Casterman publie ce 30 septembre le nouvel album de Corto Maltese, Sous le soleil de minuit. Juan Díaz Canales (scénario) et Rubén Pellejero (dessin) reprennent donc le personnage de Hugo Pratt, pour une aventure dans le Grand Nord, une région encore inexplorée. « Une destination très vraisemblable. Pratt a été particulièrement marqué par Jack London et James Oliver Curwood – des romanciers qui situent leurs histoires dans ces espaces », explique Dominique Petitfaux. Historien de la BD, il est notamment l’auteur de Autour de Corto Maltese, fruit de quatre années d’entretiens avec Pratt. Il nous raconte la vie du dessinateur, proche et ami, fantasque et rêveur.
ID Number THX 1139, CC BY 2.0
Une reprise, ou une continuité, mais pourquoi ? Restons Pratt-matiques : « Quand je travaillais avec lui pour l’un des mes livres, De l’autre côté de Corto, je lui ai demandé s’il serait opposé à ce que l’on continue. Pour lui, il n’y avait aucun problème, si c'était bien fait. Et cela s’explique assez bien. » Pratt avait dans l’idée que la bande dessinée peut servir à créer des mythes – Corto Maltese à l’image de Don Juan, ou James Bond. Ces personnages sont entrés dans l’imaginaire collectif, mais leurs auteurs, Tirso de Molina ou Ian Fleming, finissent par s’estomper.
Bien entendu, Corto, comme un Tintin, appartient à leur auteur. « Il ne viendrait à l’idée de personne de poursuivre La recherche du temps perdu, mais il faut pourtant qu’une œuvre survive. Nous sommes dans une époque où les choses s’oublient très vite. La culture est transmise à bout de bras – une série de BD qui ne connaîtrait pas de suite, peut plonger dans l’oubli. Les nouveautés permettent aux jeunes de redécouvrir l’ensemble. » Et comment ne pas souhaiter que Corto soit constamment redécouvert ?
Alors, soyons honnêtes : c’est à Daniel Craig que l’on doit l’intérêt contemporain pour James Bond ? « (rires) Ah, il y a un intérêt commercial évident pour l’éditeur, qu’on ne se le cache pas : ils doivent vivre, et porter les albums. Prenez l’exemple de Blake et Mortimer : les derniers albums se vendent plus que ceux que Jacobs a vendu de son vivant. C’est la véritable réussite absolue de la reprise. Et c'est extraordinaire de s'en rendre compte. » Sans que l’on sache combien de temps cela durera.
La vie, indissociable des livres
« Pratt souhaitait que Corto devienne un mythe, depuis le départ. Or, avec le mythe, on oublie les origines. Dans La Ballade de la mer salée, il y a une page rarement reprise dans les versions françaises, qui raconte que Pratt a reçu des documents sur la vie de Corto. Et quand le marin continue dans Pif Gadget, Pratt poursuit l’artifice : il parle des ports au Chili où des personnes ont rencontré Corto, l’ont renseigné. Pratt a voulu nous faire croire à son existence réelle. » Le mythe prenait vie.
D’ailleurs, Pratt parlait souvent d’épisodes de la vie de son marin, ayant visité tel pays, vu tel artefact. « Il n’a jamais eu le temps de les dessiner. Il cherchait à n’être que le chroniqueur des voyages de Corto Maltese – totalement effacé derrière sa bande dessinée. »
Et pourtant... « Il a mis beaucoup de choses de lui dans Corto – comme un prolongement de lui-même. Les grands artistes deviennent ainsi immortels (rires). » La postérité, c'est question qui s'éclairera pour Pratt, à la lecture d’un texte de Marguerite Yourcenar, Comment Wang Fo fut sauvé (tiré de Nouvelles orientales). « Le peintre de la nouvelle est condamné à mort, et va s’échapper en passant à travers son tableau : il gagne l’immortalité en plongeant dans son œuvre. Pratt fut extrêmement troublé par ce conte. Lui-même était déjà âgé à cette époque, et le texte répondait à des questions qu’il se posait, sur ce qu'il laisserait de lui. »
Si physiquement Corto et Hugo n’ont pas vraiment de points communs, ils partagent des lectures communes. « Les références littéraires, les livres que Corto feuillettent, tout cela appartient à Pratt. » Les deux hommes ont ainsi repoussé les limites de la vie et des livres : « Hugo a vécu avec une prêtresse macumba – ce n’est pas donné à n’importe qui. Et chez lui, on comptait près de 20.000 livres. Corto est l’essence de tout cela. Pratt ne faisait d’ailleurs aucune distinction entre l’expérience des livres et de la vie. » Comme Corto.
Denis Bocquet, CC BY 2.0
Voilà d'ailleurs l’un des secrets de l’œuvre : dans aucune autre bande dessinée, estime Dominique Petitfaux, on ne retrouve autant de sources, aussi diversifiées. « Dans cette page des Helvétiques, on retrouve un gorille inspiré du film de King Kong et une allusion à un texte du Moyen Âge, le Parsifal de Wolfram von Eschenbach, absolument méconnu en France. Et tout cela dans la même page. C’est typiquement Pratt ! »
Rassembler et mettre en interaction ces éléments, permettait de charmer les lecteurs les plus divers. À chacun son marin, « fils de la niña de Gibraltar et d'un marin de Cordouailles », en fait.
"Et le tout premier maillon fut Homère"
Les voyages mêmes de Pratt sont des aventures : « Quand il a lu En Patagonie de Bruce Chatwin, un détail l’intrigue : il part alors vérifier, certain que ce que Chatwin écrit est faux, parce qu'il n'en gardait pas le souvenir. » Créateur, et pourtant héritier en mesure de répondre à d’autres, « Pratt se présentait comme le maillon d’une chaîne. Et le tout premier maillon fut Homère ».
À 8 ans, dans son école de Venise, l’instituteur lui fait découvrir L’Odyssée. « Pratt fut fasciné, et l’a acheté. Il avait découvert quelque chose, voulait alors tout savoir. Et chronologiquement, il avait un pressentiment fabuleux : L’Odyssée est le premier roman d’aventures du monde occidental. Il m’avait confié que toutes les matrices de ce genre se retrouvaient d’ailleurs dans cette épopée grecque. Et bien sûr, son Corto, marin, qui parcourt le monde, est un lointain cousin d’Ulysse, qui voyage en Méditerranée, et ne semble pas, soyons clairs, très pressé de rentrer chez lui. »
Dix années de retour à Ithaques pour Ulysse et Corto, souvent en sur les mers, la parenté s'affirme. Et les livres reviennent. « Dans sa maison du Lac Léman, Pratt avait pu réunir tous ses livres. Il les avait éparpillés auparavant – 2000 chez un ami de Milan, 2000 autres, à Venise. Cela le rendait malheureux. “Quand je n’ai pas feuilleté un livre depuis longtemps, j’ai l’impression qu’il m’en veut”, me disait-il. »
Sa bibliothèque comptait plutôt des ouvrages sur la géographie, l’histoire, des collections de revues du National Geographic – source inépuisable d’illustrations pour un dessinateur. « Les livres étaient classés par thèmes en fonction des chambres – celle de l’Amérique du Nord au XVIIIe siècle, ou des juifs hérétiques. Parfois, il allait jusqu’à mettre un disque en lien avec le thème. » Évoquant sa vie en Argentine, avec Dominique Petitfaux, Pratt met un disque Piazzolla, comme par réflexe.
« Un jour, nous parlons de la Mosquée de Cordoue. Il avait mis en fond sonore un disque d’Esther Lamandier, où elle chante ces romances séfarades. Et voilà qu’il est tellement pris par l’ambiance, et me parle de son voyage, quittant le français, en espagnol. Cela reste l’un des plus beaux moments de mes rencontres, d’un esthétisme absolu. » Le mythe du créateur se construit aussi.
Sous le soleil de minuit, l'époque classique
Le graphisme de nouvel album est très classique, on l’a découvert dès la première planche, proche de ce que faisait Pratt dans les années 70 (voir Corto en Sibérie). « Le dessin a fantastiquement évolué : la représentation de La Ballade à Mû, est très différente. Ce qui abonde dans le sens d’une renaissance. » Les derniers Blake et Mortimer n’ont pas fait autre chose que de reprendre le style des années 50 de Jacobs. Et le choix reste assez logique, pour ne pas désorienter le lecteur. « Dans une reprise, on ne peut pas aller trop à la marge – ou bien c'est un choix éditorial. Chez Dupuis, Spirou est décliné en deux séries : la classique et l’autre, alternative, où le personnage évolue. » L’éditeur ne peut pas perdre, en offrant aux lecteurs de quoi le contenter, quelle que soit sa demande.
À vrai dire, à l’époque de la publication de Mû, dernier titre de Corto par Pratt, l’album avait déçu. « Parce que les lecteurs aiment garder des repères précis. Pourtant, un Tintin, malgré les apparences, n’a rien de commun de ses premiers albums jusqu’aux derniers. Et Corto est pareil. Ce sont de fausses séries : les ruptures sont énormes, et les gens se trompaient en demandant à Hergé s’il aurait voulu faire autre chose. Le lotus bleu, c’est une trame historique, On a marché sur la Lune, c’est de l’anticipation, et Les bijoux de la Castafiore, une comédie de situation ! »
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Pareil pour Corto. Pratt détestait d'ailleurs cette question de journaliste, Qu'auriez-vous fait à la place de la BD – comme s'il était un type manifestement intelligent, qui s'était perdu dans la BD. « Comme tout grand artiste, il a fait évoluer son oeuvre, mais les gens n’aiment pas ça. Comme cette période bleue de Picasso, à laquelle les gens sont accrochés, considérant qu’il a fait n’importe quoi par la suite. Avec Mû, Pratt voulait faire de son dessin une écriture, donc il cherchait une rapidité, sans plus chercher la représentation réaliste. Et ça a beaucoup destabilisé. »
Or, si ce monde change, il n’en demeure pas moins un univers qui se poursuit, avec des personnages secondaires qui reviennent, qui hantent Corto ou l’amusent, comme Raspoutine, cette sorte de contrepoint, dans la veine des gentilshommes de fortune. « Pratt n’aurait pas pu se contenter de ce rêve fou de la fixité : il changeait et son personnage grandissait avec lui. »
« J’ai rencontré Pratt par hasard, dans l’ancienne librairie Dupuis, qui fait aujourd’hui de la bande dessinée franco-belge. C'était en 1985. Je vois Pratt à travers la vitre : à cette époque, historien de la BD que je suis, j’avais été intrigué par les trames historiques dans les albums de Corto. Et j’en étais arrivé par déductions, à dater la naissance de Corto au 10 juillet 1887. J’entre, et j’interpelle Pratt : “Pouvez-vous me confirmer que Corto est né le 10 juillet 1887.” Il m’a regardé avec stupeur un instant et m’a demandé avec cet accent typique, "Avez-vous déjeuné ?". Pauvre : je sortais de table, mais j’ai immédiatement accepté. Et nous avons sympathisé ainsi, puis je l’ai convaincu de faire des livres pour parler de lui. »
« Ce fut l’un des créateurs les plus libres que j’ai rencontré. Libéré de toute idéologie, il appréciait tout particulièrement les gens qui n’ont pas cette tendance de la pensée organisée. D’où sa tendre affection pour le traître, qui a su échapper à ses origines. Il avait cet attrait pour un pluriculturalisme – pas celui qui consiste à juxtaposer les cultures. Ce qui lui plaisait, c’étaient les personnes aux origines diverses, qui parlent plusieurs langues, considérant que c’est de cette diversité que venait la liberté. »
Des éléments qui, inévitablement, se retrouvent dans le personnage de Corto, parfois contradictoire, en apparences. « Il est romantique et pragmatique, séducteur, séduisant, mais ses histoires ne vont jamais très loin. Il est cultivé et paresseux. C’est ce qui intrigue le plus dans cet homme, comme Pratt avait énormément de facettes. James Bond est devenu un mythe pour moins que ça. Et puis, le personnage a été complexifié avec le regard des réalisateurs. »
Raison pour laquelle Corto se prêterait certainement moins bien à une adaptation au cinéma, tant le personnage est complexe. « Et puis, les James Bond se déroulent à notre époque, et il y aurait quelque chose de déplorable à faire vivre Corto en ce temps. Après tout, il est né en 1887 (rires). Il s’accommoderait mal de notre monde. Corto est un héros incompatible avec les technologies envahissantes : lui prend un bateau pour se rendre à Paramaribo... »
Comme Pratt est resté très marqué par son enfance. « L’origine des 20.000 livres qui se trouvaient chez lui se retrouve dans ses premières lectures, qu’il a approfondies, avec des recherches progressives. Homère l’a amené à la mythologie grecque, qui l’a portée vers les autres mythes. Les romanciers de l’enfance l’ont entraîné, dans sa vie adulte, à transformer en œuvre d’art les chocs de ses lectures d’alors. » Là où les lectures d’adultes chassent souvent celles de l’enfance. « Pratt a exploré de façon plus savante. C’était un homme univers, et comme une galaxie, il était en constante expansion. »
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