Prendre soin des seniors, des anciens, du quatrième âge, des personnes âgées, bref : des vieux, problème de société rebattu, mais irrésolu, au parfum de désolant scandale malgré d’indéniables avancées... En 1977, paraissait sur ce sujet Passage des émigrants, un remarquable roman écrit par un médecin, Jacques Chauviré (1915-2005), dernier d’une trilogie mettant en scène le parcours du Dr Desportes, médecin du travail puis gériatre. Par Marie Coat.
Pupille de la Nation, dont le père mourut au champ d’honneur en 1915 — année même de sa naissance près de Lyon — Jacques Chauviré fut élevé par une mère courageuse et, suivant l’exemple de son frère aîné, décrocha son diplôme de docteur en médecine. Après sa mobilisation en 39-40, il rouvrit en 1942 à Neuville-sur-Saône un cabinet médical (qu’il quittera en 1981), consacrant son temps libre à la lecture puis à l’écriture en ce lieu proche de Lyon, une campagne où commencent à s’installer les usines (« Le soir, je prenais des notes sur mes quelques patients, des notes très médicales, mais, très vite, j’ai eu tendance à élargir ces notes à un trait de caractère, une gestuelle... plaisir tranquille, mais pas essentiel… d’un écrivain malgré lui. Je suis médecin et il me paraît que je n’aurais pas pu faire autre chose. »).
En sus de sa fonction de médecin généraliste, il exerça comme médecin du travail et comme gériatre. Tissant un lien très fort entre ces pratiques et celle de l’écriture, le romancier exprime la révolte du médecin humaniste soucieux de la souffrance d’une patientèle confrontée à l’absurdité de l’existence.
On ne s’étonnera donc pas que ce soit à Albert Camus qu’il adresse pour avis un texte qui inaugurera une longue correspondance témoignant d’une relation riche et profonde entre le Prix Nobel et celui qui fut son ami et confident jusqu’à sa disparition en 1960. C’est grâce à Camus que Jacques Chauviré publiera chez Gallimard, en 1958, son premier roman « Partage de la soif » où il narre avec sobriété et efficacité le parcours et les questionnements intimes d’un médecin du travail tiraillé entre un patron d’usine et ses ouvriers, dressant un tableau réaliste du prolétariat de son époque.
Gallimard publiera jusqu’en 1980 ses romans brassant les thèmes chers à Chauviré : Les Passants, La Terre et la Guerre, La Confession d’hiver, Passage des émigrants et Les Mouettes sur la Saône. Entre 1985 et 2006 parurent chez d’autres éditeurs des nouvelles, ainsi qu’un court roman autobiographique d’une intemporelle délicatesse, « Elisa » où, deux ans avant sa mort, un Jacques Chauviré de 88 ans ravive son premier amour d’enfant de cinq ans pour une jeune fille de dix-huit ans.
Dans son deuxième livre, Les passants — paru en 1961 — nous retrouvons un Desportes encore jeune, mais déjà désespéré, qui continue à faire face à « la tragédie de chacun », aux maux physiques et psychiques qu’il combat avec rage et angoisse face à la mort, à une vie plus triste que belle, au quotidien pesant éclairé par le don de soi.
Le dernier volet de la trilogie est publié en 1977, puis réédité chez Le Dilettante en 2003 : Passage des émigrants est une œuvre particulièrement émouvante qui s’appuie sur l’expérience de l’auteur, qui transforma l’hospice pour mourants et marginaux d’Albigny (région lyonnaise) en un centre hospitalier et maison de retraite.
L’histoire, somme toute banale, d’un couple de personnes âgées — Joseph et Maria Montagard — qu’un fils aimant (?) a convaincus de quitter leur ferme pour être pris en charge dans une résidence spécialisée, est relatée avec sensibilité et acuité sous la plume de Jacques Chauviré ; l’apparente simplicité de son style met en valeur son analyse fouillée de faits et comportements révélateurs mis en situation avec véracité, les nombreux protagonistes semblant décrits sur le vif, comme démasqués.
Dans cette « résidence » que flanque un hospice délabré, c’est le docteur Desportes qui, accompagné de fidèles collaborateurs, prodigue — au mieux des moyens alloués — des soins qu’il ressent insuffisants, voire inadaptés : comment soigner la solitude, la décrépitude, la déchéance menant inéluctablement à une mort quotidiennement constatée ? Lui qui souhaite que « les vieillards restent si possible dans leur domicile habituel » les voit se déliter, au fil du temps qui passe lentement dans l’ennui, au gré des micro-évènements. Forte personnalité attachante, Joseph travaille comme jardinier, vaque efficacement à l’atelier, mais va s’affaiblir devant la progression de la maladie qui atteint sa femme, dont la mort le laissera totalement désemparé : eux qui étaient « accrochés à la vie » sont aussi gangrenés par « la lente désincarnation des êtres », migrant d’une partie à l’autre de l’établissement dans un inexorable déclin.
Double du romancier taraudé par sa conscience aiguë d’une mort implacable, le docteur Desportes sait qu’il ne gagne que des batailles. Il lutte avec lucidité, sans concession face aux sordides arrangements avec l’indifférence — voire la méchanceté et le manque de compassion —, les lâchetés mesquines, la bêtise révoltante… On le sent toutefois conscient du mal-être des peureux, des hésitants, moralement démissionnaires, car se sentant « consubstantiel dans l’inconfort ».
Symbole d’un monde en mouvement que les pensionnaires ne comprennent plus et dont ils se sentent exclus, la bourgade voisine se transforme à un rythme soutenu, les vacanciers affluent dans la nouvelle station balnéaire : « On est trop vieux pour supporter ce qu’ils nous préparent. » C’est avec intensité, mais aussi une étrange sérénité malgré la suite de deuils et chagrins assumés, qu’un Montagard vit son déclin (« Tout corps prépare sa propre déchéance. La mort n’est qu’un suicide méconnu. »).
Jacques Chauviré reprendra cette thématique qui lui tenait à cœur dans deux nouvelles de sombre tonalité que publia Le Dilettante en 1990 dans le recueil intitulé « Fin de journées », dénonçant les conditions cruelles de séjour dans certaines résidences hébergeant des personnes âgées. À la lecture de cet admirable roman, on ne peut que souscrire à l’opinion émise par Philippe Claudel au sujet de Jacques Chauviré : « J’admire sa simplicité d’eau claire, le baume si doucement humain qui sourd de chacune de ses phrases. »
Paru le 29/10/2003
350 pages
Le Dilettante
18,50 €
Paru le 07/03/2006
201 pages
Le Temps qu'il fait
21,00 €
Paru le 17/11/2004
266 pages
Le Temps qu'il fait
23,00 €
Paru le 17/11/2004
132 pages
Le Temps qu'il fait
16,00 €
Paru le 13/11/2001
318 pages
Le Dilettante
18,50 €
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