Le 11 juillet 2023, Milan Kundera, alors écrivain franco-tchécoslovaque, s’est détaché de la vie, à l’âge de 94 ans. Tout le monde le sait. Ses portraits enflamment la toile, les journaux, les Studios. Kundera est-il vraiment mort ? Comment vivait-il son exil ? Son bilinguisme et biculturalisme ? Comment a été reçue son œuvre au Maroc ? Un jeune romancier et un critique littéraire marocains nous parlent du parcours et de l’œuvre d’un homme unique. Reportage, par Karim El Haddady.
Le 08/01/2024 à 11:26 par Auteur invité
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08/01/2024 à 11:26
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On aurait dû ne pas doter d'image ce texte. Kundera n'aime pas les caméras. Il n'aime pas être regardé de travers. On se demande seulement pourquoi l'on ne cesse pas de chercher à savoir si Milan Kundera est français ou tchécoslovaque ? Qu'importe ? Sérieusement ?
Mieux vaut chercher à savoir ce que représente une caméra dans son imaginaire intarissable. Un œil. Un regard. Lui qui, à Bernard Pivot, avait donné toute une leçon de métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Quand ce journaliste d’Antenne 2 lui a demandé sur quelle « catégorie de regards vous vous rangez ce soir », lors de l’émission Apostrophes : « C’est mon mystère, c’est mon secret », répondait-il, les yeux perçants.
Il fallait, et c’est regrettable, poser cette question à Kundera, avant qu’il ne trépasse : Comment vous sentez-vous en fixant, de vos yeux perçants, une personne ou une chose ?
Naturellement, qu’elle existe ou non, la réponse à cette question devrait déboucher sur un certain sens. Oui, car Kundera « visait plutôt des questions que des réponses superficielles », témoigne Abdessalam Doukhane, professeur-chercheur en esthétiques de l’expression littéraire, à l’Université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan.
« C’est donc ici que notre enquête doit commencer, écrit Roland Barthes, dans ce moment où les écrivains [...] définis et rassemblés par les opinions qu’ils professent, les mots d’ordre qu’ils défendent, les manifestes qu’ils signent, les congrès auxquels ils assistent et les revues dans lesquelles ils écrivent, s’effacent pourtant devant leurs œuvres, imposent le silence à leurs personne et laissent apparaitre derrière eux la littérature dans sa solitude et son énigme, debout sous le regard véritable de l’Histoire. »
Kundera, comme Socrate, est une âme universelle. C’est une perle qui appartient à tout le monde. La preuve en est qu’il est traduit en plus de 40 langues. Quoi de plus surprenant ? Le nombre de lecteurs ? La densité du récit ? La cohérence narrative ? L’approche ironique… ?
Il faut se méfier à tous ceux qui scandent : « Kundera, n'est plus », « L'auteur de L'Insoutenable Légèreté de l'être, a rendu l’âme. » Il y a même ceux qui ont, à plusieurs reprises, anticipé sa mort. Ils veulent tuer Kundera, pour qu’ils lui consacrent une brève, ou un portrait dans les meilleurs des cas.
Rassurez-vous, Kundera respire encore. « Symboliquement, Kundera est vivant dans la Pléiade, dans les mondes de la culture moderne, dans les universités. Car son œuvre est d’une suprême énergie, qui ne peut que séduire les lecteurs avertis », souligne Abdessalam Doukhane.
Comme Socrate, Kundera n'est point mort. « Partout où des hommes libres discutent, Socrate vient s’asseoir, en souriant, le doigt sur la bouche », écrit le philosophe Alain, de son vrai nom Émile-Auguste Chartier, et d’enchaîner : « Socrate n'est point mort, Socrate n'est point vieux... Toute idée devient fausse au moment où l'on s'en contente. » Les grands écrivains trépassent. Mais leurs œuvres perdurent. Survivent.
« Je n’ai pas l’impression qu’on ait perdu un grand écrivain. Kundera nous a légués une immense fortune, faite de chef-d’ œuvres, faisant de lui, ainsi, un des plus grands écrivains », nous rassure Youssef Kermah, romancier et fondateur des Editions Agora (Dar Agora, Tanger), alors « une jeune maison d’édition prometteuse au Maroc », selon l’avis de Nabil Moumid, traducteur et écrivain marocain, avec qui nous nous sommes entretenu en marge du SIEL. (Salon International de l’Edition et du Livre, 2023).
Kundera, eu égard à son parcours miné, rêvait d’écrire sous un pseudonyme. Écrire sous un pseudonyme, mais aller quand même boire du café chez Alain Baraton, alors « jardinier-en-chef du Grand Parc de Versailles ». Écrire sous un surnom, mais se promener, aimablement, avec Véra, dans le 6ème arrondissement de Paris.
Proust, avec qui Kundera avait été, majestueusement, et de son vivant de surcroît, rangé sur les armoires de La Pléiade, en 2011, n’avait-il pas dit que « tout écrivain est double, car il abrite en lui un être social et un artiste qui ne doivent pas se confondre » ? Et bien Kundera aurait dû avoir un nom de plume, mais il voulait être « courageux ». Car qu’est-ce qu’un écrivain peureux ? « J’aimerai avoir écrit tout ce que j’ai écrit sous un pseudonyme. Je ne manque pas d’ambition, mais j’aimerais rester invisible », glissait-il, dans un entretien accordé à Daniel Rondeau, de Libération.
Toujours lors de l’émission de Bernard Pivot, Kundera, qui s’est convertit en un théoricien du regard, en cite quatre. Selon ce Franco-Tchécoslovaque « engagé », il existe des gens qui, « possédés de la gloire et de la notoriété, aiment être regardés par des yeux anonymes ». « Des gens qui aiment être regardés par des gens qu’ils connaissent. » « Des gens qui ne peuvent vivre que sous le regard de quelqu’un qu’ils aiment. » Et d’autres qui aiment vivre « sous le regard de quelqu’un qui n’est pas présent ».
Vivre sous le regard des absents est l’apanage des poètes et des musiciens. Kundera, dont le père Ludvík Kundera (1891-1971) fut musicologue et pianiste, avait rompu avec la poésie et la musique, pour se consacrer au roman, ce « genre historiquement sous tensions, menacé tantôt d’épuisement interne tantôt d’agression externe », selon l’expression de Martine Boyer Weinmann, alors professeur de littérature française à l’Université Lyon II.
Youssef Kermah, quant à lui, apprécie chez Kundera cette vertu : « rester invisible », car elle implique la compréhension et la communication avec l’écrivain via ses livres. Kermah, auteur de Révélation d’une machine à écrire (Centre Culturel Arabe, 2022), a lu la quasi-totalité de l’œuvre kundérienne. « La seul seule consolation que cet écrivain me doit, dit-il, en est que j’ai lu la quasi-totalité de son œuvre. »
Youssef, bien que très occupé, nous a avoué un petit secret : « Dans un article, (il fait allusion à l’article d’Adam Hradilek), j’ai lu une fois que Kundera se rendait secrètement et sous un pseudonyme en Tchécoslovaquie ». Ah bon ? Ça tombe bien !
Qu’il soit français ou tchécoslovaque, qu’il soit romancier français d’origine tchèque, ou romancier tchèque de nationalité française, Kundera est un écrivain engagé. Il a quitté la Tchécoslovaquie communiste en 1975, pour s'établir à Paris. Quatre ans plus tard, le régime communiste qu’il détestait l'a déchu de sa nationalité. Le pas de la France de Mitterrand fut bel et bien placé. En 1981, l’on peut, dorénavant, considérer Kundera comme français.
À ceux qui se posent toujours cette question d’appartenance, Kundera répond : « Je ne me sens absolument pas appauvri, mais absolument enrichi », lançait-il chez Bernard Pivot. En plus de ça, le romancier écrit dans Le Rideau (Gallimard, 2005) que « personne ne connaitrait Kafka aujourd’hui, personne, s’il avait été en Tchèque ». Force est de constater que l’exil, a, d’une manière ou d’une autre, offert à Kundera, mais aussi à Kafka, « célébrité » et « notoriété ».
Nous avons interrogé Youssef Kermah, sur ce malentendu identitaire de Kundera, et de commenter : « Il est vrai que Kundera a vécu un conflit amer. Tiraillé entre son appartenance tchécoslovaque et son appartenance française qui lui a entrainé une espèce d’étrangeté, mais ceci ne veut pas dire qu’il n’a pas tiré profit de la culture française, qui a impacté ses courts romans publiés dans les années 90. Il s’est enrichit de la culture française et a essayé de cohabiter avec ses rituels. »
Comme ces femmes qui, pour être prises au sérieux, ont écrit sous des pseudonymes, comme Marguerite Donnadieu, dite Duras, et Marguerite Cleenewerck de Crayencour, dite Yourcenar, qui, pour rester en contact avec un père absent, ont opté pour un nom de plume inspiré de sa figure. Comme Vernon Sullivan (Boris Vian) et Emile Ajar, qui valut à Roman Gary un second Goncourt, l’histoire de la littérature témoigne du bien qu’un pseudonyme procure. Mais aussi de la protection qu’il assure à l’artiste.
Kundera, lui, aurait dû, avec l’intelligence qui fut la sienne, commenter de sang-froid les œuvres de son double, s’il en avait créé un. Mais, il a été exposé, le visage dévoilé, aux critiques. « Il est des commentateurs possédés par le démon et la superficialité, qui assassinent les œuvres en leur surimposant une interprétation politique. Ceux-là ne s’intéressent aux écrivains dits de l’Est que dans la mesure où leurs œuvres sont interdites », regrettait-il.
Pour sa part, Abdessalam Doukhane estime que Kundera a longuement souffert de la censure dans son pays d’origine. Mais c’est avec l’avènement du Printemps de Prague, en 1968, qu’un révolté, confrontant la cruauté par l’ironie, a été repéré.
Tiraillé entre une censure communiste tchécoslovaque et une élite parisienne fière de ses opinions, Kundera revendiquait sa particularité. « Vers la fin des années 70, écrit-il dans Le Rideau, j’ai reçu le manuscrit de la préface écrite pour un de mes romans par un éminent slaviste qui me mettait en perpétuelle comparaison (flatteuse, bien sûr, à l’époque personne ne me voulait de mal) avec Dostoïevski, Gogol, Bounine, Pasternak, Mandelstam, et avec les dissidents russes. Effrayé, j’en ai empêché la publication. Ce déplacement dans un contexte qui n’est pas le mien, je le vivais comme une déportation. »
« Je ne m’intéressais pas tant à ses positions politiques – étant un communiste indépendant, qui est resté fidèle à ses opinions et à son idéologie – bien qu’elles soient déterminantes quant à la compréhension du contexte de ses romans. Je me suis concentré sur le style, les idées, et la densité du sens », explique Youssef Kermah.
« Il est vrai que le destin de Kundera est celui d’un intellectuel engagé », écrit Luís Carlos Pimenta Gonçalves dans L'œuvre en français de Milan Kundera ou les malentendus de l’ignorance, et d’ajouter, « mais son œuvre de fiction ne saurait se résumer à la trajectoire biographique de son auteur ». C’est ce « biographisme » (pour reprendre l’expression de Claude Le Manchec, dans Stig Dagerman, La liberté pressentie de tous) surtout, que l’auteur qui considère la France comme sa « deuxième patrie », détestait.
Kundera aurait dû saluer en Claude Le Manchec une âme sœur. Cet essayiste français appelle, à l’image de René Wellek, à une lecture de l’œuvre littéraire, en dehors « des limites étroites du “biographisme” qui consiste à lire une œuvre en fonction des donnés puisées dans la vie même de l’auteur. »
À qui donc se fier ? À Kundera qui refusait que son œuvre romanesque soit politiquement interprétée ? Ou à Denis Benoit, pour qui « un écrivain engagé est somme toute, un auteur qui fait de la politique dans ses livres » ?
Crédits image : Elisa Cabot — CC BY-SA 3.0
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 09/11/2006
204 pages
Editions Gallimard
8,30 €
2 Commentaires
Pierre la police
09/01/2024 à 10:37
Quand j'étais ado, Kundera était l'écrivain pour des gens qui avaient du mal à penser par eux-mêmes. Ensuite, ils ont relu "Ada ou l'ardeur" et se sont aperçus que ce n'était pas très bon. Et puis, il est décédé et on s'est rendu compte dans ses derniers livres qu'à force de tonner contre la postmodernité, il était devenu un vieux c... Il vaut mieux vieillir comme François Bayrou.
Jasper the disaster
13/01/2024 à 13:18
Aucun commentaire sur Kundera : il est bel et bien mort, enterré par JB Andrea et Tesson. Ironie du sort, le kitsch dont il a prévu le déferlement l'a enterré. C'est à la fois triste et ironique.