Guy Dupré (1925-2018) ne fut un écrivain ni prolixe ni facile. Son œuvre littéraire ne comporte que trois ouvrages, si l’on met de côté des chroniques diverses : Les Fiancées sont Froides (paru en 1953 et salué par Gracq et par Breton), Le Grand Coucher (1981) et Les Mamantes (1986). par Henri-Jean Coudy
Il est aussi connu pour son Anthologie des cahiers de Maurice Barrès, ainsi que par sa correspondance avec Maurras. Ajoutons qu’il eut, un temps, une liaison orageuse avec l’écrivaine Sunsiaré de Larcône (qui mourut dans un accident de voiture avec Nimier et dont Les Ensablés ont rendu compte de l’œuvre La Messagère).
Écrivain au style exigeant, il emprunte pour ses récits des chemins parfois très obscurs. Ainsi Les Fiancées sont Froides, que je confesse avoir lu sans toujours tout appréhender. Aussi est-il ici question du Grand Coucher plus accessible.
Dupré songea d’abord à une biographie du général Mangin (chef français de la Grande Guerre, offensif et peu soucieux de la vie de ses hommes). À la place, il fit un roman, LeGrand Coucher, qui n’a plus rien d’une biographie même si l’on y voit passer nombre de personnages fameux de l’histoire militaire du pays.
Dans une préface écrite en 1994, Dupré explique ce qu’il a voulu faire : « L’année du Grand Coucher est l’année du cinquantenaire de la bataille de Verdun, où doit s’accomplir un crime de sang contre la personne de Charles de Gaulle. Pour le colonel de Sainte-Rose, qui inspire et anime ce projet de régicide, il s’agit de conclure par un acte théâtral et hautement symbolique la guerre franco-française qui a souvent déchiré dans la chair de leur chair les trois générations dont nous sommes issus… Pour le narrateur, né dans les dernières années de la Troisième République, il s’agit moins de venger les siens que de répondre aux questions de sa génération : pour qui et pour quoi ont réellement donné leur vie ceux et celles dont on écrit couramment qu’ils sont morts pour la Patrie ?... Quelle part d’héritage national est-elle encore… transmissible ? »
De l’affaire Dreyfus qui déchira le pays aux derniers soubresauts des guerres coloniales (la guerre d’Algérie et son point d’orgue l’attentat du Petit-Clamart contre le président de la République le 22 août 1962), c’est tout au long de ces années tragiques que nous conduits le narrateur jusqu’à cet attentat de 1966 qui n’aura pas lieu. Ce jour-là, de Gaulle se rendait en effet à Douaumont. Il y fit d’ailleurs un discours où il rendait hommage à Pétain, le chef de guerre, et qu’ovationnèrent les encore très nombreux anciens combattants de la Première Guerre.
Et puis il y a Constance, une autre héroïne de ce roman. On sait peu de choses d’elle. On ignore si elle est une des nombreuses veuves de 14-18, ou bien fille d’un tué, ou encore la compagne de l’un des vaincus des guerres coloniales. Seule certitude, son charme conduit le narrateur à sa couche, sans que l’on connaisse quel lien les unit, ni même celui qui unit Constance à Sainte-Rose.
Dupré, dans sa narration, cultive toujours une certaine obscurité.
Ainsi, obscurité des sentiments entourant l’affaire Dreyfus, surtout l’impassibilité du capitaine aussi bien lors de sa dégradation que de son passage devant le second conseil de guerre à Rennes, « sans qu’il se relâche une seconde de son attitude effroyablement correcte » notera Barrès. Autre anecdote peu connue : c’est du poste d’un petit fort de Seine-et-Oise où il a été nommé en 1914 que Dreyfus observe le changement de direction vers le sud-est de l’armée Von Kluck (qui prête ainsi le flanc), et en avertira Gallieni (après c’est la Marne…).
Au fond, ce sont les points de douleur de l’histoire française qu’aborde ce roman, ceux de son armée, de ses services de renseignement... et tout cela sans un véritable ordre. Ainsi, il évoque le Bassompierre, maréchal du XVIe siècle qui poursuit dans Paris la trace d’une femme ayant pour lui le visage de la Mort. Puis le chef milicien Bassompierre, du même nom, futur fusillé, qui, en Russie, est ébloui par la beauté d’une Russe morte congelée et qu’il fera brûler pour lui éviter la corruption.
Le grand coucher évoque aussi les incessants changements à la tête de l’armée française. Celui, espéré puis décevant de 1917 ; Joffre, fait maréchal après le tragique échec de l’offensive sur la Somme, tandis que Foch se retrouvait chargé d’étudier un éventuel passage allemand par la Suisse. Puis c’est Nivelle qui « substitue un Rêve de vaincre dont il a déjà l’auréole, s’il croit en avoir l’étoffe et les moyens : en finir avec la guerre de taupes, faire jaillir quinze cent mille hommes hors de leurs fosses pour les porter au-delà des falaises de l’Aisne et prendre à revers le front allemand. »
... L’offensive Nivelle dont Mangin est l’un des généraux d’armée s’empêtrera sur les pentes du Chemin des Dames, nouvelle inutile boucherie qui entraînera une série de mutinerie, suivie de l’arrivée de Pétain à la tête de l’armée française, qui attendra la supériorité matérielle des chars et des Américains. Sainte-Rose le dépeint pourtant comme un pessimiste tragique, que réveillera seulement la perspective glorieuse d’une offensive en Lorraine empêchée par l’armistice.
D’autres secrets, d’autres tragédies sont évoquées, que le narrateur découvre en suivant Sainte-Rose : le « régicide » contre De Gaulle qui heureusement ne réussira pas, le mystère de Constance dont le mari officier aurait pu être tué par des Français parce qu’il voulait défendre un village, pendant la débâcle de 40, au risque de sa destruction ; enfin le suicide au début des années soixante du général de Larminat, officier de la France libre, qui préfère la mort à la présidence de la Cour de Sûreté de l’État, juridiction d’exception, chargée de juger d’autres officiers ayant choisi le chemin de l’Algérie Française.
Et puis, surtout Verdun. En particulier le Bois des Caures où se trouvait le colonel-député Driant, commandant de 1200 chasseurs, écrivain alors populaire sous le nom de Danrit, ayant repris du service à 61 ans. On sait que la concentration d’artillerie allemande surprit la faible défense française. Or, nous dit le narrateur (qui le tient de qui, de Sainte-Rose ou de Constance ?)
« Driant savait. Averti sous le sceau du secret par le roi d’Espagne de l’événement que les Allemands projettent de faire sortir de la matière en fusion, il soupçonne aussi leur innovation qui vise à enlever à l’infanterie le rôle qu’elle a joué depuis le fond des âges pour le donner à l’artillerie. En cherchant à s’emparer en quarante-huit heures de la vieille cité, les Allemands n’espèrent pas obtenir un résultat stratégique, mais produire un effet moral : la chute de Verdun provoquera la chute du gouvernement et l’arrivée d’un autre cabinet… prêt à négocier une paix séparée… Sans trahir sa source, Driant a eu beau multiplier les mises en garde, écrire au président du Sénat Paul Deschanel, alerter le ministre de la guerre Galliéni rien n’est entrepris… Au grand quartier général, on n’y croit pas, Verdun n’a pas effleuré… la chère tête autrefois blonde du généralissime (Joffre) courroucé qu’un simple colonel se permette d’écrire au ministre. Seule sa mort a sauvé Driant d’une mise aux arrêts de rigueur. »
Quelle leçon tirer de cette longue danse d’événements qui s’entrechoquent, sinon qu’il n’y en a probablement pas ? Que l’histoire se cache, s’oublie, tente de se réveiller, ou soit d’une accablante répétition, elle finit en quelque sorte avec Sainte-Rose qui ne tuera personne, avec le narrateur qui ne sait s’il cédera à « la tentation d’en être ». Une longue suite de moments pleins de bruits et de fureurs qui ne signifient rien pour reprendre une vieille phrase shakespearienne.
C’est sans doute d’un monde qui a vécu à la façon d’une des danses macabres peintes au XVe siècle où la mort conduit grands et petits vers la même issue dont parle Dupré, d’un monde qui a vécu un siècle avant de s’engloutir dans la nostalgie sans plus laisser d’autres traces que d’incompréhensibles signes.
Pour finir, je recommande, en particulier, la lecture des Manœuvres d’Automne où Dupré, entre autres, parle de la mort de Sunsiaré et de Nimier en des termes très émouvants.
Le Grand Coucher – Guy Dupré – La Table ronde – 9782710369905 – 8,70 €
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 14/03/2013
283 pages
Editions de La Table Ronde
8,70 €
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