Exclusif – Au 1er janvier 2024, les éditions du Cerf seront diffusés et distribués par Madrigall, évoquant « un contexte de dérégulation et de marchandisation accrues ». Jean-François Colosimo, directeur du Cerf pointe « un engagement solidaire au service du livre, de ses métiers, de ses lectorats et de leur essentielle liberté ». L'auteur de La Crucifixion de l’Ukraine nous en dit plus sur les raisons de ce passage d'Editis à Madrigall.
Le 25/08/2023 à 09:44 par Hocine Bouhadjera
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25/08/2023 à 09:44
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ActuaLitté : Dans quelles circonstances aviez-vous décidé, en 2018, de quitter la diffusion / distribution Média pour Interforum ? La structure n’étant pas reconnue pour ses compétences dans le secteur religieux, que cherchiez-vous auprès de la filiale d’Editis ?
Jean-François Colosimo : Maison indépendante, les éditions du Cerf disposaient de leur propre diffusion en raison de leur singularité éditoriale : le domaine religieux et le réseau de librairies afférent. Ce système a perduré jusqu’à notre arrivée chez Media-Participations en 2015 où, avec le soutien amical de Vincent Montagne, nous avons basculé vers un modèle mixte. Nous souhaitions donner plus de visibilité dans le réseau des points de vente généralistes à notre volet traditionnel de sciences humaines ainsi qu’à notre département d’essais et documents en plein développement. L’ancien système où quelques salariés de l’entreprise se chargeaient de la diffusion n’était plus viable.
Or, avant son rachat du groupe Le Seuil / La Martinière en 2018, Média-Participations était résolument tourné vers la bande dessinée, secteur où il occupait et continue de tenir une place dominante. C’est pourquoi, en 2017, nous avons consulté les grands acteurs de la diffusion et de la distribution : la solution et les conditions que proposaient Interforum nous sont apparues les bonnes.
Le président d’Editis, Alain Kouck, également une vieille connaissance, nous a fait bon accueil au cours de sa retraite active quoiqu’il allait tristement nous quitter en juillet 2018. Éric Lévy et Walter Dellazoppa étaient à cette époque aux manettes d’Interforum : ils ont accordé une attention particulière et des moyens dédiés à notre spécificité d’éditeur à la fois religieux et généraliste. L’accompagnement proposé m’a semblé intéressant et efficace. Nous avons topé.
À l’époque de ces échanges, Vivendi entrait en négociations exclusives avec Planeta pour le rachat d’Editis : quelle incidence ces tractations ont pu avoir ?
Jean-François Colosimo : Il y a des gens formidables chez Editis et Interforum. Et ce, à tous les échelons. Notamment au sein de l’équipe commerciale avec laquelle nous avons travaillé pendant cinq ans. J’ai rencontré des individus experts et passionnés par leur métier qui nous ont donné pleine satisfaction et à qui j’exprime toute ma gratitude.
Cependant, un constat s’est imposé, qui n’est pas une critique : en l’espace des deux premières années, nous avons connu plusieurs directeurs généraux successifs : Éric Levy remplacé par Marie-Pierre Sangouard, et Pierre Conte par Michèle Benbunan. Tous de véritables professionnels aux talents divers, connus et reconnus comme tels. Nous avons également connu, dans le même laps de temps, un changement d’actionnaire, Vivendi se substituant à Planeta.
Puis l’annonce par Vivendi de la vente d’Editis en vue du rachat de Hachette. Toutes ces tensions ont logiquement alimenté un climat d’incertitude. Pourtant, chacun est resté à son poste : Michèle Benbunan est intervenue, lors de la crise pandémique, avec vision et énergie. Les équipes ont été actives et solidaires. Mais une ribambelle d'acheteurs potentiels s’est annoncée. Et, parmi eux, certains avec une conception du livre éloignée de celle que notre maison incarne.
La possibilité d’un rachat par CMI (le groupe de Daniel Kretinsky) a-t-elle joué un rôle dans votre décision de quitter Interforum ?
Jean-François Colosimo : Au départ, Daniel Kretinsky figurait parmi les différents repreneurs. Ce n’est que sur le tard qu’il a été clairement présenté comme l’acheteur privilégié. Le 16 juin 2023, le rachat a été finalement officialisé, en attendant que les organes de régulation européens valident définitivement l’opération. Jusque-là, nul ne pouvait dire où allait le groupe.
Mon devoir était de préserver l’indépendance de la maison dont les Dominicains m’ont donné la charge. L’arrivée de Daniel Kretinsky et de Denis Olivennes n’a donc pas joué de rôle dans notre décision car celle-ci a été prise bien plus en amont. Il y va tout simplement d’une question de calendrier.
À titre personnel, je me réjouis cependant de cette perspective pour Interforum : Denis Olivennes est un homme de chiffres et de lettres, un amoureux du livre, auquel je porte une véritable estime. Quant à Daniel Kretinsky, il a prouvé sa capacité à intégrer des médias différents tout en respectant l’identité de chacun d’entre eux si l’on pense au bouquet que représente Franc-tireur, Marianne, Elle. Je pense et souhaite qu’avec ce nouvel actionnaire, Editis et Interforum trouveront les moyens de leur croissance à travers d’intelligentes réformes et que les équipes du groupe renoueront avec la stabilité qu’elles méritent.
Le projet Copernics que portait Interforum devait apporter un plus, notamment dans la gestion des stocks. Qu’en attendiez-vous pour Le Cerf ? Quelles conséquences eut l’arrêt de ce service pour votre maison ?
Jean-François Colosimo : L’outil procurait en effet un avantage supplémentaire, motivant l’envie de nous tourner vers Editis en 2018. Ce « plus », en théorie effectif, ne se résumait pas à la seule gestion des stocks mais, plus largement, au maintien vivant du fonds. Au Cerf, nous comptons quelque 12.000 titres publiés dont 9000 actifs sur Dilicom. Je m’explique sur ce point ; cela signifie qu’il se vend chez nous, chaque année, au moins un exemplaire d’un livre publié il y a soixante, quarante, vingt ou dix ans.
Malheureusement, ce processus inventif s’est conclu par une rupture du contrat qui liait Interforum et l’entreprise américaine à l’origine de ce service. La nouvelle n’augurait rien de bon pour maintenir notre fonds vivant. Une maison comme la nôtre ne se pose pas la question de pilonner chaque année : nous ne publions pas des livres d’actualité dont la durée de vie n’excède que rarement trois mois. Nous avons une mission : donner du sens durable.
De fait, un système rationalisé d’impression automatique à la demande fournit une solution extraordinaire pour une structure comme Le Cerf. Ce qu’a pensé et produit de lui-même Madrigall.
Le Cerf passera donc chez la Sofédis (diffusion) et la Sodis (distribution), à compter de l’an prochain. Il s’agit là d’une collaboration avec le groupe Madrigall, que dirige Antoine Gallimard. Pour quelle raison ?
Jean-François Colosimo : L’option Madrigall représente moins un choix conjoncturel que structurel. Le Cerf célébrera bientôt un siècle d’histoire éditoriale quoiqu’au regard de l’empire Gallimard, il demeure une petite réalité. À ce détail près que nous nous reconnaissons dans la culture d’entreprise de cette auguste maison : le service des auteurs passés et présents, le souci du catalogue, l’approche patrimoniale des œuvres, une forme d'exigence intellectuelle. Ce rapprochement fait grandement sens.
L’opportunité logistique et matérielle sont réelles, mais nous cherchions avant tout des valeurs communes quant au métier d’éditeur et ce qu’il contient de passion pour la liberté et la créativité éditoriale.
Je me félicite à la fois de l’accueil et de l’engagement d’Antoine Gallimard qui a facilité cette alliance. Il est un modèle dans l’entière profession pour la croissance cohérente qu’il a insufflée à l'héritage qu’il a reçu et par sa contribution aussi permanente que décisive à l’exception culturelle qu’est en France le livre. Nous avons noué des liens lorsque j’étais président du Centre national du Livre (CNL), et lui du Syndicat national de l’édition (SNE). Nous nous sommes retrouvés dans une forme de communauté de vue quant au présent et à l’avenir de cette industrie culturelle qui a façonné notre pays.
J’ai par ailleurs de nombreux amis dans le groupe Madrigall et éprouve une véritable admiration pour Pierre Nora sans lequel n’existerait pas tel qu’il est le segment des sciences humaines, soit le deuxième cœur des éditions du Cerf.
Le Conseil d’administration du Cerf a jugé que l’identité, l’activité et la pérennité de la maison seraient favorisées par les conditions offertes par le groupe Madrigall : cette association repose sur une conception de l’excellence, de l'exigence et du long terme. Enfin, rappelons que la Sofédis fut un grand diffuseur du religieux quand Bayard en était encore actionnaire et en garde la mémoire active.
L’offre pour la distribution/diffusion de Madrigall dispose-t-elle d’une solution analogue à celle qu’offrait un temps Editis et son projet Copernics ?
Jean-François Colosimo : Madrigall dispose en effet d’un tel système et, comme je le disais, la convergence entre le petit Cerf et le grand Gallimard repose, entre autres, sur une même belle problématique : comment faire vivre des ouvrages qui sont appelés à durer et dans lesquels le lectorat trouve, de génération en génération, des œuvres de l’esprit.
Comment l'éditeur que vous êtes observe-t-il la concentration à l'œuvre dans l'édition ?
Jean-François Colosimo : La concentration en grands groupes reflète l’une des particularités de l’édition française : quatre structures dominent désormais, toutes reposant sur des maisons historiques. La concentration capitalistique est peut-être inévitable, mais c’est la concentration culturelle ou idéologique qu’il faut craindre. Sinon on rate totalement ce que signifie le livre : il est le lieu éminent, irremplaçable, de l’imaginaire et du débat.
Nous, le Cerf, sommes indépendants, avec une marque, une histoire, une destination qui nous sont propre et il faut qu’il en aille ainsi pour chaque maison rattachée à un grand groupe, lequel ne vit jamais et ne prospère jamais mieux que dans la diversité. Pour résumer, je me prononcerais en faveur de la concentration des moyens et surtout pas celle des idées.
Le Cerf passait chez Interforum en 2018 et vous aviez alors à l’esprit de nouveaux projets éditoriaux, dont plusieurs ont d’ailleurs vu le jour. Quelles nouvelles pistes éditoriales envisagez-vous pour l’avenir de la maison ?
Jean-François Colosimo : Le fait est peu connu, noyé dans le battage des annonces spectaculaires, mais les éditions du Cerf ont racheté ces dernières années plusieurs structures éditoriales qui correspondent à une certaine idée de l’édition : Bellefontaine, spécialisée dans la spiritualité monastique ; Migne, consacrée aux Pères de l’Eglise ; Le Sel de la Terre spécialisée dans l'orthodoxie ; Beauchesne, grande maison centenaire de théologie. L’ambition est de solidariser chez nous l’entier patrimoine chrétien, d’asseoir notre fonction, notre périmètre et la vocation que nous a assignée notre fondateur et actionnaire. De même qu’est également peu connu le rayonnement des éditions du Cerf à l’international : pour autant, la Bible de Jérusalem et la collection Sources Chrétiennes, avec ses plus de 600 volumes, font référence dans le monde entier.
Nous sommes une maison dominicaine. C’est notre raison d’exister. Ce qui implique d’illustrer la relation essentielle entre la foi et l’intelligence. De ce point de vue, nous sommes également la première maison du judaïsme en France. Sur l’islam, nous travaillons à un vaste déploiement qu’a montré Le Coran des historiens, un événement international qui a été aussi un succès de librairie. Nous avons également lancé un travail analogue relativement aux sagesses de l’Asie.
Nous avons des convictions mais nous souhaitons avant tout donner des instruments de compréhension, surtout sur le fait religieux face à une opinion française qui est souvent mal préparée à saisir son évident et néanmoins trés tourmenté rôle planétaire à l’orée du troisième millénaire.
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Ainsi, nous œuvrons à un projet éditorial renouvelé qui est d’ores et déjà en marche. Il est d’accorder toujours plus d'inventivité et de moyens à notre ADN, au cours des années qui viennent, afin de faire advenir les éditions du Cerf de demain.
Crédits photo © Hannah Assouline / Le Cerf
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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