Après ses études, Christian Elongué fonde Muna Kalati, une association panafricaine dédiée à la production éditoriale jeunesse en Afrique, à la mise en réseau de ses professionnels, à la structuration de la filière, qui entend jouer un rôle impactant pour l’avenir de la lecture sur le continent et au-delà. Propos recueillis par Agnès Debiage, créatrice de ADCF Consulting.
C’est grâce aux réseaux sociaux que j’ai découvert Christian Elongué. Je le suis depuis quelque temps. Ses posts sont clairs, structurés, documentés et son équipe a une production d’articles régulière sur le sujet du livre jeunesse en Afrique. J’ai écouté des tables rondes en ligne (Muna Kalati talks), tout ceci a attisé ma curiosité à vouloir en savoir plus sur cette association et sur ce qui a motivé ce jeune Camerounais dans cette démarche...
Comment a démarré cette association Muna Kalati ?
Christian Elongué : Tout a commencé pendant mon master 2 à l’université Senghor d’Alexandrie (Égypte), où mon travail de recherche portait sur le livre jeunesse africain. La première prise de conscience a été le peu d’information en ligne disponible sur la littérature africaine pour la jeunesse, qu’il s’agisse des auteurs, des illustrateurs, des éditeurs ou des ouvrages. Alors j’ai commencé l’aventure par mon pays, en recensant tous les livres jeunesse publiés par les Camerounais. Durant un stage à la Bibliothèque nationale de France (BNF), j’ai poursuivi mes recherches sur le sujet, je voulais notamment savoir le volume et le dynamisme de l’édition jeunesse sur le continent.
J’ai sollicité des acteurs africains du livre jeunesse, en France, Belgique, Allemagne et en Afrique pour essayer de comprendre quelles en étaient les perspectives. Tout d’abord, j’ai constaté que les livres pour enfants étaient peu médiatisés en Afrique, surtout dans l’espace francophone où les écrivains jeunesse sont peu promus, connus et célébrés. La majorité, surtout les plus prolifiques, préfère donc rester dans la diaspora, où l’intérêt et le marché du livre jeunesse sont mieux structurés. Cependant, écrire sur l’Afrique hors d’Afrique n’a pas la même portée symbolique et socioculturelle qu’écrire sur l’Afrique en Afrique…
J’ai enfin réalisé qu’il n’y avait aucune plateforme spécialisée sur la promotion de l’industrie du livre pour enfants, celles existantes couvraient la lecture en général, avec peu de contenu orienté pour les enfants et la majorité orientés vers celle adulte. Ces découvertes m’ont conduit à lancer munakalati.org en avril 2017, avec pour but de combler les lacunes de documentation, promotion et structuration de la filière du livre jeunesse africain en collaborant avec les écrivains, éditeurs, libraires, bibliothécaires et chercheurs spécialisés sur la littérature d’enfance et de jeunesse.
Le nom Muna Kalati est d’origine duala, signifiant livre pour enfant. Et bien qu’initialement nous étions basés au Cameroun et au Togo, nous avons ouvert un nouveau bureau au Ghana, afin de pouvoir couvrir l’Afrique anglophone également. Aujourd’hui, nous avons 8 employés à temps plein, 7 bénévoles réguliers (ce nombre augmente lors des actions sur le terrain) et nous accueillons régulièrement des stagiaires.
Concrètement quelles sont les activités que mène Muna Kalati ?
Christian Elongué : Nos activités sont structurées selon 3 piliers stratégiques : information, formation et transformation. En matière d’information, nous produisons des articles, analyses, couvertures d’évènements littéraires, élaboration de bases de données sur les librairies et éditeurs pour enfants dans chaque pays africain, etc.
En matière de formation, nous organisons des activités pour renforcer les compétences des enseignants, promoteurs de livres ainsi que des enfants. Par exemple, nous organisons pendant les vacances les ateliers Lecture plaisir au Cameroun et au Togo pour encourager les enfants à découvrir les livres, les imaginaires africains et s’entraîner à la prise de parole en public. Ces ateliers qui ont accueilli 95 enfants en 2022 sont organisés en collaboration avec l’Alliance franco-camerounaise.
En décembre, dans des hôpitaux, nous organisons Lire Pour Guérir (LPG), en apportant des livres aux enfants qui ne fêteront pas les fêtes en famille et nous animons des activités avec eux, favorisant la bibliothérapie.
Notre programme Un orphelinat, une bibliothèque est destinée à créer des espaces de lecture dans chaque orphelinat du Cameroun et nous envisageons l’étendre à d’autres pays d’Afrique.
Un dimanche, une famille est une approche ludique de la lecture à travers les chansons pour enfants, qui transmettent des aspects de notre héritage culturel, de notre environnement, des valeurs de notre continent. Les enfants se regroupent par quartier autour d’une famille qui en assure l’animation, et ce temps de lecture et de partage est un vrai moment de convivialité et de valorisation des histoires africaines.
Sur un autre volet, nous avons un programme d’encadrement de chercheurs menant des travaux sur la littérature jeunesse en Afrique. Nous facilitons leur mise en réseau avec d’autres acteurs africains et nous mettons à leur disposition nos bases de données et notre connaissance du secteur.
En matière de transformation de l’écosystème et l’industrie même du livre jeunesse, Muna Kalati porte aussi des plaidoyers avec les décideurs politiques, leaders culturels et autorités éducatives pour changer radicalement les pratiques et développer des politiques nationales sur le livre jeunesse dans chaque pays d’Afrique. Au-delà des conférences en ligne (Muna Kalati Talks), nous organisons aussi des campagnes de sensibilisation lorsque des causes liées à l’éducation des enfants émergent, comme ce fut récemment le cas en Afrique du Sud, où nous travaillons actuellement avec PRAESA. Nous avons par exemple parlé de la problématique du livre audio jeunesse en Afrique et de la production de ses contenus. Nos plaidoyers sont issus de tout ce travail minutieux et documenté.
Quels seraient vos axes de priorité pour le développement de Muna Kalati sur le continent africain ?
Christian Elongué : Nous avons 4 axes qui nous tiennent à cœur. Tout d’abord, une documentation systématique de tous les acteurs du livre jeunesse en Afrique : auteurs, illustrateurs, éditeurs, distributeurs, libraires, associations, centres de lectures et bibliothèques, les prix littéraires… pour chaque pays. Dans ce sens, Muna Kalati a déjà mis en place, lors du Salon du Livre Jeunesse et de la Bande dessinée de Yaoundé (SALIJEY), plusieurs Prix pour récompenser des initiatives locales et panafricaines.
La formation de ces acteurs pour augmenter la professionnalisation de la filière du livre jeunesse.
Le réseautage qui permet de générer des collaborations, des partenariats, et d’asseoir un réseau autour du livre jeunesse clairement identifié sur le continent, ce qui n’est pas le cas à ce jour.
La mise en place de politiques publiques autour du livre jeunesse qui permettront d’avoir un impact dans le temps en misant sur l’avenir et de favoriser une meilleure structuration de la chaîne du livre.
Quel regard portez-vous sur la production éditoriale jeunesse en Afrique et quelles recommandations formuleriez-vous ?
Christian Elongué : On observe une amélioration de la qualité des livres, aussi bien au niveau de l’illustration que de la production. Le numérique a beaucoup impacté la filière avec plus les formats ebooks et audio qui sont plus courant, permettant ainsi de contourner le problème de distribution des ouvrages en Afrique.
On a aussi par l’arrivée de nouveaux acteurs, comme YouScribe, bookdash, African Storybook Project, AkooBooks, Koliko, qui diversifient l’accès à la production éditoriale jeunesse. La démocratisation des tablettes à petit prix et l’action de certaines associations favorisent aussi la lecture jeunesse. Beaucoup de projets destinés à abaisser le taux d’illettrisme sont portés par la société civile.
Quelles recommandations formuleriez-vous ?
Christian Elongué : Je pense que les éditeurs qui publient régulièrement devraient intégrer les solutions numériques dans toute leur stratégie éditoriale, afin d’accélérer la production, améliorer l’accès et la qualité.
Ma deuxième recommandation serait de favoriser aussi l’édition en langues nationales. Éditer en français ou en anglais est bien beau, mais beaucoup de populations ne s’y retrouvent pas pleinement au niveau de leurs expressions familières, leurs réalités socioculturelles, la description de leur quotidien. Trop de choses ne peuvent pas être traduites correctement.
D’où l’intérêt d’avoir des livres bilingues dans les langues africaines. C’est une question centrale dans les activités de Muna Kalati qui veut recenser, valoriser et favoriser cette production d’ouvrages jeunesse en langues locales. Nous travaillons d’ailleurs sur un panorama d’initiatives traduisant les livres pour enfants en langues africaines. Je suis convaincu que, pour connaître la littérature enfantine, cela doit passer par une écriture dans les langues africaines. Nous allons continuer à réaliser des plaidoyers et à sensibiliser nos partenaires dans ce sens.
Ma troisième recommandation concerne les plateformes de diffusion de contenus qui influencent, par leurs sélections, les pratiques de lectures et les choix des lecteurs. Elles contribuent d’une façon nouvelle à l’industrie du livre. Actuellement, en Côte d’Ivoire, un travail est en train d’être mené par YouScribe, pour voir comment numériser certains manuels scolaires au programme national.
Et ce, pour permettre aux familles de pouvoir accéder à ces livres-là à partir de leurs smartphones, ce qui minimiserait les dépenses familiales de la rentrée scolaire. De nouvelles perspectives s’ouvrent grâce au numérique qui permettrait de dépasser les problématiques de frontières et qui ouvrirait le champ de découverte, non plus à la production nationale disponible, mais d’un vaste espace de découvertes à la dimension du continent africain.
Quel serait votre rêve pour Muna Kalati dans 5 ans ?
Christian Elongué : Je rêverais que Muna Kalati ait concrètement contribué au développement de la filière du livre jeunesse en Afrique, en développant des bases de données sur l’ensemble des acteurs du livre jeunesse dans 4 nouveaux pays par an. Deuxièmement nous voudrions associer au livre, d’autres objets de l’enfance africaine et qui reflètent notre réalité socioculturelle comme l’art oratoire, la danse, le slam, etc. Troisièmement, avoir un vrai réseau structuré qui s’étend dans chaque pays africain, où chaque représentant Muna Kalati pourrait mener localement une action de sensibilisation.
Quatrièmement, nous aimerions que toutes les fiches de lecture de Muna Kalati soient accessibles en ligne et que chaque parent puisse s’y référer et ainsi savoir instantanément où se trouve ce livre et comment l’obtenir. Nous avons actuellement deux équipes, une dans l’espace africain francophone et une dans la partie anglophone, qui se chargent de répertorier et chroniquer la production africaine.
Enfin, j’aimerais que tous les acteurs du livre, privés et publics, prennent conscience que cette organisation et structuration de la filière livre jeunesse est un travail collectif auquel chacun doit contribuer à son niveau, c’est important, car notre association ne peut pas tout mener seule.
Crédits photos © Muna Kalati
Par Agnès Debiage
Contact : adcfconsulting@gmail.com
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