Voici l’un des textes « intemporels » de la littérature italienne : Le dernier été en ville de Gianfranco Calligarich. Depuis 1973, date de sa parution, l’ouvrage du cinéaste et dramaturge, L'ultima estate in città, était resté inédit en France. Ancré à Rome, dans les années 60, il suit les déboires du jeune milanais Leo Gazzarra, perdu dans une vie privée de sens. Entretien avec la traductrice Laura Brignon.
Le 13/04/2021 à 09:51 par Federica Malinverno
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13/04/2021 à 09:51
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Federica Malinverno - ActuaLitté : Ce roman a été publié en 1973 (Garzanti) et défini à sa sortie par Natalia Ginzburg comme « le portrait ironique, amer et désenchanté d’un homme de notre temps ». Êtes-vous d’accord avec cette définition ? Pensez-vous que ce livre soit toujours d’actualité ?
Laura Brignon : Sur la dimension désenchantée, oui, je suis d’accord, et c’est un aspect qui contribue à la magie de ce livre, qui sort une cinquantaine d’années après en France et qui touche toujours autant. À mon avis, l’ironie compte effectivement aussi parmi les grandes qualités du roman. Bien sûr, le protagoniste est un homme qui navigue dans des milieux qui n’existent plus de la même manière maintenant (une bourgeoisie un peu esthète, la télévision des années 1960…), et le roman raconte un monde qui n’est plus le nôtre, celui de l’Italie de la fin des années 1960.
Cependant, au-delà de la beauté et de la maîtrise époustouflante du style — on est face à un premier roman —, si le protagoniste du livre n’est plus à proprement parler « un homme de notre temps », ni par les emplois qu’il occupe ni par les milieux qu’il fréquente, l’expérience humaine dont il est question est quant à elle intemporelle. Leo est un inadapté, en tout cas selon les codes sociaux en vigueur, et il se trouve à un carrefour de la vie, un moment où en général on attend des gens qu’ils s’installent dans la vie, dans un couple, qu’ils trouvent un emploi stable (un schéma représenté dans le roman par le couple d’amis de Leo, Renzo et Viola, mais aussi dans les allusions que Leo fait à ses sœurs, mariées à des « petits employés » [p. 23], ou quand il parle du « petit monticule de respectabilité bien ordonnée où elles [ont] fait leur nid » [p. 188]).
Cela peut toujours interpeller les lecteurs aujourd’hui. Et puis Leo est un personnage « précaire » d’un point de vue social et d’un point de vue presque métaphysique, et cela rejoint ce que le roman a d’intemporel. Pour ce qui est de l’amertume, en revanche, ce n’est pas du tout quelque chose que je ressens dans ce texte. Je trouve plutôt qu’il est traversé par une espèce de mélancolie lumineuse, parfois déchirante. Je pense par exemple à l’ouverture du roman, quand le protagoniste dit : « Que ce soit clair : je n’en veux à personne, j’ai eu mes cartes en main et je les ai jouées. Voilà tout. » [p. 11], ces phrases sont assez représentatives de son désenchantement, mais je n’y lis pas d’amertume.
Pourquoi le roman a-t-il finalement intéressé les éditeurs étrangers en 2021 ?
Laura Brignon : Le fait que le livre ait été enfin disponible de manière durable en Italie, à la suite de sa republication chez Bompiani en 2016 [après une deuxième publication chez Aragno en 2010, il était introuvable], lui a permis de circuler à nouveau. L’histoire éditoriale du livre en Italie — avec sa disparition des librairies après sa première publication en 1973 — n’a certainement pas favorisé sa parution à l’étranger. Vu les qualités intrinsèques du texte, qui n’ont pas pris une ride, je ne suis pas surprise qu’il ait pu intéresser les éditeurs français.
D’ailleurs il est en cours de traduction un peu partout dans le monde [depuis la dernière édition en 2016, les droits ont été vendus en 16 langues]. Il s’agit d’un texte intemporel par la qualité de son écriture et l’expérience existentielle qu’il décrit, et sous certains aspects il évoque quelques grands textes de la littérature américaine du XXe siècle.
Est-ce qu’il y a des éléments dans l’ouvrage qui parlent particulièrement au public français, qui rejoignent un imaginaire que la France a de l’Italie ?
Laura Brignon : Tout à fait, et on le voit par ailleurs dans les premières réactions autour du livre. C’est un texte qui fait appel à un imaginaire très fort en France, et ailleurs : la Rome des années 1960, qui nous fait penser immédiatement à la Dolce Vita de Federico Fellini, et, plus largement à un univers cinématographique. Calligarich a une façon splendide de décrire cette ville, il la rend très vivante et très palpable grâce à la force de son écriture et à son approche. Sûrement que cela peut faire écho à une image réelle ou fantasmée que les lecteurs ont de Rome.
Comment définiriez-vous le style de Gianfranco Calligarich dans ce livre ? Pose-t-il des difficultés spécifiques de traduction ?
Laura Brignon : Je dirais que son style est lumineux, ironique, veiné de poésie, mais aussi pudique. Par exemple, je pense à la scène au début du livre où il dit au revoir à son père, sur le quai de la gare de Milan : cette scène m’a extrêmement émue à la lecture. En traduisant, je réalisais qu’elle reposait sur peu de moyens techniques. L’auteur ne fait pas quelque chose de flamboyant, n’écrit pas des phrases à rallonge utilisant des mots particulièrement complexes ou recherchés : avec des moyens très simples, il arrive à construire en quelques lignes une scène profondément bouleversante. Cette manière de faire tout en sobriété contribue au fait que le roman n’est jamais lourd, même s’il y a des moments tristes ou plus emphatiques, et elle réussit à merveille à communiquer le détachement de plus en plus prégnant du personnage vis-à-vis des choses et des gens.
Avec cette économie de moyens, Calligarich arrive à faire passer des choses d’une grande finesse et d’une grande intensité. Il m’a semblé qu’un des enjeux principaux de cette traduction était donc de garder cette légèreté, de conserver cet équilibre en veillant à ne pas forcer le trait. Il s’agissait de trouver le juste poids des mots et des tournures en français, pour recréer cette lumière, cette espèce de douce mélancolie et de grâce qui se dégage du texte. Il y avait aussi la question de l’ironie et de l’humour, qui représente un vrai enjeu de traduction — de manière générale, traduire l’humour et l’ironie n’est pas ce qu’il y a de plus simple…
Par exemple, je pense à une scène où Graziano et Leo sortent en boîte de nuit et essaient de séduire deux jeunes femmes. En italien, le texte dit : « “Permettete che ci presentiamo, disse Graziano, Gazzarra e Castelvecchio. Gli ultimi dei Mohicani.” Una delle ragazze chiese se facessimo parte di un complesso. “Sì, disse Graziano, di colpa” » [p. 85]. Et l’expression devient en français : « “Permettez-nous de nous présenter, dit Graziano. Gazzarra et Castelvecchio. Les derniers des Mohicans.” Une des filles demanda si on était dans un groupe. “Oui, dit Graziano. Un groupe nominal” » [p. 102]. Je devais garder l’évocation du groupe musical (« complesso »), mais je ne pouvais pas reproduire ce qu’il y avait de comique dans l’italien (« complesso di colpa », qui signifie « complexe de culpabilité »).
J’ai donc cherché une autre expression avec « groupe », qui reste plausible dans l’humour, que je qualifierais de « ricanant », caractéristique de Graziano. Il y a aussi beaucoup d’expressions qui reviennent et émaillent le texte : dans ce cas, il fallait réussir à trouver des choses sur le même ton que dans le texte original, sans l’alourdir, et veiller à ce que ce même maillage cohérent de manières de dire, qui crée une connivence avec le lecteur, existe aussi en français.
Pourriez-vous nous donner un exemple d’une expression qui a été particulièrement difficile à traduire ?
Laura Brignon : Je pense immédiatement au néologisme brancal, une fusion des mots branque et bancal, que j’ai utilisé pour traduire sfinocchiato, un autre néologisme en italien (qui signifie littéralement « défenouillé »), récurrent dans le texte, qui par sa longueur prend de la place et marque à la lecture. Je ne voulais pas normaliser avec un mot qui rendait le sens, mais qui ne provoquait pas cet étonnement qu’on a à lire.
De plus, il était difficile de saisir précisément les nuances de ce mot inventé. Je devais trouver un adjectif pour désigner quelque chose qui ne convient pas, qui ne fonctionne pas bien, mais qui peut s’appliquer autant à des personnes qu’à des objets, donc qui est à la fois de l’ordre de « malhabile », « malchanceux », etc., mais qui n’est pas un adjectif méprisant, plutôt amusant, pour rester dans l’esprit de Leo et Graziano. J’ai d’abord cherché des créations à partir de guigne, entre autres, mais les résultats n’étaient pas convaincants et, un peu dépitée, j’ai fini par me rabattre sur un terme familier existant, naze. Mais je perdais quelque chose par rapport au texte original.
C’est à la dernière minute, au cours d’une discussion sur ce problème de traduction, que ce mot-valise m’est venu à l’esprit et il m’a semblé représentatif du ton et de l’esprit que j’ai trouvés dans le texte original, même s’il était plus court.
Comment avez-vous travaillé pour retraduire le rythme du roman en français ?
Laura Brignon : Le rythme est toujours fondamental. J’ai eu la chance d’avoir des délais de traduction confortables, qui m’ont permis de relire plus souvent le texte et la traduction, avec plus de recul. Pour la question du rythme, je lis à voix haute certains passages en italien et ensuite en français pour vérifier que mon interprétation ne fait pas défaut à la musique que j’ai entendue en lisant l’italien — ce qui est bien sûr très subjectif. Malgré ses similitudes (souvent trompeuses) avec le français, l’italien est plus souple que le français sur la possibilité de placer les mots dans les phrases ; le français est plus rigide, il demande plus souvent un ordre particulier des mots auquel on peut plus difficilement déroger.
Cette souplesse de l’italien constitue un grand facteur de rythme et de poésie : il faut donc essayer de recréer cet élan et ce rythme avec les moyens propres à notre langue, notre langue maternelle, mais aussi, sûrement, notre langue personnelle, qui influence forcément nos choix. Pour vous donner un exemple, dans la traduction de l’incipit du roman, le choix des mots a été dicté par le souci du rythme : « Del resto è sempre così » est devenu « Du reste, c’est toujours pareil » (plutôt que « il en va toujours ainsi » ou « c’est toujours comme ça »…) ; il me paraissait important d’être au plus près, de ne pas rallonger cette première phrase in medias res lapidaire et mystérieuse.
Lorsqu’un texte a été écrit près de 50 ans plus tôt, faut-il adapter le style, moderniser le lexique, ou vaut-il mieux coller au plus près de l’original ? Comment avez-vous opéré à cet égard pour ce roman ?
Laura Brignon : Je ne crois pas qu’il y ait de réponse absolue à cette question. Dans ce cas précis, je n’ai pas voulu jouer la carte de la désuétude, mais je n’ai pas cherché non plus à moderniser le style, qui d’ailleurs à mon avis n’en avait pas besoin. Le fait que le roman date des années 1970 n’a eu qu’une très légère influence dans mes choix.
Par exemple, dans le français contemporain, à l’oral, on utilise beaucoup plus le mot voiture qu’auto, et d’habitude je n’utilise presque pas ce dernier quand je traduis des romans contemporains. Dans Le dernier été en ville je l’ai par contre utilisé à plusieurs reprises. En revanche, j’ai essayé de faire attention à ne pas faire d’anachronismes, à ne pas recourir à des mots qui n’étaient pas employés dans les années 1970 en France.
Avez-vous pensé à un lecteur ou à un lectorat particulier en traduisant le texte ?
Laura Brignon : Je n’ai pas pensé à un lecteur particulier auquel adresser ce livre. D’habitude je commence à penser au lecteur, mais de façon vague et indéterminée, seulement quand j’arrive aux toutes dernières relectures. Pour moi, la traduction est surtout un dialogue avec le texte original, et quand je pense au lecteur j’y pense de façon abstraite.
Le choix du passé simple pour situer le récit a-t-il été naturel ?
Laura Brignon : En général l’italien utilise beaucoup plus facilement le passé simple que le français. Dans les romans, je conserve le passé simple, sauf dans les dialogues, où je bascule souvent du passé simple au passé composé. Dans le cas présent, la question ne s’est pas posée puisque les dialogues étaient au passé composé en italien. Et, dans le corps de la narration, je ne vois pas de raisons de ne pas conserver le passé simple.
Avez-vous dû faire des choix particuliers dans le langage des personnages (par exemple, en fonction de la classe sociale et de la période historique dans laquelle se déroule le récit) ? Avez-vous dû vous documenter sur la société romaine de l’époque pour traduire ce livre ?
Laura Brignon : Je n’ai pas fait de recherches particulières pour ce roman. Sur la question du langage, l’enjeu était de parvenir à rendre le ton qui se dégage du lexique employé par le narrateur, et en particulier ce langage potache entre Graziano et Leo, un langage rempli d’expressions récurrentes et qui n’appartient qu’à eux.
Le dernier été en ville - Gianfranco Calligarich, trad. Laura Brignon – Gallimard – 9782072867736 – 19 €
Crédits photo : Rome, ho visto nina volare, CC BY SA 2.0 ; Gianfranco Calligarich © Gallimard ; Laura Brignon © Romain Boutillier - ATLAS
Paru le 04/02/2021
212 pages
Editions Gallimard
19,00 €
2 Commentaires
Slobodan Despot
10/06/2021 à 09:52
La traduction du «Dernier été» par Laura Brignon est aussi magnifique que le livre.
Urbatecte
24/06/2021 à 10:09
J’ai adoré le roman et la traduction y joue pour beaucoup. Mais je n’ai toujours pas compris le mot « brancal » qui revient au moins une dizaine de fois pour décrire l’état ou la situation des protagonistes. Je n’ai retrouvé ce mot dans aucun dictionnaire de français. Est-ce un néologisme dans l’édition italienne ?
Enfin, le roman est merveilleux mais la phrase « j’étais au bout du rouleau » est tellement redondante que c’était peut être le titre a choisir. C’est vraiment la seule chose qui m’a dérange dans ma lecture.