Maria Borrély, le nom n’est pas connu. Pourtant, il devrait !...Il est toujours émouvant de découvrir des auteurs du passé. Je ne parle pas d’auteurs renommés qu’on lit pour la première fois, mais de ces auteurs complètement oubliés, que plus personne ne lit depuis longtemps, si tant est qu’ils ont déjà été lus. Par François Ouellet.
Il y a quelques années, la coopérative Parole, située à la lisière du Var et des Alpes-de-Haute-Provence, à une quarantaine de kilomètres de Manosque, éditait les quelques romans écrits par Maria Borrély dans les années 1930, ainsi qu’une plaquette biographique rédigée par la belle-fille de l’auteure, Paulette Borrély, à qui nous devons l’essentiel de ce que nous savons sur l’écrivaine.
Née à Marseille sous le nom de Maria Brunel, elle grandit à Aix, puis à partir de l’adolescence vit à Mane, près de Forcalquier, dont elle fréquente le collège. À seize ans, Maria intègre l’École Normale d’institutrices de Digne, puis obtient un poste trois ans plus tard, en 1909, au hameau de Certamussat. Cette même année elle fait la connaissance de son futur mari, Ernest Borrély, également instituteur.
Après la guerre, le couple s’installe à Puimoisson pour une quinzaine d’années. C’est une période d’engagement politique. Ils sont communistes dès 1921 à l’occasion du Congrès de Tours ; dans les années 1930, Ernest milite au sein du SFIO. Ardents syndicalistes, ils écrivent dans divers journaux. Les misères de la classe ouvrière vont inspirer à Maria Borrély Les Mains vides, roman de 1932 dans lequel elle relate la désespérance de quatre chômeurs et qui, par cette thématique, fait exception dans son œuvre. C’est l’époque où le couple quitte Puimoisson pour Digne, où Maria passera les trente dernières années de sa vie.
Dès le début de la Seconde Guerre, les Borrély entrent activement dans la Résistance. Ironiquement, quand ils s’installent à Digne, les Allemands établissent leur Service des Renseignements directement sous l’appartement qu’habitent les Borrély au troisième étage, sans se douter que ceux-ci, qu’ils croisent tous les jours dans les escaliers, sont actifs au sein de l’Armée secrète. Ernest Borrély sera néanmoins dénoncé et incarcéré à deux reprises en 1944. Il fera ensuite de la politique active, tandis que Maria, qui avait quitté l’enseignement en 1936, consacrera les dernières années de sa vie à l’étude de la métaphysique, laissant à cet égard une œuvre inachevée.
Son premier roman, Sous le vent, paraît chez Gallimard en 1930 grâce à André Gide, qui en a apprécié le manuscrit. La lettre qu’il a écrite à Maria Borrély à la suite de sa lecture sert de préface à la réédition de Sous le vent. Gide note « une extraordinaire concision, une richesse de couleurs, une sonorité étrange, une vigueur subite dans les moindres phrases des dialogues, la puissance d’évocation d’une atmosphère un peu fantastique, et pourtant extraordinairement réelle… » On ne saurait mieux dire. La même esthétique domine Le Dernier feu (1931) et Les Reculas (1936).
Cette atmosphère est déroutante, déstabilisante ; la phrase, la concision, l’art maîtrisé du raccourci syntaxique (plus marqué dans Sous le vent que dans les romans suivants), l’abondance d’un vocabulaire qui ressort au parler provençal contribuent finement à opacifier le réel. La langue de Borrély engendre un lyrisme tellurique, dense et abrupt, mais lumineux et d’une sensibilité très vive. Sa manière de décrire les hameaux des Alpes-de-Haute-Provence, de saisir ses habitants, d’évoquer la présence des éléments, le vent (Sous le vent), l’eau (Le Dernier feu), la neige (Les Reculas), donnent un caractère d’évidence au terroir, à l’espace, à la plaine, à la montagne, où la vie, un peu à l’image de cette écriture, est à la fois rude et affective.
On est très proche de l’univers de Ramuz et du Giono de Colline et d’Un de Baumugnes, écrivain avec qui le couple Borrély va d’ailleurs nouer une solide amitié au début des années 1930.C’est Giono qui avait conseillé à Maria Borrély de soumettre le manuscrit de Sous le vent à Gide ; et Giono préfacera Le Dernier feu. Avec éloquence, les Borrély partagent le pacifisme de celui-ci. Auprès d’eux, le romancier de Que ma joie demeure trouve un réconfort comme nulle part ailleurs : « “Les Borrély” ! Je plains ceux qui n’ont pas eux ce maître mot de l’espérance, cette source et ce soleil. »
Les romans de Maria Borrély sont tous composés de la même manière : des séquences narratives généralement brèves et auto-suffisantes quant à la scène ou à l’événement qu’elles racontent, et dans lesquelles reviennent plusieurs des personnages du village. Ils n’ont guère d’intrigue, ni par ailleurs de véritable « héros », au sens courant que l’on donne aux principaux personnages d’un roman. Le premier personnage est sans doute la petite communauté, cette poignée d’habitants qui vivent dans un pays difficile, ingrat et néanmoins d’une beauté grandiose. Dans ces villages, l’entraide est la première des vertus.
Les éléments jouent aussi un rôle de premier plan, et tout l’art narratif de la romancière réside dans la manière dont elle met en scène les personnages aux prises avec une nature imprévisible. Telle est la situation dans Le Dernier feu, où l’Asse déborde, détruit la nature et ce que les hommes ont construit, et dans Les Reculas, où le soleil s’absente complètement pendant l’hiver, la neige enterrant le hameau.
Quelques personnages ressortent dans cet univers. La vieille Pélagie du Dernier feu refuse de quitter l’ancien village, alors que Béatrix se morfond d’amour pour son cousin Gabin dans Les Reculas. Sous le vent est sans doute le plus intime des trois, en raison de l’importance qu’acquiert la jeune Marie Maurel, âgée vraisemblablement autour de seize ans.
Comme Marie est l’aînée de la famille, « on n’a pu lui donner beaucoup d’école », mais elle a appris à coudre, et elle fait les travaux les plus divers : elle récolte les olives et les amandes, raccommode le linge, coupe les lavandes, etc. Vaillante, appliquée, elle n’a certes pas beaucoup de temps pour rêver, jusqu’au jour où le domestique du moulin d’huile du village voisin lui tape dans l’œil. Olivier Roure ne serait pas indifférent aux sentiments qu’il lui inspire s’il n’avait pour projet d’épouser la fille de son patron, qui a « les rognons garnis ». Il suffira à Marie de voir Olivier et sa promise une seule fois ensemble dans la rue pour comprendre que son amour est vain.
Dès lors elle sombre dans une lassitude profonde, au point où elle ne se reconnaît plus elle-même. De ce mal d’amour, elle n’arrive pas à se remettre, car il est ancré en elle comme des racines à la terre et qu’elle se complaît dans sa peine. « Elle ne comprend que l’amour déchaîné : comme le vent prenant d’assaut la taillade, tremblante et chantante sous lui, ou comme un torrent d’Asse où elle entre nue, souffle coupé, seins malmenés, mais chair fouaillée, sang bouillant. » Les dernières pages nous la montrent se laissant emporter par son noir destin.
Cette trame fataliste, on la pressent en raison de l’importance des éléments sur la vie des personnages. Si l’eau et le soleil sont indispensables à la culture, le vent, rappelle un personnage au début du roman, a souvent détraqué les nerfs des femmes. De Ramuz et de Giono, Sous le vent n’a pas seulement le style, mais encore le contenu, lorsque les commérages, les superstitions, une source qui cesse de couler, une malédiction, des forces (d’ordre vaguement spirituel) dépassent habituellement la communauté (le côté un peu fantastique dont parlait Gide). Ce sont souvent des romans d’amour et de mort dont Sous le vent ne démérite pas.
Mais Maria Borrély écrit du point de vue d’une femme. Si Marie ne se remet pas de son amour inutile, si elle n’envisage pas même l’idée de céder au Macime, pourtant un excellent parti, c’est aussi parce qu’elle refuse de jouer un autre rôle de femme que celui de l’amoureuse, qu’a fait naître malgré lui Olivier Roure :
« Les cafés où l’on fume, joue aux cartes, où l’on boit, où passe le plus clair de l’argent gagné à la sueur, où les maris s’attardent, en voilà une plaie.
Le travail des femmes ne finit pas. Rien d’ingrat comme le ménage. Ce que l’on fait ne se voit pas.
L’homme laisse sa bonne humeur à la porte, quand il rentre chez lui. Il faut croire aussi qu’il doit avoir peur que le toit de la maison lui tombe dessus.
Pour des riens, les hommes crient.
Le meilleur parle à sa femme sur le ton du commandement : de la peau de l’un, il faudrait étrangler les autres.
À tout prendre, comme disent les vieilles, qui on bien raison, la vie d’une femme, ce n’est pas grand’chose.
La Marie soupire. Elle se sent gonflée, les nerfs tendus comme des cordes. »
Ce n’est qu’une seule page, mais dont l’idéologie irrigue le personnage sans qu’il y paraisse. Là nous ne sommes plus dans les hauteurs abstraites des forces de la nature, mais dans ce qu’il y a de plus terre-à-terre : une femme dont l’amour déçu lui fait réaliser la futilité de la vie qui lui est réservée. On trouvera pareille mise en garde contre les hommes dans la bouche de la Pélagie du Dernier feu. Mais la jeune Béatrix des Reculas trouvera auprès de Gabin ce qui aura manqué à Marie, comme si elle rachetait l’échec de celle-ci. Ici le bonheur a un nom.
Par Les ensablés
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