres : la prochaine version, qui sortira en fin d'année, sera bien plus connectée avec la librairie.
Par ailleurs, nous utilisons le Bookeen store comme un laboratoire : nous faisons les développements, nous observons ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, et ensuite nous faisons des recommandations à nos différents partenaires pour leur propre version du store.
Michaël Dahan : En France, nous travaillons notamment avec Carrefour, E.Leclerc et Relay. À l'étranger, nous sommes un partenaire de Carrefour Espagne, pour lequel nous distribuons aussi les fichiers numériques, de Saraiva au Brésil, le plus grand réseau de librairies et premier vendeur d'ebooks dans le pays, qui distribue lui-même les fichiers, d'Adlibris, en Scandinavie, le premier vendeur de livres en ligne. Nous sommes par ailleurs très présents dans les pays de l'Est, mais sur un modèle économique différent, car nous y sommes plus orientés hardware, sans ventes de contenus. 70 % de notre chiffre d'affaires se fait aujourd'hui à l'export.
Michaël Dahan : Kobo, comme Amazon, a une vision très américano-centrée dans un marché qui est saturé. Ces deux sociétés sont plutôt dans le rééquipement, ou dans l'équipement des lecteurs aux usages spécialisés, qui recherchent d'emblée des fonctions bien particulières. En France, le taux d'équipement et celui de pénétration du livre numérique sont tous deux assez bas, et notre objectif à nous est déjà de faire croître la base utilisateurs, avec un produit simple comme ce Nolim nouvelle génération qui s'adresse à tous les lecteurs français.
Il y a un véritable investissement de la part de Carrefour, qui croit à ce segment et qui a enregistré des hausses des ventes de livres numériques. Ce Nolim reste une exclusivité Carrefour — les équipes ont d'ailleurs donné leurs avis sur l'appareil — dans un grand nombre de pays, à l'exception de ceux où l'enseigne n'est pas présente. Pour le lancement, on le retrouve dans les magasins de France, de Belgique et d'Espagne.
Outre le Nolim chez Carrefour, le Cybook reste commercialisé via le réseau Leclerc et via Boulanger, deux circuits qui fonctionne bien, avec des utilisateurs différents. Les Bookeen vendus chez Boulanger redirigent vers le Bookeen store, ceux chez Leclerc vers la boutique de livres numériques Leclerc.
Le nouveau lecteur Nolim (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Michaël Dahan : Aujourd'hui, nous avons deux personnes en charge de cette librairie : une s'occupe du ecommerce, c'est-à-dire de la gestion de Bookeenstore.com et de Bookeen.com, et un elibraire, qui va animer le site et mettre en avant certains titres dans une logique de choix éditorial. Ce qui fonctionne particulièrement chez nous, c'est la fantasy et la science-fiction, avec Bragelonne et eDantès qui sont très actifs sur les opérations commerciales : à ces occasions, nous bénéficions de très bons classements au sein de leurs vendeurs. Nous travaillons aussi sur de la vidéo pour l'animation de la librairie, afin de renforcer le lien entre vendeur et lecteurs.
À nos yeux, la newsletter est l'outil ultime pour le libraire numérique. Nous sommes en constante progression sur le Bookeen store : entre le mois de janvier de l'année dernière et celui de cette année, nous enregistrons une croissance de 80 %. Nous ne sommes pas à des niveaux extravagants, mais le chiffre d'affaires commence à être significatif chez nous.
Michaël Dahan : Nous travaillons tous les aspects d'un site ecommerce, de la même manière que pour nos sites partenaires Nolim, Leclerc, Relay et Carrefour Espagne. Ce qui implique une technologie responsive, une bonne optimisation du référencement, autant de dimensions du digital qui existent chez Bookeen.
Nous sommes un fabricant de hardware [d'appareils, NdR], et identifié comme tel à juste titre, mais depuis 2010, nous sommes de plus en plus sur les ventes numériques. Notre objectif est désormais de générer autant de chiffre d'affaires en digital qu'en hardware d'ici trois ans à peu près, pour 2020. Ainsi, même si les ventes de liseuses sont stables, les ventes de contenus sont en progression. Avec la liseuse Nolim, nous essayons toutefois d'améliorer les ventes de hardware avec cette recherche d'un nouveau public.
De nombreuses enseignes se sont lancées dans la distribution numérique : la Fnac, par exemple, s'est essayée au streaming musical avec Jukebox, qui n'a pas marché, et ils se rapprochent désormais de Deezer. Dans notre cas, la distribution que nous effectuons marche, l'outil est en progression, et nos partenaires n'ont pas vraiment d'intérêt à changer.
Michaël Dahan : Ce qui reste primordial pour nous, c'est de conserver l'usage au cœur des réflexions. Nous sommes assez décorrélés de tout ce qui est effet d'annonce et vocabulaire technologique. Ce qui nous intéresse, c'est l'expérience utilisateur : est-elle plus simple ? Offre-t-elle plus de liberté par rapport à des géants en silos ?
Ce que nous voyons aujourd'hui, c'est que le fonctionnement avec Adobe arrive à son terme. Nous avons réussi à simplifier la démarche de la création de comptes Adobe, notamment grâce à la technologie Vendor ID, si bien que lire un livre protégé sur la liseuse ne pose aucun problème. Mais si les achats sont effectués sur un ordinateur, on tombe dans une sorte de gouffre technologique, on ne comprend plus rien : c'est dû au système d'Adobe, très clairement. Il suffit d'essayer : achetez un livre sur votre ordinateur, double-cliquez dessus et il devient inutilisable, non transférable sur votre liseuse. La disparition de l'écosystème d'Adobe autour de sa DRM reste un bon point.
Michaël Dahan : Parmi les alternatives possibles, on compte notamment LCP et URMS/Marlin. Nous n'avons pas de parti pris, même si les éditeurs nous poussent à aller vers LCP. L'enjeu n°1, pour nous, c'est de changer le moteur de rendu de l'EPUB. Il y a une raison technique à cela : le moteur de rendu d'Adobe, le Reader Mobile SDK, ne fonctionne qu'avec la DRM d'Adobe. S'il avait été possible de l'utiliser en intégrant LCP, nous l'aurions fait, car le moteur de rendu d'Adobe, que nous avons optimisé, fait très bien le boulot.
Du côté des autres moteurs de rendu, nous avons Readium, qui est en place, mais au dire même des gens qui travaillent dessus, c'est une galère. Nous avons donc opté pour un autre moteur de rendu — dont nous ne pouvons pas révéler le nom — le plus léger et le plus rapide possible : nous ne sommes pas dans des usages EPUB 3 fixed layout ou autres, car nous restons sur de la liseuse.
Ensuite, nous travaillons à l'intégration de LCP, de la DRM Adobe et des nouvelles DRM à venir. Une fois le moteur de rendu implémenté, avec toutes les fonctionnalités — que Readium ne propose pas toujours — les DRM importent peu, finalement. Nous intégrerons la DRM Adobe, car c'est un héritage, LCP parce que les éditeurs nous poussent, et si URMS se présente nous l'intégrerons également.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Michaël Dahan : Pour commencer, rappelons que la dynamique de la lecture numérique n'était définitivement pas la même entre les pays anglo-saxons et les pays européens. Commencer son business au Canada ou aux États-Unis permettait de profiter d'une dynamique beaucoup plus forte. Il n'y a pas de secret, les levées de fonds, dans les années 2003-2010, étaient beaucoup plus modestes en Europe par rapport aux États-Unis. Je me souviens par exemple de Kobo qui se présentait comme la petite société de l'ebook après une levée de fonds de 80 millions $... Nous ne sommes pas dans ce cadre, c'est certain.
Il y avait aussi une vraie difficulté à communiquer sur le livre numérique, parce que, assez bizarrement, il y a une contre-communication des éditeurs sur l'ebook. Ils ont tendance à débiner le livre numérique en permanence : « Cela ne marche pas comme nous le pensions, il y a des problèmes techniques, les Français font de la résistance... » Et en même temps, cette situation semble leur convenir.
Michaël Dahan : Nous pensons que c'est faux et qu'un frein est mis sur le marché, à travers un contrôle naturel du marché par les éditeurs qui ont la main via la loi sur le prix unique. Je ne suis pas en train de débiner les éditeurs français, parce que les éditeurs américains ou dans le monde, même sans prix unique, font la même chose : ils défendent le papier. Les éditeurs américains assurent eux aussi que le marché de l'ebook est en régression, que c'est une bonne nouvelle.
Sauf que c'est faux : c'est leur marché qui est en régression, leur part dans le numérique, tandis que l'autoédition est en croissance et vient compenser les ventes. Ce marché de l'autoédition, en France, est en croissance, de 10 à 20 %. Au sein du Bookeen store, il atteint une croissance de 70 %.
A-t-on été assez soutenu ? J'aurais préféré que le soyons plus, bien sûr, mais il s'agit d'un marché au long cours et qui s'avère toujours très prometteur. Rappelons que le marché du livre imprimé mondial pèse pour plus de 120 milliards €, et que la numérisation reste inférieure à 10 %. Est-ce que la liseuse sera toujours l'outil privilégié dans 20 ans ? Nous n'avons pas plus de garanties que le smartphone sera toujours là.
Finalement, nous ne regardons plus les ventes de liseuses, mais celles de contenus. Les segments de ces ventes sont toujours étroits : la littérature générale, et c'est tout. Pas de BD, pas de livres pour enfants si ce n'est sur l'iPad, le scolaire non plus. La littérature générale ne représente que 26 % du marché total du livre en France, soit environ 1 milliard €. Sur ce marché-là, la vente de livres numériques est évaluée autour de 80 millions € : les chiffres ne sont pas aussi terribles que ce qu'on annonce, d'autant plus qu'il reste énormément de segments à conquérir.
Michaël Dahan : Dans l'édition traditionnelle, un comité de lecture sélectionne un certain nombre de titres, puis un certain nombre de livres sur ces derniers rencontrent leur public. Dans le cas de l'autoédition, les meilleurs titres, au sein d'un immense réservoir sans sélection, émergent des meilleures ventes. La mécanique d'extraction est différente. Pour le moment, les éditeurs récupèrent les grands succès de l'autoédition, ce qui peut les rassurer, d'une certaine manière.
Personnellement, je ne serais pas aussi rassuré, car un auteur pourra se dire, à un moment, qu'il n'aura pas besoin de l'édition classique, étant donné les conditions commerciales qu'on lui propose. Certes, on a l'impression que le marché du livre numérique sature, mais il pourrait très bien aussi porter l'émergence de certains auteurs qui sont complètement en dehors du domaine de l'édition.
Michaël Dahan : Il peut, mais il faut qu'il passe par un distributeur qui s'en charge. Aujourd'hui, j'ai envie de créer une plateforme d'autoédition Bookeen, mais je pense que nous sommes encore assez tôt dans ce processus, en France. Nous avons principalement du contenu français et espagnol à l'heure actuelle : les acheteurs espagnols privilégient l'autoédition à cause de son prix.
Nous avons une velléité à aller vers l'autoédition, pour raccourcir la chaîne, quelque part, et proposer des prix publics beaucoup plus accessibles. Pour moi, l'enjeu est de faire émerger les bons livres : comment sortir d'un magma, parce que c'est la vraie difficulté de l'autoédition, les bons titres pour les faire découvrir aux lecteurs. Il faut presque penser à la manière dont cela peut se faire avant de lancer la plateforme.
Michaël Dahan : Amazon représente aujourd'hui 42 % des ventes de livres confondus, numériques et imprimés, aux États-Unis. Cette société a une volonté naturelle de monopole, avec des baisses de prix pour conquérir le marché, suivis par des exigences de nouvelles marges auprès de leurs fournisseurs, les éditeurs. Je comprends l'anxiété des éditeurs, avec la volonté de contrôle des prix. Cependant une mécanique se met en place, qui passe par-dessus les éditeurs.
Il y a sûrement un juste milieu, avec le fait de favoriser les libraires indépendants, comme cela a été fait en France, ce qui a permis d'avoir un marché assez fragmenté. Après, je pense qu'il faut accorder édition de qualité avec des prix accessibles pour que les lecteurs puissent lire. D'autant plus que ces prix accessibles permettent de lutter contre le piratage.
C'est un élément qui est peut-être un peu difficile à admettre, mais les gens achètent aussi parce que les produits ne sont pas chers. Aujourd'hui, en Espagne, les taux de progression de l'autoédition sont beaucoup plus importants que sur l'édition classique.
Notre mission n'est pas de remplacer le livre imprimé par le livre numérique, mais de pousser les gens à lire : grâce au numérique, on peut d'ailleurs lire plus et découvrir plus de livres qu'avant. Je pense d'ailleurs que le travail important, aujourd'hui, porte sur la recommandation.
Michaël Dahan : Les Bookeen Café ont été mis en place à partir de notre communauté qui gravite autour du Bookeen store. Dans une logique de recommandation, nous privilégions les humains, parce que cela correspond à notre image d'acteur indépendant. Nous avons eu envie de revenir à des relations physiques et humaines où les gens se rencontrent et discutent ensemble, tout simplement, ou avec les auteurs. C'est notre manière de dire, aussi, que le numérique n'est pas en opposition au livre.
Michaël Dahan : J'ai commencé à travailler sur le livre numérique dans la première société qui s'était lancée sur le secteur, Cytale, fondée par Jacques Attali. J'étais à l'époque en retour de volontariat international en entreprise, CSN à l'époque, et j'ai été voir un de mes anciens professeurs d'école d'ingénieurs pour lui soumettre ma candidature pour un emploi. Il m'a parlé du projet de Jacques Attali autour du livre électronique. L'idée de base venait d'un des actionnaires de la société, depuis décédé, qui voyageait beaucoup et disait qu'il en avait marre de devoir porter plein de livres à chaque fois. C'était en 1998, mais la principale raison de lire en numérique n'a pas vraiment changé.
Le Nolim de Bookeen (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
En 1998, il n'y avait ni WiFi ni ADSL, nous étions encore en modem intégré, avec branchement du téléphone dessus. On allait sur un store pour télécharger de l'OEB, l'Open eBook, ancêtre de l'EPUB, avec un DRM, Glassbook, conçu par une société ensuite rachetée par Adobe... Nous avions tout implémenté, fait le store, et même numérisé les 1000 premiers titres, dont Amélie Nothomb. Au conseil d'administration de la société, on trouvait donc Jacques Attali, mais aussi Erik Orsenna, et Cytale avait fait, je crois, 11 millions € de levée de fonds... Nous sommes montés jusqu'à 45 personnes, avec un atelier entier pour numériser... Mais la bulle Internet a fait exploser la société. Nous avions même vendu les liseuses à la Fnac.
Quand la société a disparu — entre-temps il y avait eu tous les déboires avec la numérisation de la musique, avec Napster et le MP3, la numérisation des journaux — je me suis dit que le livre allait lui aussi voir cette bascule. Je me suis mis dedans en 2003, en récupérant une partie des stocks de Cytale.
Michaël Dahan : Certains pensaient qu'il fallait un hardware dédié, d'autres non. Mobipocket pensait qu'un hardware dédié n'était pas nécessaire, ils ont été rachetés par Amazon et leur format fait désormais tourner les Kindle. Nous, nous sommes restés sur le hardware. En 2003, nous avions des liseuses — plus tablettes que liseuses, d'ailleurs — que nous avons ouvertes à tous les formats. En 2006, nous avons découvert E Ink : ils étaient venus nous présenter leur produit en 1998, mais il n'y avait alors que 4 pixels sur leur écran.
Quand les lecteurs ebook sont sortis, nous étions convaincus que ce produit pouvait convaincre là où la tablette ne le pouvait pas. Nous avions même des éditeurs Excel et Word sur notre produit à l'époque, mais nous les avons vite abandonnés. En 2007, nous avons sorti les premières liseuses Bookeen, les Cybook Gen 3, nous avions récupéré des appareils sur des étagères pour y rajouter notre logiciel, qui supportait d'ailleurs à l'époque le format Mobipocket d'Amazon. Nous avons ensuite passé des accords avec Adobe pour être les deuxièmes à supporter le RMSDK, après Sony.
Michaël Dahan : Le vrai problème qu'a E Ink, c'est la mise au point de l'écran couleur. Aujourd'hui, E Ink peut faire des écrans plus rapides et plus blancs, plus contrastés, mais nous ne sommes pas dans l'innovation. Il y a des écrans couleur, bien sûr, mais ils sont inutilisables en lecteurs ebook avec 6 secondes pour afficher, en moyenne. Amazon travaille probablement à sa solution d'affichage en couleur depuis le rachat de Liquavista, mais les premiers produits seront sans doute très chers.
Le noir et blanc ne permet pas, de toute façon, de couvrir tous les marchés : le passage par la couleur sera donc la prochaine étape.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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