Roland Garros bat son plein depuis 10 jours, avec une demi-finale Messieurs très attendue : Djokovic contre Alcaraz, fils spirituel de Rafael Nadal. Parmi les spectateurs de ces derniers jours, Kevin Chen, romancier taiwanais venu spécialement de Berlin où il réside. Son premier roman, Ghost Town (Seuil, trad. Emmanuelle Péchenart), il sortira lors de la rentrée littéraire. Mais quel lien entre fantômes et tennis ?
Le 08/06/2023 à 15:37 par Nicolas Gary
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Publié le :
08/06/2023 à 15:37
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Rencontré dans un hôtel parisien, l’écrivain exulte : « Je suis un immense fan de tennis : je rêverais d’assister aux matchs des tournois du Grand Chelem. » L’Open d’Australie, Roland Garros, Wimbledon et l’US Open, autant de territoires à visiter : « Pour la seconde année, je viens à Roland Garros, car, malgré la proximité, obtenir des billets pour Wimbledon s’avère particulièrement complexe. Et puis, Paris, finalement, ce n’est pas déplaisant. »
Né à Yongjing, un village rural de Taiwan, il s’est passionné pour la petite balle jaune très tôt. « Nous vivons sur une petite île, où l’on n’a pas assez de place pour des cours de tennis : jouer et s’entraîner devient presque impossible. Alors, plus jeune, j’ai énormément regardé les matchs de l’US Open à la télévision. » S'il eut l'occasion de jouer malgré tout, son déménagement à Berlin n’a pas simplifié les choses : « Cela coûte très cher d’adhérer à un club pour pratiquer, alors tant pis : je reste fan, malgré tout », plaisante-t-il.
S’il dispense une bonne humeur et des rires contagieux, il ne plaisante cependant pas avec ce sport. « L’an passé, de retours des matchs nocturnes, il a fallu prendre un métro bondé pour rentrer à l’hôtel. Pas la plus belle expérience de ma vie, mais je ne regrette certainement pas. »
Cette année, l’absence de El Matador, Rafael Nadal, blessé, marque un vide dans la compétition. « Oui, il me manque, comme il manque à tous les passionnés. Tous les amateurs espèrent secrètement qu’il ne s’arrêtera jamais : que grand-père et âgé, il retourne sur les cours, même avec une canne. » Et d’ajouter : « Cela marque toutefois la fin d’une époque, bien entendu. Heureusement, l’an dernier, j’ai eu le bonheur de le voir jouer, un souvenir que je chéris encore. »
Au point d’avoir visité le village de naissance du joueur (Manacore, sur l’île de Majorque). « Sur place, tout le monde le connaît, fait partie de sa famille, grand-oncle ou arrière cousin. C’est une atmosphère fantastique. Surtout qu’il a fondé un musée, une académie de tennis où il entraîne la jeune génération. En réalité, poursuivant de la sorte, il construit sa légende. » Et les légendes véritables ne meurent jamais.
L’autre absent du bouquet, dirait Mallarmé, est évidemment le Suisse Roger Federer, qui a annoncé sa retraite après la défaite durant la Laver Cup, en septembre 2022. « Ces images diffusées, où Nadal et Federer se tenaient la main, en larmes après l’annonce de son départ, c’était une émotion incroyable. Imaginez ces deux géants du tennis, pleurer comme deux copains d’école, qui soudainement sont séparés. »
Sans fausse pudeur, Kevin Chen le revendique : « J’ai pleuré avec eux, tant cette séquence m’a touché. Le monde du tennis était bouleversé. » Depuis, le Suisse s’est tourné vers des actions caritatives… et le romancier a fini par le croiser lors d’une tournée littéraire à New York.
En mai dernier, lors du gala du MET en hommage à Karl Lagerfeld (immense bibliophile au passage, décédé en 2019), Roger était présent avec son épouse Mirka. « Il était splendide dans son costume, avec une épouse rayonnante. Il finira par devenir une icône de la mode », exulte Kevin Chen
« En Allemagne, il a déjà acquis le statut de légende. Et, voilà une dizaine d’années, la ville de Halle a décidé de lui donner une rue à son nom. Là-bas, il y a Roger Federer partout. Je m’y suis trouvé, en même temps que lui un jour, il était à un mètre de moi, j’aurais pu le toucher… s’il n’y avait pas eu une foule invraisemblable qui se pressait autour de lui. »
En d’autres circonstances, Kevin Chen usurpa un titre de journaliste et, avec un authentique badge presse, gagna les coulisses d’un tournoi. Il nous raconte alors, hilare, comment il a bousculé… Serena Williams. « Je parlais, me suis retourné, et je lui suis littéralement rentré dedans ! Alors qu’elle est immense, impressionnante ! »
Roland Garros s’achèvera ce 11 juin. Regagnant Berlin en fin de semaine, Kevin Chen ne manquera bien sûr aucun des matchs. « Cette année, j’ai assisté à celui d’Ons Jabeur, une Tunisienne, qui a battu l’Américaine Bernarda Pera, se qualifiant pour les quarts de finale. Cette femme est incroyable, humble, adorable : elle a révolutionné le tennis dans son pays. »
Une admiration qui n’a rien de feint et une joueuse que les médias consacrent désormais. « Elle incarne quelque chose de fort, porte un message qui inspire les jeunes femmes dans son pays. » Hélas, elle a été battue aux quarts par la Brésilienne Beatriz Haddad Maia.
Car toute une nouvelle génération arrive, que ce soit sur gazon, terre battue ou autre. « Par exemple, Alcaraz contre Djoko, le 1er mondial contre le 3e… bien évidemment, au fond de mon cœur, je souhaite que ce soit l’Espagnol qui l’emporte. Cela marque une transition, la fin d’une ère et l’avènement de nouveaux joueurs, avec d’autres styles. Et c’est le cycle humain qui s’exprime également. »
« D’ailleurs, c’est ce qui porte tout mon roman », poursuit-il sans se départir d’un grand sourire. Tiens donc : entre Roland Garros et Ghost Town, un lien si évident ? « Croyez-vous aux fantômes », interroge-t-il soudain ? « Car à Taiwan, pour nous, ils existent bel et bien. Chaque année, suivant le calendrier lunaire, un mois de célébrations leur rend hommage. Le premier jour, les portes menant vers les Enfers s’ouvrent, et les spectres reviennent parmi les vivants. »
Une superstition, balaiera-t-on, mais ancrée viscéralement dans les habitudes de vie. « Durant toute cette période, chacun se montre particulièrement vigilant : pas d’entretien d’embauche, pas de décisions importantes prises, on évite les voyages… » Les fantômes reviennent parmi les vivants, qui les nourriront — littéralement, on cuisine pour les morts — durant toute la période. Les festivités s’agrémentent de feux d’artifices, et bien d’autres…
« Le personnage de mon roman sort juste de prison et arrive en ce premier jour des célébrations. »
Résumé du roman Ghost Town :
Benjamin d’une fratrie de sept enfants, Chen Tienhong a dû quitter son village natal de Yongjing pour vivre librement son homosexualité. Alors qu’il est installé à Berlin, sa relation avec un homme violent le conduit à passer plusieurs années en prison.
À sa sortie, il décide de rentrer chez lui et d’élucider un mystère qui plane depuis son enfance. Arrivé le jour de la fête des Fantômes, où les vivants accueillent et célèbrent les défunts, Tienhong lui-même se sent comme un spectre errant dans un lieu qu’il reconnaît à peine.
Kevin Chen reprend : « Nourrir les fantômes, c'est au sens propre : on leur prépare réellement de la nourriture ! Quand j’étais plus jeune, ma mère nous demandait ce que nous voulions manger durant cette période. Et on lui répondait que c’était pour les fantômes, pas pour nous. “Je leur demande, mais ils ne répondent jamais”, rétorquait-elle. Alors, on dévorait nos plats favoris, sans véritablement mesurer l’enjeu que représentait cette nourriture, d'un point de vue métaphorique. »
Cette tradition de donner à manger aux revenants vise à apaiser leur colère et leurs récriminations. « Les vivants maintiennent la paix entre les deux mondes de cette manière. Or, en cherchant la valeur symbolique derrière ces coutumes — nourrir, suffisamment, au bon moment… – on comprend que nourrir les fantômes, c’est en réalité se nourrir soi. Car s’ils viennent des Enfers, nous en portons d’autres en nous. »
Ce cérémonial évoque alors la quête d’une paix intérieure. « Celle qu’il faut trouver vis-à-vis de sa propre famille, de son héritage, son passé, ses origines ou dans mon propre cas, ma sexualité. Et si vous permettez, c’est là que j’en reviens au tennis… » Médusés, nous écoutons…
« Je suis les joueurs depuis longtemps, désormais : certains d’entre eux sont devenus père, mère. Avec les années, j’ai vu l’évolution de personnalités pour lesquelles j’ai une admiration incroyable, qui ont connu pour les plus grands, une réussite dans le sport enviable. »
Et pourtant. « À ses débuts, Nadal avait une tête d'ange, avec une coupe de cheveux abominable, longs… En vieillissant, il a commencé à les perdre, et dans un tabloïd — ah, les paparazzis ! – j’ai appris qu’il s'en était fait greffer. J’étais choqué, presque bouleversé : comment cet homme, incarnant le succès, la gloire, avait à ce point besoin de corriger son apparence ? »
La réponse s’impose : « Ce sont les fantômes. En dépit de ce que l’on traverse, et ce que l’on obtient, il faut vivre avec toute cette histoire que l’on a en soi. Dans ce détail qu’on croirait insignifiant, s’exprime en fait une forme de désaccord, une réconciliation avec celui que l'on devient, à ajuster constamment. »
Trouver la paix intérieure, Kevin Chen n’y a pas renoncé pour lui, mais ne s’illusionne pas. « La quiétude, pour moi, c’est impossible. D’abord, parce que je ne crois pas qu’une happy end m’attende. D’ailleurs, j’écris parce que je ne trouve pas cette paix : les livres attestent de ma recherche, car quelque chose me pousse à écrire plus encore. Mes fantômes sont mon moteur. »
Prenant l’exemple d’André Agassi, il avoue qu’une photo sur Instagram l’a récemment marqué. « Il avait grossi, avec de bonnes joues, était plus détendu, avec un visage serein, un air relax. À l’opposé du physique qu’il affichait quand il jouait encore : désormais, il est père de famille, avec un statut différent. Sur l’instant, je me suis dit qu’il dégageait une certaine sérénité. »
Puis, dans un éclat de rire, d’ajouter : « Son épouse, Steffi Graf, en revanche, était toujours magnifique ! »
Ghost Town (parution le 18 août) est donc une histoire de réconciliation, d’acceptation et de pardon : « Les joueuses et joueurs de tennis m’inspirent, car ils nous parlent de ce combat éternel, qui ne prendra jamais fin, car il touche l’humanité. Il compose notre identité en tant qu’espèce. Les cycles débutent et s’achèvent sur les cours, les légendes laissent place aux légendes montantes, mais chacune, chacun tente de trouver la voie vers la paix. »
Avant de conclure : « Sauf que... Quand bien même j'adorerais que la jeune génération l'emporte cette année en finale, je crains que Djokovic ne remporte Roland Garros cette année » Avec quels fantômes en lui ?
Crédits photo © Kevin Chen
Paru le 18/08/2023
421 pages
Seuil
23,00 €
3 Commentaires
Reshad Nazroo
09/06/2023 à 13:26
De toute évidence, l'auteur formosan est un véritable aficionado du tennis. Le parallélisme qu'il fait entre ce sport, la littérature et la vie est probant, car le Temps use tout et ne laisse que de pâles souvenirs des gloires passées. À cette aune, qui se souvient encore, par exemple, de Victor Pecci, ce talentueux joueur de tennis argentin qui, dans les années 1980, battait régulièrement Jimmy Connors et les autres?
rez
10/06/2023 à 10:41
je ne savais pas qu'il y avait ici des lecteurs avides d'une telle superficialité mais bon, il semble que vous l'avez concentrée dans cet seul article donc pas si mal.
Nicolas Gary - ActuaLitté
10/06/2023 à 12:58
Bonjour
J'ignorais pour ma part que la bêtise et la médisance pouvaient se concentrer dans un commentaire. Merci de me l'avoir démontré.
Autant que l'absence totale d'intelligence humaine (j'ose juste espérer que vous avez compris l'article).