Il existe une étrange et belle nouvelle de Jean Prévost intitulée « Cauchemar du ciment armé », nouvelle futuriste dans laquelle les hommes, ayant pour désir de stabiliser à jamais leur civilisation, choisissent de reconstruire les villes en ciment armé. Ainsi Paris se retrouve-t-elle entièrement couverte de ciment armé, où les maisons, accumulées les unes sur les autres (car il est plus facile de construire que de détruire), ménagent entre elles des voies aériennes elles-mêmes faites de ciment armé.
Le 16/09/2018 à 09:00 par Les ensablés
Publié le :
16/09/2018 à 09:00
Par François Ouellet
Bien sûr, les étages supérieurs sont occupés par les classes dirigeantes, où le soleil parvient aux terrasses, cependant que les classes inférieures, tout au bas des assemblages, n’ont pour respirer que l’air des machines et pour perspectives que les murs qui les séparent les unes des autres. Mais des villes, peu à peu, certains parviennent à s’échapper, retrouvant dans les forêts un espace de vie propice à la reproduction et à l’organisation sociale. Il fallut plus d’un siècle pour que la révolte des « sylvestres » aboutissent, que soient vaincues les villes de ciment armé et que la nature reprenne ses droits.
Cette nouvelle, que Prévost fait paraître dans La Revue européenne en septembre 1925, peut agir jusqu’à un certain point comme métaphore au roman prolétarien que Jean Prugnot écrit quelques années plus tard, Béton armé. Ce matériau indestructible est ici au service d’un chantier de guerre voué à la construction de la ligne Maginot le long de la frontière franco-allemande ; sauf que chez Prugnot, les hommes sont des vaincus et que la guerre paraît inévitable.
Publié d’abord en feuilleton en 1937 dans Le Peuple, organe de la CGT dont Henry Poulaille est directeur littéraire, Béton armé ne sera édité chez Grasset qu’en 1946, où là encore c’est à l’amitié du dirigeant du groupe prolétarien que Prugnot doit cette publication. Dans l’esprit de l’écriture autobiographique et volontairement réaliste de la gauche de l’époque, aussi bien du côté des éditions Rieder et d’Europe que du côté de certains écrivains populistes, Béton armé, unique roman de l’auteur, est composé de brèves vignettes narratives relativement autonomes, ce qui peut parfois apparenter les chapitres à des nouvelles ; d’ailleurs, le chapitre douze, par exemple, parut dans l’hebdomadaire socialiste Le Populaire du 26 avril 1937 sous le titre « L’espion », précédé de cette mention générique : « Conte de Jean Prugnot ». C’est qu’au fond il n’y a pas de grande action et d’événements dominants dans ce roman ; c’est plus simplement le récit d’une forme de misère ouvrière quotidienne et de la révolte refoulée du protagoniste, Pierre Fabre.
Fabre est ingénieur électrique de formation. Mais il a le malheur de terminer ses études au moment de la crise économique des années 1930, de sorte qu’il doit se contenter (et encore, il lui faut se battre pour avoir du travail) d’un emploi sur un grand chantier de guerre. Le cas de Fabre, sous-payé, n’est pas unique : le chantier regorge d’ouvriers spécialistes qui ne sont que manœuvres ; en contexte de récession, les patrons ont beau jeu et ne s’en privent pas. Fabre a le sentiment de s’être fait flouer par la vie. Sur le chantier, il n’est pas le plus malheureux, mais il doit composer constamment avec des délais et des rendements irréalistes. Surtout, la soumission des hommes l’indigne profondément. Comment des hommes peuvent-ils accepter de préparer la guerre, laquelle va ensuite prendre leur vie et engraisser les politiciens, les généraux et les marchands qui en vivent, les grands dirigeants qui les exploitent ?
Fabre rêve d’un autre système, où les employés ne seraient pas que des outils entre les mains des patrons, un système dans lequel la solidarité des hommes remplacerait le commandement que des hommes imposent à d’autres, où tous travailleraient de cœur pour une cause commune. Fabre est habité par l’esprit de révolte, mais ne sait comment lutter, comment agir. Ni comment convaincre ses compagnons, qui saisissent mal le rouage qui les exploite et ne pensent d’ailleurs eux-mêmes qu’à « arriver ». Avec le géomètre Villeval, Fabre discute émancipation et révolution, mais son ami ne se fait pas d’illusion : « Vous me faites rire, Fabre ! Est-ce qu’ils voient seulement où sont leurs véritables intérêts, vos types ? Si l’un d’eux, demain, était à la place du patron, croyez-vous que les choses se passeraient d’une autre façon ? Patron à son tour, votre type s’installerait dans son fauteuil d’exploiteur... » Mais Villeval est un pessimiste, dit-on. Pourtant il en a vu d’autres. Fabre, à vingt-cinq ans, fait son initiation, et elle n’est pas belle. À la fin, il est licencié. Désemparé, il ne lui reste plus au cœur qu’un désir de tuer.
Prugnot commence à rédiger son roman en 1933. En janvier de l’année précédente, il était entré au service du chantier qu’il décrit dans son roman. Son rêve, mais contre l’avis de sa famille qui pesait trop fort dans la balance, avait été de prendre le large, de se faire marin, comme Edouard Peisson, cet autre écrivain prolétarien qui a longtemps navigué avant de se consacrer à la littérature. Sa première expérience d’ingénieur n’apprit à Prugnot qu’à être malheureux. Et elle fut brève, car il fut congédié, comme Fabre, un an après son embauche. Après une période de chômage, il devint commis des postes en 1935, comme ses parents l’avaient été avant lui. Tous ses espoirs pour en arriver là ! Prugnot fait ensuite sa niche dans les bureaux de la poste, mais il a de la suite dans les idées : il milite au syndicat des Postes et la littérature le conduit à s’occuper de la critique littéraire dans le journal syndical des P.T.T. C’est là, principalement, que Prugnot, devenu un proche de Poulaille, œuvre, jusqu’à la guerre, à la défense et à la reconnaissance de la littérature prolétarienne. Après la guerre, il retrouvera un emploi d’ingénieur. Il a donné au Maitron, le célèbre dictionnaire du mouvement ouvrier, une soixantaine de notices, notamment sur Marcel Martinet, Régis Messac et Magdeleine Paz.
Présentant le roman, Henry Poulaille écrivait que « Béton armén’a pas été conçu pour être jugé des critiques littéraires, mais pour être jugé par des hommes qui travaillent ». Commentaire qui sent son époque, quand Poulaille et les prolétariens prétendaient écrire pour le peuple, comme s’ils pouvaient échapper à toute forme d’institutionnalisation. Le groupe prolétarien, qui avait d’emblée méprisé les populistes réunis autour de Léon Lemonnier et d’André Thérive, eut tôt fait d’être pris en grippe par les communistes : cette querelle de gauche était dans sa forme parfaitement bourgeoise. On ne sort pas de la littérature en faisant de la littérature, fût-elle prolétarienne, c’est-à-dire au ras de l’expérience ouvrière, sentant la sueur, la misère et l’injustice.
En 2018, Béton armé, c’est une sorte de petit chef-d’œuvre littéraire, rédigé d’une main sûre, et les ouvriers d’aujourd’hui s’en foutent autant que ceux d’autrefois. Henri Barbusse, écrivain phare de la gauche de l’époque, avait contre lui, selon Poulaille, « le magnifique succès du Feu, le seul succès littéraire imposé pour la seule valeur de l’œuvre », défaut à ses yeux « impardonnable » en 1930, mais aujourd’hui à nos yeux plus que louable. Il en va de même sans doute de la trilogie de Poulaille autour de la famille Magneux et de Béton armé, que plus personne ne lirait sans leur intérêt proprement littéraire. Que cet intérêt soit ouvrier nous dit sans doute quelque chose sur la condition ouvrière de l’époque, mais il nous dit aussi et surtout qu’il y eut dans les années 1930 quelques vrais bons écrivains issus du peuple qui savaient s’y prendre et qui, littérairement, n’avaient rien à envier (et pas plus aujourd’hui) à Pierre Benoit ou à Paul Morand.
En 2016, l’indispensable éditeur Plein chant, que dirige Edmond Thomas, a réuni en un seul volume, dans une belle édition documentée, plusieurs de ces articles de Prugnot sous le titre Des voix ouvrières. Cet éditeur rééditait il y a quelques mois Béton armé dans la précieuse collection « Voix d’en bas », où on trouve nombre d’œuvres prolétariennes rares du siècle dernier. Un bijou de collection à découvrir
Jean Prugnot - Béton armé - Plein Chant - 9782854523379 - 18 €
Paru le 01/01/2018
300 pages
Plein Chant
18,00 €
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