Au carrefour de ruelles obscures se dresse Malpertuis. Quentin Moretus Cassave, le maître de cette grande maison, s’éteint sur son lit de mort et fait lire à sa famille réunie les articles de son testament. Pour recevoir l’héritage, les héritiers doivent s’engager à venir vivre au sein de ce lieu rempli de mystères et seul le dernier d’entre eux recevra la fortune. Le dernier ? Dans cette demeure hantée peuplée d’une faune étrange et où le temps s’étire à la croisée des mondes, les périls sont immenses. Jean-Jacques Grandsire, un jeune neveu de Cassave, nous confie avec effroi les heurts et malheurs de Malpertuis. Un chef-d’œuvre du fantastique belge à redécouvrir. Par Louis Morès.
Le 08/01/2023 à 09:00 par Les ensablés
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08/01/2023 à 09:00
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C’est tout d’abord l’histoire d’un manuscrit volé contenant les témoignages de différents personnages ayant eu affaire à Malpertuis. Un cambrioleur, dont on ne connaît pas le nom, confie en ouverture de l’ouvrage avoir dérobé une série de documents dans un couvent, et les avoir ensuite réarrangés pour nous offrir la succession des chapitres de ce livre. D’emblée, le roman instille un doute dans le chef du narrateur et perturbe les limites et les lois du genre.
Ce cambrioleur émet des commentaires philologiques, graphologiques, tout en nous préparant à affronter la suite de la lecture : « Quatre mains frémissantes de fièvre, sinon cinq, ont collaboré à la rédaction de ce mémoire de mystère et d’épouvante. » Des manuscrits datant probablement de la fin du XIXe siècle. Jean-Jacques Grandsire, âgé de vingt ans, est le principal témoin-narrateur, accompagné des récits de religieux, les abbés Doucedame-le-Vieil, Doucedame-le-Jeune et Dom Misseron. Les histoires s’entremêlent, la narration se complexifie et les références, souvent opaques, se multiplient.
Mais l’on comprend rapidement qu’un lourd secret pèse sur les murs et les habitants. Les époux Griboin, concierges, sont taiseux, fuyants et entretiennent une étrange créature « sans visage » qui cire les planchers. Lampernisse, un autre habitant, se charge aussi de l’entretien, et surtout de maintenir la lumière dans ces couloirs sombres. Il est régulièrement amené à rallumer les flammes et lutte continuellement contre « une chose-qui-souffle-les-lampes ».
« Tout à coup, une attention inquiète tend tous les visages, celui d’Euryale excepté. Des pas très lourds font sonner les dalles du vestibule, comme si elles étaient creuses ; puis la porte s’ouvre en criant sur ses gonds. – Je me demande où se cache celui qui éteint les lampes ! fait une voix plaintive. (…) il l’a soufflée. — Qui donc ? implore la tante Dideloo. - Qui le sait ? Je n’ai jamais cherché à le voir, car je le pressens noir et terrible. Il éteint toutes les lampes, il les souffle ou pince leur flamme à mort », répond Lampernisse. »
Les membres de la famille s’accommodent comme ils le peuvent de cette atmosphère. Les épisodes de terreur succèdent à de plus ou moins longs moments de routine. Le Docteur Sambucque, médecin de famille figurant également sur le testament, est lié d’amitié avec le cousin Philarète, un taxidermiste qui a emménagé avec son atelier. L’abbé Doucedame-le-Jeune et le père Eisengott, amis de la famille, leur rendent souvent visite. L’oncle et la tante Dideloo, les cousines Éléonore, Rosalie, Euryale, Alice (ces deux dernières ayant un faible pour Jean-Jacques et tentent de le séduire), passent des journées identiques, rythmées par les occupations habituelles.
Élodie est chargée de l’intendance. Elle prépare des repas qui se partagent le soir, suivis de parties de jeux de société et d’autres distractions. Avec M. Krook et Lampernisse, Nancy, la sœur de Jean-Jacques, s’occupe du « magasin de couleurs », situé en annexe de la maison et à propos duquel nous sommes peu informés. Est-ce un magasin de peinture ? De décoration ? Pourquoi est-il si inaccessible et protégé comme un sanctuaire ? Jean-Jacques se pose toutes ces questions, alors que les discours énigmatiques de certains habitants suscitent continuellement son incompréhension.
Fleur de mes songes, répond le vieux médecin (à Nancy), vous adressez-vous à Escualpe ou à Térésias ? Au guérisseur ou au guetteur d’étoiles ?
(…)
Je me nomme Lampernisse et je jouissais des couleurs. Maintenant, on m’a mis dans le noir.
(…)
L’abbé Doucedame prenait parfois un air mystérieux pour répondre : Les couleurs… ah mon petit, souviens-toi des magnifiques études du docteur Misès. Couleurs… paroles des anges… L’oncle Cassave a voulu voler quelque chose ànos célestes amis, mais chut ! » (…) Malpertuis est un « pli dans l’espace » (…) un « abominable lieu de contact ».
(…)
Euryale : « Quand tout le monde ici sera mort, nous deux exceptés, tu m’épouseras… »
(…)
Philarète : « J’ai fabriqué un nouveau piège à souris. (…) Toi qui connais la maison, cousin, tu devrais me l’installer au bon endroit, dans les greniers par exemple. (…) Le monde de ces vieux greniers est bien étrange. »
Tous usent de métaphores mythologiques, d’expressions désuètes et hermétiques, d’histoires invraisemblables. Parfois, les noms et les formules d’adresse changent. L’oncle Dideloo appelle Alice : Alecta. D’autres fois, le Dr Sambucque appelle Nancy : Déesse… Quand Jean-Jacques pense avoir capturé une souris grâce au piège posé dans une trappe du grenier, Lampernisse le met en garde : « Ne dites plus rien… et surtout n’ouvrez pas la trappe ! Ils se répandraient dans toute la maison ! » Téméraire, il la soulève quand même et tombe sur des « marmousets, d’immondes insectes », des « êtres expression même de l’horreur, de la colère ».
Il s’enfuit en hurlant et toutes les lampes de la maison s’éteignent. Plus tard, dans un moment suspendu entre rêve et réel, Jean-Jacques assiste à de terrifiantes scènes, durant lesquelles les résidents se combattent, dotés d’apparences et de pouvoirs monstrueux. Il voit Alice se transformer en créature immonde, à la bouche immense et noire, ayant une auréole de serpents comme chevelure. Elle assassine l’oncle Dideloo. Le concierge Griboin crache des flammes et réduit en cendres le Dr Sambucque. Après avoir regardé fixement Euryale dans les yeux, la tante Dideloo est pétrifiée et se brise sur le sol. À chaque fois, Jean-Jacques est protégé et sauvé par le père Eisengott. Ceux qui disparaissent ne reviennent jamais.
Ces récits d’épouvante à Malpertuis sont entrecoupés de témoignages d’autres personnages ayant eu affaire à elle et qui éclairent sur sa nature. Dans ses extraits de mémoires, l’abbé Doucedame-le-Vieil relate des voyages dans les îles grecques, à la recherche d’« on ne sait quoi de puissant et de fantastique », et révèle la quête lancée jadis par Cassave pour y retrouver et capturer d’antiques forces, afin de s’en nourrir. Doucedame-le-Jeune et Dom Misseron se livrent, eux, à des hypothèses d’interprétation et d’analyse des phénomènes. On révèle que Cassave était docteur en sciences occultes, démonologue et théoricien, et qu’il formula sa loi :
« Les hommes ont fait les dieux, du moins, ils ont contribué à leur perfection et à leur puissance (…) les dieux meurent… Quelque part dans l’Espace, flottent des cadavres inouïs… Quelque part dans cet Espace, des agonies monstrueuses s’achèvent le long des siècles et des millénaires (…) les divinités de l’Attique n’ont pas encore disparu du cœur et de l’esprit des humains ; la légende, les livres, les arts ont continué d’alimenter le brasier que les siècles ont surchargé de cendre. »
De ces voyages, les serviteurs de Cassave ont ramené des restes capturés de divinités languissantes, auxquelles une apparence humaine a été donnée par le moyen d’une taxidermie ensorcelée, réalisée par Philarète. Ces personnages formant une grande famille recomposée seraient-ils tous des dieux ? Nombreux sont liés par la malédiction de Cassave, mais ont tendance à oublier leur essence véritable, car sujets à « d’imprévisibles alternances de déité et d’humanité ».
Les couleurs, la lumière, c’est de l’essence divine capturée et enfermée dans Malpertuis, soumise aux volontés du Maître de maison et à l’assaut des ténèbres, car, parmi les puissances reliées, beaucoup sont des forces maudites et infernales. Le père Eisengott semble doté d’une puissance surnaturelle qu’il contrôle. Il agit pour le bien et serait un reste de Zeus lui-même. Le concierge Griboin, ouvrier de la maison et cracheur de feu, est Héphaïstos. Les conflits connus dans la mythologie se poursuivent à Malpertuis où, à certains moments, chaque habitant tente de déceler quelle est la nature de l’autre.
La violence explose après le décès de Cassave. Euryale, qui est la Gorgone du même nom, affronte Alice, une Euménide, divinité du Tartare, dans une compétition amoureuse pour séduire Jean-Jacques. Leur jalousie et leur colère s’accroissent au point de menacer la vie du jeune homme, qui semble pour sa part ne rien soupçonner d’une éventuelle filiation divine. La promesse faite par Euryale de survivre à deux, d’hériter et de dominer Malpertuis pour le meilleur et pour le pire se réalisera-t-elle ?
Nous en restons là et laissons la fin se dévoiler aux courageux lecteurs qui oseront affronter ce roman fantastique mêlant avec une brillante intensité la narration du surnaturel, les questionnements des croyances et des phénomènes religieux tout en élaborant une véritable culture du mystère.
Jean Ray, de son vrai nom Raymond De Kremer, est né à Gand en 1887. Il a mené une carrière littéraire dans l’ombre, ponctuée de quelques coups d’éclat. En 1925, il publie un recueil à succès, Les Contes du Whisky, puis connaît des affaires judiciaires et devient un mal-aimé qui ne peut plus exister que sous divers pseudonymes. Le surnaturel parcourt nombre de ses œuvres, qui se concentrent notamment sur les genres policier et fantastique.
L’écrivain aux marges de la scène réémerge sous l’Occupation, alors que se développe une littérature belge spécifiquement autonome, l’importation de livres venant de France ayant été interdite. C’est durant cette période trouble que paraît Malpertuis, qui connaît un certain succès. Après la guerre, il retombe dans l’oubli, mais sera redécouvert et rééditéquelques années avant sa mort, survenue en 1964.
1 Commentaire
Cet exam là
22/06/2023 à 13:35
Super ctt très utile merci