ActuaLitté : En tant que nouvelle présidente de l'ABF, quels sujets vous semblent cruciaux pour les bibliothèques et les bibliothécaires, ces trois prochaines années ?
Ces dernières années, les bibliothèques font face à deux tendances opposées : d'un côté, elles sont valorisées dans leurs missions auprès des publics, et mises en avant comme des moyens d'accès à la culture pour tous. De l'autre, les budgets de certaines tutelles se réduisent fortement, alors qu'un Plan Bibliothèque gouvernemental est censé apporter un nouveau souffle matériel et financier. Alice Bernard, présidente récemment élue de l'Association des Bibliothécaires de France, revient avec nous sur quelques sujets d'actualité.
Alice Bernard : Lors de son séminaire se déroulant à Dijon, le conseil national a défini les orientations qui accompagneront ce mandat. D’une part, affirmer le rôle des bibliothèques comme lieu de citoyenneté : dans l’accès aux droits (culturels, à l’information…), mais pour les acteurs culturels, c’est aussi un regard sur l’autre. Par nos différentes actions, les bibliothèques permettent de poser un regard, de le croiser à un autre, de favoriser la rencontre et promouvoir le vivre ensemble. D’autre part, l'inclusion sous ces différentes formes, notamment numérique, sera un autre axe de travail : faire en sorte de rendre le numérique et la bibliothèque (comme la vie en société en général) accessibles à tous et à toutes, que chaque individu y trouve sa place quels que soient ses envies, besoins, difficultés, parcours de vie. La démarche “Facile à lire” est un exemple qui va dans ce sens.
Citoyenneté, inclusion, les bibliothèques sont un acteur essentiel sur ces points, souvent mal ou pas reconnues par les pouvoirs publics. Nous relions également ces orientations à une volonté commune de réaffirmer les valeurs de l’ABF qui s’incarnent dans notre charte Bib’lib, et de les faire rayonner davantage auprès des bibliothèques et des élus. Cette charte du droit fondamental des citoyens à accéder à l’information et aux savoirs par les bibliothèques est clairement d’actualité.
Alice Bernard : Cette question des horaires d’ouverture a été initiée par le ministre Frédéric Mitterrand en 2010. Le sujet n’est donc pas nouveau. Toutefois, le contexte économique actuel est encore plus contraignant. Il faut être vigilant car les mesures et moyens proposés par État, aussi intéressants soient-ils, sont soumis à des limites. Ils sont certes incitatifs, mais inciter ne suffit pas à garantir.
Rappelons déjà certaines évidences : les moyens financiers sont temporaires, leur mise en œuvre ne couvre pas l’intégralité des dépenses (le reste est à la charge de la collectivité), et rapporté au nombre de bibliothèques existantes, le budget mis en œuvre reste insuffisant. Les aides de l’État sont tout à fait utiles pour étudier la faisabilité et enclencher les expérimentations. Un supplément budgétaire a d’ailleurs été alloué à l’enveloppe 2019. Il est heureux que ce soutien financier puisse durer jusqu’à 5 ans car ce type de changement se fait sur le temps long. Mais que se passera-t-il lorsque ces aides prendront fin ? Y aura-t-il des remises en cause de projets ? De plus, les mesures proposées peuvent ne pas être pérennes en raison de la libre administration des collectivités. Ces mesures peuvent être ressenties comme des effets cliquets visant à empêcher le retour en arrière d'un processus une fois un certain stade dépassé. Cela peut aussi répondre à de réelles motivations, mais comment distinguer l’un de l’autre ?
Une autre interrogation est liée à la mise en place du pacte financier et fiscal. Cet outil de gestion du territoire limite sérieusement l’intérêt de ses aides pour les collectivités concernées (Grandes communes, Métropoles et Départements). En effet, pour élargir les heures d’ouverture, il est très souvent nécessaire d’embaucher. Si les collectivités ayant signé le pacte financier font cela, elles peuvent dépasser un plafond et être pénalisées. Au final, il est probable que les aides ne servent à rien dans ces cas-là sauf si le Ministère des finances accepte des exceptions.
Au-delà de la pérennisation, nos points de vigilance se portent aussi sur la manière dont les projets sont mis en œuvre. Il est certes important que les bibliothèques puissent ouvrir plus car c’est le premier service à rendre aux habitants d’un territoire ; mais pas n’importe comment. Il faut bien étudier en amont les horaires utiles aux habitants via un diagnostic temporel, il n’est pas question d’ouvrir plus par effet de mode. À cette étude doit être mis en regard les moyens nécessaires, notamment en personnel : il sera peut-être inévitable de renoncer ou réduire certains services, ou réorganiser le fonctionnement de la bibliothèque. Il est essentiel de se donner le temps du dialogue social pour aboutir à un accord qui ne se fasse pas au détriment des conditions de travail et de vie des bibliothécaires. Une fois l’extension actée, il importe de suivre et évaluer l’impact des choix horaires faits pour être capable de réadapter l’offre, voire la remettre en cause en cas d’absence d’efficience. Autre point, la presse a eu tendance à généraliser l’extension des horaires au dimanche. Or non seulement ce n’est pas pertinent partout en France, en fonction des lieux et des modes de vie des habitants, mais c’est oublier qu’il y a d’autres jours ou moments de la journée où une bibliothèque peut être fermée (lundi, pause méridienne, soirée…). Réfléchissons donc également à comment ouvrir mieux : en remaniant les horaires actuels afin qu’ils soient en adéquation avec les besoins identifiés, en coordonnant les ouvertures entre bibliothèque universitaire et bibliothèque municipale, etc.
Hormis la question des horaires, ouvrir mieux recouvre aussi d’autres aspects. Par exemple, assurer des moyens (humains et financiers) pour exercer une mission de service public de qualité, étendre la gratuité du prêt déjà à l’œuvre dans certaines villes, casser les barrières invisibles des non-usagers qui s’imaginent qu’une bibliothèque n’est pas pour eux... Ce dernier point sera d’ailleurs un sujet abordé lors de notre prochain congrès. L’ABF attend toujours un plan clair concernant cet aspect d’ « Ouvrir mieux les bibliothèques ». Quels sont les axes privilégiés par le Ministre ? Quelles aides ? Quels dispositifs mis en place ? Cette partie reste floue et insatisfaisante suite aux prémisses esquissées dans le rapport Orsenna.
Alice Bernard : Une campagne de promotion des bibliothèques ne pourra avoir lieu qu’à partir de messages clairs auprès des habitants et des décideurs. Une telle campagne devrait pouvoir s’appuyer sur l’enquête en cours sur l’impact social et économique des bibliothèques. Cette dernière a pris du retard et les résultats devraient être disponibles fin 2019 ou début 2020. Nous verrons alors si nous avons matière à communiquer de manière claire et efficace. Cette campagne devra être co-portée par le Ministère de la Culture ou le CNL et l’ABF.
Alice Bernard : L’ABF, l’ABD et l’ADBGV ont été associé au groupe de travail. Les bibliothèques pourront être présentes en valorisant leurs actions culturelles et leurs lieux. En fait, le Pass Culture ne veut pas uniquement donner accès à des offres payantes, même si c’est ce qui peut être perçu au premier regard, mais rendre visible toute l’offre culturelle sur un territoire grâce à un système de géolocalisation. Par exemple, la médiathèque de Villepinte qui est située dans un des départements en expérimentation, y propose déjà sa programmation événementielle. Ainsi, une bibliothèque peut toute à fait communiquer sur ses animations dédiées au public concerné, voire également prévoir d’offrir un abonnement gratuit (sous réserve de faisabilité administrative). Nous continuons à suivre l’évolution des expérimentations.
Alice Bernard : Il s’agit d’un courrier commun avec d’autres associations professionnelles afin de simplifier et de rendre plus abordable le système PNB. À partir des remontées de ses adhérents et de ses orientations, l’ABF exerce dans ce cas un rôle de revendication mais c’est Réseau Carel qui est chargé de la négociation éditeur par éditeur. Le Ministère de la Culture accompagne et soutien les demandes des bibliothécaires mais ne prend pas part à ces négociations. Une réunion a eu lieu le 15 février au ministère de la culture. L’ABF était présente et a donné son point de vue.
Quoiqu’il en soit, le dispositif PNB a évolué depuis son expérimentation et les tests de DILICOM concernant de nouvelles DRM moins lourdes dans leur mise en application est un vrai pas en avant (DRM LCP). Par contre, il serait sans doute intéressant maintenant de mettre autour de la table les fabricants de liseuses afin qu’ils intègrent rapidement ce nouveau système à leur matériel. Non seulement sur les nouveaux modèles, mais également sur ceux actuels.
Et, à un autre niveau, il importe aussi que les éditeurs jouent pleinement le jeu et ouvrent enfin l’intégralité de leur catalogue. Y compris aux nouveautés les plus attendues sur PNB, ce qui est loin d’être le cas. De plus, certains ne proposent que du « une copie - un utilisateur » ou ne mettent à disposition leurs livres qu’à des tarifs frôlant l'indécence. Cet immobilisme et cette incompréhension de ce qu’est réellement le numérique et l’attente de nos lecteurs ne peut que freiner le développement de la lecture numérique en bibliothèque.
Un autre point essentiel est qu’il faut consentir un véritable effort pour les petites bibliothèques qui souhaitent intégrer le projet. Car autrement, un vrai fossé numérique risque de se creuser entre les bibliothèques qui ont la capacité à proposer des livres numériques à leurs usagers, et les autres qui financièrement ne peuvent pas se le permettre. À l’heure où l’on parle tant d’e-inclusion, ceci n’est pas tolérable. Outre PNB, l’ABF restera vigilante quant à l’émergence d’autres solutions alternatives et saura les porter le cas échéant. Quant au livre audio, il reste une piste ouverte sur laquelle il faut travailler et avancer.
Alice Bernard : Comme Eblida et malgré leur mise à jour, nous demandons toujours le retrait des articles 11 et 13 qui sont susceptibles d’avoir des conséquences néfastes pour les citoyens en matière d’accès à l’information, et pour les bibliothèques. Le vote définitif au Parlement européen doit avoir lieu fin mars ou en avril, laissant encore le temps à la mobilisation et à un sursaut positif.
Alice Bernard : Même si la colère des éditeurs et auteurs est compréhensible par l’absence de juste rémunération causée par cette pratique, ce « prêt contrôlé » est le signe que l’offre de lecture numérique existante n’est pas au niveau des attentes des lecteurs. Les bibliothèques partenaires d’Internet Archive tentent de répondre à des besoins de lecteurs, et de pallier à ce que des éditeurs n’ont pas su ou pu faire : rendre l’intégralité de leur catalogue de titres imprimés aussi disponibles au format numérique, même les textes les moins rentables...
Un état de fait que nous constatons également en France, en bibliothèque, quand nous construisons nos offres de lecture numérique. De plus, cette démarche ne s’exerce pas n’importe comment : l’accès à l’ouvrage est défini pour un temps limité, et un système de verrou empêche la copie. Nous ne disons pas que cette pratique est légitime, juste qu’il faut en tenir compte pour orienter les efforts des éditeurs.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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