Ahlem Mahmoud Driss, éditrice en Tunisie et au Sénégal, revient sur son parcours personnel et sur l’ambition de sa maison Celi Éditions, créée en 2005 : affirmer le rôle prédominant du livre comme support d’éducation en Afrique. Pour cela, elle œuvre pour l'apprentissage de la lecture aux enfants, quels que soient leur âge, leurs difficultés ou leurs handicaps. Et aborde des sujets tabous tels que la dyslexie, la trisomie, la mort, ou encore la religion… Propos recueillis par Agnès Debiage, fondatrice d’ADCF Africa.
Le 07/08/2023 à 16:03 par Agnès Debiage
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Publié le :
07/08/2023 à 16:03
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Ahlem Mahmoud Driss est une éditrice comme on en rencontre rarement. Non seulement elle choisit une ligne éditoriale très spécifique mais en plus elle développe sa structure sur deux pays : la Tunisie et le Sénégal. Primée meilleure éditrice jeunesse à la dernière Foire du livre de Tunis, elle a des idées, des convictions, des rêves et aimerait tisser plus de liens professionnels au sein du continent africain.
À plusieurs reprises, le nom d’Ahlem Mahmoud Driss est revenu dans mes échanges avec des professionnels tunisiens. J’ai vu ses ouvrages à l’automne dernier. Alors, lorsque j’ai découvert qu’elle avait également créé une structure au Sénégal, cela m’a intriguée et j’ai voulu en savoir plus et entendre sa vision des relations intra africaines au niveau du livre. Et puis, sa ligne éditoriale sortait de l’ordinaire, alors cela méritait résolument que je m’y intéresse.
Vous avez choisi un axe éditorial très spécifique. Racontez-nous ce qui a amené à le définir ainsi ?
Ahlem Mahmoud Driss : Je suis orthophoniste et pédopsychologue de formation. En commençant à pratiquer mon métier, je me suis rapidement aperçue que je ne trouvais pas de livres qui puissent accompagner les enseignants, les parents et les enfants eux-mêmes sur les thématiques des troubles et handicaps de l’enfance.
Ce type de livres n’était disponible ni en Tunisie ni en Afrique en général ! De plus, dans nos sociétés, on ne parle pas de ces troubles et handicaps, il y a comme une forme de tabou, par exemple, on ne reconnait pas que l’enfant a des problèmes qui entrainent des soucis à l’école. Pourtant, ces réalités existent en Tunisie, en Afrique comme partout.
C’est là que l’idée m’est venue de créer ma propre maison d’édition axée sur cette ligne éditoriale dans notre contexte africain. Celi éditions ont vu le jour en 2005 en Tunisie et en 2014 au Sénégal. Ce qui m’a également encouragé, c’est que mon père est écrivain, j’ai donc baigné dans ce milieu littéraire.
Pourquoi avoir choisi le Sénégal comme deuxième implantation ?
Ahlem Mahmoud Driss : Je suis experte et je donne des formations sur ces troubles de l’enfance. J’ai été invitée à Dakar par le ministère de la Culture et, là aussi, j’ai pris conscience des besoins en livres adaptés, sur des thématiques qui touchent les jeunes d’aujourd’hui. Car toute l’édition existante reste très conventionnelle pour que les livres puissent être vendus et mis au programme des écoles. Créer cette structure au Sénégal était une aventure, mais je me rends compte que les résultats sont encourageants.
Aujourd’hui, des livres de Celi Tunisie sont envoyés vers le Sénégal et j’ai aussi publié localement plus d’une douzaine de titres parlant de réalités sénégalaises. J’ai notamment publié un livre sur les traditions sénégalaises. Si je fais le point sur cette expérience, je peux dire que je suis très heureuse d’avoir fait ce choix d’une double implantation.
Parlez-nous de ces titres que vous avez édités spécifiquement pour le Sénégal ?
Ahlem Mahmoud Driss : Les histoires sont très inspirées de la culture sénégalaise et il m’arrive aussi de ramener des livres de Celi Sénégal vers la Tunisie. Nous sommes très ouverts en Tunisie et nous aimons découvrir d’autres cultures, donc, pour moi éditrice, ces passerelles sont essentielles.
Si, en Tunisie, j’imprime des livres pour enfants à 2000 ou 3000 exemplaires, je m’aperçois que les livres sénégalais ne sont tirés qu’à 500 ou 1000 exemplaires. Ce sont des différences entre les deux marchés. Ces éditions me prennent entre un et deux ans pour être vendues. Parmi les thématiques que j’aborde, il y a la dyslexie, la dysorthographie, le divorce, la mort, la religion, l’amour, la sexualité infantile… La bibliothérapie est fondamentale et même des orthophonistes, psychologues, médecins, utilisent mes ouvrages pour leur travail avec les patients.
Mes lecteurs sont les enfants, les jeunes adultes, les enseignants, évidemment les parents, les orthophonistes, psychomotriciens, ergothérapeutes, psychologues, les éducateurs spécialisés… Tous ceux qui touchent le monde de la santé mentale chez l’enfant.
Est-ce que les titres édités au Sénégal circulent en Afrique subsaharienne ?
Ahlem Mahmoud Driss : Pas encore pour l’instant. Mais on a eu l’occasion d’exposer nos ouvrages au Salon du livre de Conakry (Guinée), mais le problème du transport est un frein énorme qui impacte le prix final du livre et le rend souvent inaccessible au plus grand nombre. Et puis les délais d’acheminement sont souvent très longs. En Afrique, cette circulation est très compliquée et compartimente les marchés plutôt que de les rassembler.
Quelles solutions vous viennent à l’esprit pour faciliter cette circulation du livre en Afrique ?
Ahlem Mahmoud Driss : Les meilleures solutions sont résolument la coédition et la vente de droits. J’ai déjà fait des coéditions, notamment avec les éditions L’encre bleue en Côte d’Ivoire. Et les ventes sont nettement meilleures que si on avait exporté les ouvrages depuis la Tunisie. J’ai régulièrement des demandes d’ouvrages venant d’autres pays africains, mais le surcoût du transport et des frais douaniers dissuadent certains clients potentiels.
Pour promouvoir nos ouvrages à plus grande échelle, il nous faudrait un diffuseur qui fasse ce travail d’information et de promotion.
Si vous aviez un message à envoyer aux éditeurs et libraires d’Afrique, que leur diriez-vous ?
Ahlem Mahmoud Driss : D’emblée je leur proposerais qu’on travaille ensemble, en oubliant le complexe européen. Malheureusement, les Africains s’intéressent aux salons en Europe comme Bologne, Paris… alors qu’on pourrait déjà, au sein du continent africain, mieux collaborer. Nous avons tous des richesses et nous vivons dans des contextes proches. On a souvent ce complexe à préférer travailler avec des Européens et on laisse tomber nos confrères africains, alors que la plupart éditent de très bons ouvrages.
Pour les libraires, il faut regarder les choses en face : ces dépôts-ventes que beaucoup pratiquent, ça ne marche pas ! Car tant que le libraire ne paye pas ou n’est pas obligé de payer à un moment donné, il va laisser les livres dans un coin de sa librairie et n’aura plus la nécessité de les vendre. Même en Tunisie, moi je n’accepte pas les dépôts-ventes. Les libraires peuvent me faire un chèque à très longue échéance mais s’engager sur un paiement encourage plus à s’impliquer dans la vente du livre. C’est une réalité que j’ai maintes fois expérimentée. Le deuxième obstacle est le prix final. Et puis, pour couronner le tout, il n’y a pas de collaboration entre nos ministères de la Culture en Afrique. Pourtant il pourrait y avoir des soutiens pour favoriser ces échanges commerciaux et éditoriaux.
Les éditions Celi se sont-elles aventurées dans le domaine du livre numérique ou de l’audio book ?
Ahlem Mahmoud Driss : J’ai fait une expérience il y a quelques années, avec des CD audio qui venaient en appui du livre. Mais sincèrement, moi, en tant que psychologue, je préfère toucher le papier. Lorsque l’enfant fait ce geste d’avoir un livre dans les mains, il ressent qu’il y a quelque chose de concret. J’ai des idées, des projets mais rien n’est bien défini pour l’instant.
Par contre, je travaille sur un nouveau concept basé sur le théâtre d’ombres, notamment avec des personnages sénégalais. Et une personne raconte l’histoire avec la musique tandis que les visuels font travailler l’imagination de l’enfant. Les silhouettes donnent au spectacle une apparente neutralité qui permet au spectateur d’y projeter aisément ses ressentis et émotions du moment, de vivre le moment en état d’ouverture. Je trouve que ce concept est bien meilleur pour le développement de l’enfant qu’un livre numérique dans une tablette.
Comment établir des liens de confiance entre professionnels du livre africains ?
Ahlem Mahmoud Driss : Avec les éditeurs africains, il faut réussir à développer de la confiance pour qu’on puisse travailler ensemble, c’est la base de tout. Malheureusement, souvent il y a plus de confiance avec des Européens qu’avec des Africains et c’est très dommage. En plus, on ne se connait pas du tout entre nous donc on ne se rend pas forcément compte de qui est fiable et qui ne l’est pas. Non c’est vraiment terrible, on ne se connait pas du tout ! Triste constat mais il faut dire les choses telles qu’elles sont.
L’APNET [Réseau des éditeurs africains, NdR] fait de son mieux pour unir les éditeurs africains (francophones et anglophones). Au mois de juin, l’APNET, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle (OMPI), nous a regroupés, on a parlé de différentes problématiques qui touchent l’édition africaine.
On pose beaucoup de questions inhérentes au livre en Afrique, on s’accorde à dire qu’il faut améliorer les choses mais dès que l’on se quitte, c’est statu quo. Rien n’avance. Pourtant on a tout ce qu’il nous faut en Afrique, de très bons auteurs, de très bons illustrateurs mais on continue à regarder vers le Nord plutôt que de s’intéresser à nos voisins.
Qu’attendriez-vous d’un programme professionnel qui accompagnerait les éditeurs africains à mieux travailler ensemble ?
Ahlem Mahmoud Driss : Qu’on ait de vraies occasions pour se rencontrer, pour mieux se connaître, pour essayer de travailler ensemble. On doit être solidaires, car on a tous les mêmes problèmes. Il faudrait trouver des solutions concrètes, pragmatiques sinon ça n’avancera pas ! Les organismes qui mettent en place des rencontres devraient afficher une volonté de suivre ces programmes en les orientant vers l’action. Les associations nationales d’éditeurs peuvent être une interface si elles s’emparent avec réalisme et efficacité de ces questions.
Aucune structure pour l’instant n’unit les éditeurs africains francophones avec des objectifs et des actions clairs. L’APNET par exemple, regroupe 80 % d’anglophones. Mais l’idéal serait qu’une même personne suive la mise en œuvre de projets pour avoir toutes les chances d’atteindre des résultats. Nous avons besoin de ces résultats pour nous encourager dans cette voie.
Avant il y avait le CAFED [Centre africain de formation à l'édition et à la diffusion, NdR] à Tunis, c’était super. Je me suis formée là-bas comme beaucoup de confrères d’Afrique, mais tout cela est terminé et personne n’a pris la relève. J’ai connu plein d’éditeurs au CAFED et on a fait un très bon travail.
Sur le marché tunisien, quel regard portez-vous sur le réseau des librairies ?
Ahlem Mahmoud Driss : On n’a pas beaucoup de libraires professionnels, il faut dire les choses comme elles sont. Il y a beaucoup de papeteries qui font aussi du livre scolaire mais trop peu de vraies librairies. Elles sont surtout à Tunis, dans le Grand Tunis et dans quelques grandes villes de province.
Moi j’ai de bonnes relations avec les libraires mais j’exige qu’ils payent les ouvrages commandés et je refuse les dépôts-ventes. Si un libraire veut vendre mes livres, avec plaisir mais il doit les payer comme il le fait avec les livres importés. J’ai des clients qui m’appellent en me disant qu’ils sont passés dans telle ou telle librairie et qu’ils n’ont pas trouvé mes livres. Alors que moi-même je les ai livrés. Souvent, le classement laisse à désirer et les libraires ne sont pas toujours dans une logique de conseil au client.
Et puis, je regrette qu’il n’y ait pas, en Tunisie, un diffuseur qui fasse la promotion de nos ouvrages et informe mieux les libraires. Moi je suis éditrice et je n’ai pas vocation à tout faire.
Évidemment, pour un éditeur dont des ouvrages se retrouvent sur des listes scolaires, il peut dormir tranquillement et les grossistes viendront naturellement à lui. Mais moi je suis une éditrice non conventionnelle, qui cherche des thématiques originales et qui se démarque de la majorité de la production.
Par exemple, j’ai édité en 2012 un ouvrage intitulé sur Le garçon qui voulait rencontrer Dieu. À l’époque, nous avions un régime islamiste. Tout le monde a essayé de me dissuader mais j’ai tenu bon en disant que j’assumais pleinement ce que je publiais. J’en suis à la sixième édition et ça marche, car je sais que j’ai touché à un sujet sensible mais je l’ai fait avec mon approche et le sérieux qui caractérise toute ma production éditoriale. Je peux parler de la mort, de la dyslexie, de la trisomie, de l’autisme, du divorce, de l’amour, de la sexualité, du racisme… mais j’en parle en connaissant parfaitement le monde des enfants mais aussi la mentalité des parents.
Quel serait votre rêve pour les années à venir ?
Ahlem Mahmoud Driss : J’aimerais publier des livres tactiles pour les enfants non-voyants. Il y a le braille, certes, mais l’enfant a le droit d’avoir un vrai livre qui va lui apporter des sensations. Aujourd’hui, on développe de plus en plus de livres audio qui seront très utiles pour les enfants qui ne voient pas. Mais, moi je veux un plus. L’enfant non voyant a le droit de lire un livre-plaisir où il peut toucher les illustrations avec des images en relief. Je rêve, par exemple, d’y mettre des illustrations en relief qui feraient travailler l’imagination de l’enfant.
Je veux que l’enfant aveugle ait le même rapport tactile avec le livre que l’enfant qu'il voit et ait les mêmes chances que l’enfant « normal » je veux qu’il puisse toucher du papier, le sentir, c’est fondamental dans mon approche. Malheureusement, ces livres coûtent très cher à la fabrication, je cherche encore un sponsor pour pouvoir réaliser ce projet HUMAIN.
Retrouver les éditions Celi Tunisie Sénégal.
Crédits photo : © Ahlem Mahmoud Driss
1 Commentaire
Aburassa
08/08/2023 à 08:19
Merci pour cet article !