Engluée dans des dettes abyssales, avec un déficit de 565.000 € en 2021, la société Quatre, propriétaire des revues XXI et 6Mois, a été liquidée fin octobre. Les deux titres ont été repris par le groupe de presse Indigo Publications, qui les réunira dans un seul, XXI, diffusé en librairie, points Relay et par abonnement. La meilleure des conclusions ? Pas vraiment pour les auteurs et illustrateurs, qui évaluent les impayés à 500.000 €.
Le 28/11/2023 à 15:19 par Antoine Oury
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28/11/2023 à 15:19
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Le numéro 63 de la revue XXI vient de paraitre avec, en couverture, « Les patronnes du monde d'après ». Un titre qui résonne avec l'ouverture d'une nouvelle ère pour le titre, lancé en 2008 et qui figure parmi les pionniers des « mooks », ces revues à mi-chemin entre le magazine et le livre, vendues en kiosque et dans les librairies pour un prix souvent supérieur à la quinzaine d'euros (19 € pour XXI).
Cette parution a un petit goût amer pour près d'une cinquantaine de collaborateurs, auteurs, illustrateurs et photographes. Depuis des années, la publication, exsangue, multiplie les commandes sans pour autant honorer les rémunérations promises. Le « Collectif Impayés XXI et 6Mois » entend désormais faire pression sur Indigo Publications, le nouveau propriétaire, qui assure que les impayés ne sont pas de son ressort.
Les sommaires de la revue XXI sont bien fournis : les 180 pages comprennent des textes, des illustrations, des photographies. De nombreux auteurs et autrices sont donc sollicités, et la direction artistique du titre démarche même directement certains créateurs.
Dans le cas récent d'une illustratrice, un « budget » lui est annoncé pour le dessin commandé en 2023, mais une fois celui-ci réalisé, envoyé et validé, les nouvelles concernant le règlement se font attendre. Après relance, elle obtient une information précieuse : « Les factures sont en général payées à parution. » Plusieurs semaines après celle-ci, la facture émise par la professionnelle reste toujours impayée à ce jour...
Le nombre de collaborateurs en attente d'une rémunération de la part de XXI s'élève au moins à une quinzaine de personnes, et une trentaine pour 6Mois. Car les déboires financiers des revue ne datent pas d'hier : en 2018 déjà, au moment de la cession de XXI et 6Mois par Laurent Beccaria (Les Arènes) à Quatre (qui édite aussi La Revue dessinée et Topo) et les éditions du Seuil, une dette conséquente avait été révélée, pesant, ici aussi, sur les auteurs et photographes.
À l'époque, Beccaria se défaussait de la dette sur les repreneurs : « La Revue dessinée et Le Seuil, dont le PDG cosigne les éditoriaux et qui appartient à l’un des trois plus gros groupes d’édition en France, sont des entreprises solides », expliquait-il à 20 Minutes. « Ils ont récupéré à bas prix deux joyaux et ils ont la puissance et la surface financière pour assumer la continuité éditoriale de ces deux titres. Ils ne vont pas rester longtemps en risque juridique vis-à-vis des auteurs. »
Il semblerait que si, puisque la situation économique de Quatre, dès 2019, est largement dans le rouge. Les difficultés de paiement sont donc loin d'être une surprise : « Il est plus que tentant de penser qu'au moment où la commande est passée, XXI sait parfaitement qu'ils ne pourront payer », constate aujourd'hui une autrice lésée.
Malgré les difficultés financières, la revue ne réduit pas la voilure, au contraire : outre les commandes qui s'enchainent, elle annonce même, début 2023, l'inauguration d'une maison d'édition, pour des « reportages littéraires ». Quant aux éditions du Seuil, détentrices d'un volume substantiel de voix au sein de la société Quatre, il semble improbable qu'elles n'aient jamais eu connaissance de sa situation économique. Interrogé, le service presse de la maison n'a pas répondu à nos demandes.
Le problème étant le suivant : lorsque XXI met aujourd'hui en avant "le prix du papier" comme cause de ses problèmes, comment expliquer qu'ils aient décidé de lancer de nouveaux projets éditoriaux papier alors même que la situation s'aggravait ? Pourquoi ne pas avoir décidé de payer les gens avant de s'engager dans ces projets là ? Il faut croire qu'ils ont envisagé que le redressement judiciaire les absoudrait, et leur permettrait de reprendre tout "à zéro", en considérant que les auteurs étaient quantité négligeable. Tout en continuant d'utiliser leur image, leur travail, et en prétendant être une revue "éthique"
- Une ancienne collaboratrice de la revue XXI
La société Quatre et les éditions du Seuil auraient finalement tenu le même raisonnement que Laurent Beccaria en son temps : les impayés seront réglés par l'éventuel repreneur, et les auteurs attendront.
Le 25 juillet 2023, Quatre est placée en état de cessation de paiements, en raison d'une trésorerie largement insuffisante pour régler ses dettes. Elle se lance en quête d'un repreneur, mais les prétendants ne sont pas nombreux : seul le groupe Indigo Publications se présente, avec une offre, étant donné la dette, minimale.
3000 € sont ainsi mis sur la table pour la reprise des deux revues XXI et 6Mois, par un repreneur qui a de toute évidence connaissance du passif de la société. Dès le mois de juillet 2023, Libération présentait en effet l'hypothèse d'une reprise par Indigo, précisant au passage que XXI « ne paye plus ses pigistes depuis plusieurs mois ».
Autant dire qu'Indigo ne tombait pas véritablement des nues en découvrant les nombreux impayés que trainaient XXI et 6Mois. Le 27 octobre, dans une communication, le groupe évoque l'avenir de XXI (6Mois sera intégré dans cette dernière revue).
Pour assurer le développement de la revue, Indigo Publications renforcera ses capacités d’investigation avec le recrutement immédiat d’un journaliste chef d’enquête, Clément Fayol, spécialisé dans le décryptage des réseaux de pouvoir en France et à l’international. Sera également lancé dès janvier 2024 un site internet qui publiera à un rythme hebdomadaire des enquêtes, reportages et portfolios en cohérence éditoriale avec l’édition imprimée.
- Indigo Publications
Aucune information n'est communiquée sur le sort des auteurs, illustrateurs et photographes. Si bien que, sous la pression populaire et les protestations, un nouveau message apparait, le 16 novembre dernier. Il répond aux critiques des collaborateurs de XXI et 6Mois, « légitimement indignés [...] de ne pas avoir été payés pour les travaux qu'ils ont effectués ».
Le groupe indique rappelle plus loin que les travaux effectués par les journalistes pigistes entre le 8 août et le 27 octobre ont été « payés par l'AGS », le régime de garantie des salaires. D'après Indigo, l'administratrice judiciaire a fait en sorte que Quatre honore les travaux facturés : « C'est ce qui a été fait, à l'exception notable de près de 20 000 euros de commandes à des auteurs qui n'ont pu être payés, faute d'une trésorerie suffisante. »
Le groupe assure qu'il règlera les factures du numéro 63 de XXI et du numéro 27 de 6Mois, parus en ce mois de novembre, « sous sa responsabilité ». « Ces règlements sont en cours », promet Indigo. Toutefois, il termine en rappelant qu'« Indigo Editions n'est redevable d'aucune des dettes contractées par la société Quatre avant le 28 octobre, hormis celles clairement identifiées dans son offre de reprise et qui s'élèvent à près de 300.000 € (il s'agit principalement de la dette vis-à-vis des abonnés) ». Nous avons contacté Indigo pour obtenir des précisions, sans succès.
Selon nos sources, la dette vis-à-vis des collaborateurs, elle, ne serait jamais mentionnée dans les documents du tribunal de commerce, compliquant encore un peu plus son recouvrement. Et les auteurs n'apprécient guère la communication d'Indigo. « Ils envisagent d'investir 300 000 euros pour sa relance », nous indique une source, citant un article du Monde. « Or, le fait est que le groupe Indigo, aujourd'hui propriétaire du stock, continue à commercialiser les revues contenant notre travail non rémunéré. À titre personnel, ayant réalisé la couverture d'un numéro, je vois mon travail utilisé gratuitement tous les jours sur leur boutique, sur leurs réseaux sociaux, sur leur newsletter... »
Cruelle ironie, le journaliste David Servenay, président de Quatre depuis novembre 2022 (il succédait alors à Franck Bourgeron), invite dans un mail collectif les collaborateurs à la patience, le 27 juillet 2023 : « L'objectif étant d'assurer ainsi les meilleures conditions de continuité d'exploitation des revues. Avec vous, car les revues n'existeront pas sans vous. » Néanmoins, le couperet tombe, quelques semaines plus tard, laissant les auteurs face à un certificat d'irrécouvrabilité de leur créance. Ainsi, les principaux créateurs de la revue, qui ont fait sa réputation, se trouvent aujourd'hui écartés, quand un nouveau propriétaire récupère la marque à peu de frais...
D'après le décompte réalisé par le « Collectif Impayés XXI et 6Mois », 25.861 € restent dûs par XXI, et près de 23.000 € par 6Mois.
Les collaborateurs lésés s'interrogent aussi sur la présence continue d'Elsa Fayner et Catherine de Coppet, rédactrice en chef et rédactrice en chef adjointe de XXI. Arrivées en mars et en septembre 2022, respectivement, elles ont été prolongées dans leur contrat par Indigo Publications. Elsa Fayner serait, d'après un témoignage, « responsable de plusieurs dizaines de commandes de papiers et d’illustrations qui n’ont pas été payées ». Contactée, Elsa Fayner n'a pas donné suite, tandis que Catherine de Coppet nous indique qu'elle ne « souhaite pas [s]'exprimer sur le sujet actuellement » et nous renvoie vers Indigo Publications.
Les membres du collectif se disent, pour leur part, « plus que décidés à faire valoir [leurs] droits ». « Il est impensable que nos productions puissent continuer à être utilisées commercialement sans que nous soyons payés. Le redressement judiciaire et la reprise n'a pas rendu Indigo propriétaire de nos images, et de leurs droits d'usage », affirment les auteurs.
Elsa Fayner, rédactrice en chef de XXI, a apporté quelques éléments de réponse, par email. Nous les reproduisons ci-dessous.
- je suis rédactrice en chef de XXI et, avec la rédactrice en chef adjointe, nous commandons les articles et BD. Nous ne commandons pas les illustrations.
- je suis salariée et je n'ai pas accès à l'état des comptes. Je ne fais pas partie de la direction, ni des actionnaires.
- j'insiste sur le fait que, dès que j'ai eu connaissance de la situation financière de l'entreprise, je n'ai passé aucune nouvelle commande et je me suis personnellement battue pour que tous les auteurs qui devaient être payés le soient.
- je précise que tous les articles que j'ai commandés sont à ce jour payés (à l'exception d'une BD, pour laquelle un rv est donné).
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
9 Commentaires
FredEx
28/11/2023 à 16:05
Sens & Tonka chez qui j'ai publié Assez ! (2000) ne m'ont jamais réglé un seul centime ! Je ne dois pas être le seul dans ce cas chez ces gauchistes extrêmes, et ils ne doivent pas être les seuls à procéder de même…
Fabrice Trochet
29/11/2023 à 07:52
J'en suis étonné. Je trouvait pourtant que cette maison d'éditions publiait des rextes originaux. J'aimais bien l'objet par lui-même avec cette couleur orange fluo qui devait attirer les lecteurs.
Sinon j'avais apprécié votre livre très impertinent surtout à cette époque.
Lily
30/11/2023 à 12:21
Hélas, oui ! Nous sommes nombreux à travailler pour des prunes...
FredEx
28/11/2023 à 18:14
Pourquoi dénoncer ceux-là alors qu'il y en a beaucoup d'autres ? Vous voulez des noms ?
L'auteur masqué
28/11/2023 à 19:19
On se fout de la gueule des auteurs un peu partout. Il devrait y avoir une loi qui oblige de payer les auteurs au moment de la commande.
FredEx
29/11/2023 à 13:38
Ça s'appelle un à-valoir (existent de moins en moins ou alors très faibles). Pour un journaliste, les bonnes mœurs (n'existent plus) voulaient qu'un texte commandé non-publié soit payé la moitié du tarif convenu.
L'auteur masqué
30/11/2023 à 15:07
"Pour un journaliste, les bonnes mœurs (n'existent plus) voulaient qu'un texte commandé non-publié soit payé la moitié du tarif convenu. "
Ce ne sont pas les "bonnes mœurs", mais une très mauvaise pratique, car dans les textes "tout travail commandé ou accepté non-publié doit être payé au même tarif que s'il est publié".
J'ai plusieurs fois fait valoir ce texte et on m'a payé ce qui était convenu, et j'ai dû aller deux fois en Prud'hommes, qui m'ont donné raison.
FredEx
30/11/2023 à 17:50
En théorie, vous avez raison : article L.761.9
En pratique, sans bon de commande, la moitié, c'est déjà pas mal.
Il m'a fallu menacer la comptabilité de Libération de jeter un ordi par la fenêtre pour qu'ils me paient (la moitié ! Libé Mag ayant disparu entretemps) ; Le Monde c'est à peu près 9 mois de délai… etc, etc, etc.
L'auteur masqué
01/12/2023 à 11:20
"En pratique, sans bon de commande, la moitié, c'est déjà pas mal. "
Non, c'est une mauvaise pratique, il faut jamais laisser faire. Dans la presse il n'y a jamais de "Bon de commande", c'est du verbal ou par mail, ça suffit, il y a plein de jurisprudences.