Sous le titre limpide Bibliothèque publique, Clément Abbey propose un documentaire tourné au sein de la Bibliothèque publique d'information de Paris. Un lieu où il a posé sa caméra, pour tenter de saisir et de rendre compte de son ambiance si particulière. Il a répondu à nos questions sur son travail, l'esprit du lieu et de ses usagers.
ActuaLitté : Quel est le point de départ de Bibliothèque publique ?
Clément Abbey : À 18 ans, je suis venu à Paris pour faire des études littéraires (puis plus spécifiquement de philosophie). Je débarquais de province et rétrospectivement, presque 15 ans plus tard, alors que je vivais à Bruxelles, m'est venu une nostalgie de Paris et de cette période.
La Bpi était pour moi le lieu central de ces années que j'ai passées à Paris et elle m'apparaissait comme un microcosme de la capitale : un lieu plein d'une foule vivante, cultivée et populaire à la fois. Je voulais retrouver ce vertige que j'avais connu à 18 ans devant la diversité de cette foule et la diversité d'une immense bibliothèque pleine de ressources. Ces deux « infinis » se rejoignaient, et j'étais excité par le fait d'aller à leur point de rencontre, là où les usagers de la bibliothèque étaient en contact avec des ressources culturelles qui les exaltaient, leur faisait ressentir à eux-mêmes ce vertige de la culture, de la foule et de l'imaginaire.
J'avais déjà fait des rencontres fugaces quand j'étais étudiant, souvent en fumant une cigarette sur la galerie et je savais que je pouvais trouver dans cette bibliothèque des gens intéressants et passionnés, qui partageaient avec moi le même goût d'une certaine quête d'absolu dans l'art et la culture. En même temps, c'étaient des gens complètement différents de moi et éloignés de ma vie d'étudiant, et j'étais excité par le fait de me frotter à cette altérité.
Je suis donc reparti à la rencontre des usagers de la Bpi et je voulais que le film donne cette impression de rencontre impromptue, comme seules on peut en avoir dans une grande ville comme Paris, des rencontres profondes, intimes avec des inconnus, qu'on fréquente le temps d'une discussion avant de les perdre dans la foule.
Pourquoi la Bibliothèque publique d'information, à Paris ?
Clément Abbey : C'est une bibliothèque que je connaissais, parce qu'elle était à l'origine de ce sentiment de vertige que j'avais connu et que je voulais explorer. Je ne pouvais trouver une bibliothèque de cette taille en Belgique et même ailleurs en France. D'autres bibliothèques françaises sont immenses, par exemple la Bibliothèque nationale de France, mais leur public n'est pas aussi varié.
Or, je cherchais ce vertige dans les collections, mais aussi dans la foule du public et sa variété. À la Bpi, il n'y a pas seulement des étudiants et des chercheurs, mais aussi, du fait de sa politique de gratuité et du fait de la possibilité d'avoir accès à tout soi-même, des gens de toutes les conditions sociales. Je voulais un film qui avait cette même philosophie d'accueil maximale que ne l'a la bibliothèque elle-même.
Combien de temps avez-vous passé dans l'établissement ? Quel était le dispositif filmique ? Étiez-vous seul, accompagné d'une petite équipe ?
Clément Abbey : Nous avons tourné 26 jours (plus deux jours d'essais caméra sur place également). Il y avait trois postes dans l'équipe de tournage : Kinan Massarani était le cadreur du film ; Arnaud Marten, Pierre Bompy et Charlie Senecaut se sont relayés comme ingénieur du son ; je réalisais et interagissais avec les usagers que nous rencontriions.
Nous étions donc trois à déambuler dans la bibliothèque cherchant les regards, les personnes que nous sentions disponibles pour une rencontre. Nous tâchions de faire une séquence avec ceux qui semblaient à la fois habités la bibliothèque de façon particulière comme s'ils s'étaient approprié le lieu personnellement. Et nous faisions la séquence en général à l'endroit même où nous nous rencontriions, pour avoir cette fraîcheur de la rencontre, cette impression de rencontre in situ. Cela était évidemment un défi technique, tant à l'image qu'au son, car dans la bibliothèque, même au sein d'une foule, il faut veiller à être discret et à ne pas déranger les voisins.
Comment avez-vous rencontré les différentes personnes qui interviennent dans votre documentaire ? Vous étiez-vous fixé un « cahier des charges » des profils d'usagers à rencontrer ?
Clément Abbey : Certaines personnes ont été rencontrées en amont du tournage lors de repérages, mais souvent quand nous les avons revues avec une caméra, la rencontre était plus condensée, moins basée sur la parole, car nous nous connaissions déjà et la rencontre se cristallisait alors souvent sur un objet culturel que la personne partageait avec nous.
La majorité des rencontres qui sont dans le film sont en fait des premières rencontres. Parfois, nous avons revu plusieurs fois certaines personnes et il y a des traces dans le film de cette « revisite » et de cet approfondissement de la rencontre. Avec certaines personnes, des choses se sont débloquées au fil de ces re-rencontres.
Il n'y avait pas de règles. L'important était de permettre au spectateur d'avoir l'impression de rentrer dans l'intimité et le monde intérieur d'une personne à travers ce qu'il venait consulter ou faire à la bibliothèque. Il n'y avait pas vraiment de cahier des charges dans le sens où nous n'avons pas cherché à être représentatifs de tous les publics de la bibliothèque. Le film devait avoir le charme des rencontres inopinées et tisser une galerie de personnages qui ont des univers qui trouvent des échos entre eux sans que cela soit toujours très perceptible ou du moins formellement explicable.
Je voulais montrer comme une communauté des esprits entre toutes ces personnes qui se croisent et ne se rencontrent pas forcément entre elles, même si certains liens se tissent parfois entre usagers, ce que nous avons aussi filmé. L'important était de montrer comment chacun habitait la bibliothèque, mais aussi était habité par ce qu'ils venaient y trouver.
Avez-vous également rencontré et interrogé des bibliothécaires dans le cadre de votre documentaire ?
Clément Abbey : Nous avons filmé quelques interactions avec des bibliothécaires et même quelques séquences de travail de bibliothécaires, mais dès le départ, je savais que le film allait se faire autour de rencontres avec les usagers et au montage, il ne reste d'ailleurs aucune des rares scènes que nous avons tournées avec les bibliothécaires.
La raison en est que le parti pris du film était de nous immerger dans la façon dont l'art, la culture viennent donner de l'intensité, de l'émotion, voire de la consolation dans nos vies, et même si le travail des bibliothécaires est primordial, même si tout ce que nous avons filmé serait impossible sans leur travail, j'ai préféré dans le temps qui nous était imparti, privilégier les rencontres avec les usagers.
Au-delà du travail de l'ombre des bibliothécaires qui a déjà été filmé par exemple par Frederik Wiseman, il y aurait aussi un vrai film à faire sur l'accueil du public, mais pour moi, ce sujet mérite un film en soi, et il ne faut pas essayer de faire plusieurs films en un. Pour autant, même si les bibliothécaires ne sont pas dans le film, ils nous ont fait un formidable accueil, et les échanges que j'ai eus avec eux avant, pendant et après la réalisation du film, sont très enrichissants.
Combien de rushes aviez-vous en votre possession ? Quelle a été la ligne directrice du montage ?
Clément Abbey : Je ne serais pas capable de vous chiffrer exactement le nombre d'heures de rushes que nous avons eu, mais cela dépasse la centaine. Nous avons rencontré des dizaines de personnes et seulement une minorité figure dans le film final. Le montage a été un travail de très longue haleine.
La sélection des personnes qui figurent au final dans le film s'est faite principalement sur le critère suivant : nous avons gardé ceux qui étaient le plus habités par ce qu'ils consultaient à la bibliothèque. Tout l'enjeu ensuite a été de trouver une sorte de déambulation d'une rencontre à l'autre qui se fasse insensiblement, selon une logique souterraine qui nous faisait parcourir différentes tonalités et différentes émotions, un peu comme une musique, qui alterne des modes différents, mais qui s'enrichit petit à petit, par petites touches.
Il y avait néanmoins un horizon à cette progression insensible : celui de l'ouverture à l'autre, que ce soit dans la vraie vie ou par le biais de mediums culturels.
Qu'avez-vous appris pendant le tournage ? Quel a été le moment le plus fort, à vos yeux ?
Clément Abbey : J'ai appris beaucoup de choses d'un point de vue strictement culturel, car chaque usager me faisait rentrer dans des univers culturels qui n'étaient pas forcément les miens. Mais cela est finalement assez secondaire. La leçon plus générale, c'est qu'il y a dans la foule, chez nos voisins, des vies intérieures stupéfiantes.
Si on dépasse les apparences, si on s'intéresse à quelqu'un avec suffisamment d'attention, il peut nous ouvrir à un monde personnel insoupçonnable. La foule est parcourue d'incandescences, de passions, de quêtes, parfois chimériques, parfois sublimes, et il est assez agréable de temps en temps de se laisser aller à rêver à ces émotions solitaires qui nous lie de façon déchirante aux autres.
Je ne peux pas pointer un moment qui a été plus fort qu'un autre : la rencontre avec certains usagers a été plus profonde qu'avec d'autres, mais tous forment une chaîne, une communauté dans laquelle je ne peux pas pointer un membre plus important que tous les autres.
Quelle “conclusion” tirez-vous sur le rôle de la Bpi à Paris et, peut-être, sur celui des bibliothèques en général ?
Clément Abbey : Le rôle de la Bpi est essentiel, car c'est la seule bibliothèque de cette taille à accueillir les gens totalement gratuitement et sans inscription. Les espaces non marchands où passer du temps de qualité sont de plus en plus rares dans nos villes cloisonnées et il y a une vraie importance à défendre ce type de service public, qui est essentiel pour les personnes les plus précarisées, mais aussi au final pour l'ensemble de la société qui gagne à voir des lieux de vrai partage et de vrai brassage social.
La Bpi garde de cette philosophie magnifique qui tendait à défendre la culture pour tous, qui était très présente au moment où le Centre Pompidou et la Bpi furent créés : cette idée aurait tendance à être moquée ou à passer de mode, mais c'est un vrai recul contre lequel il faut se mobiliser.
Où sera-t-il possible de voir Bibliothèque publique ? Envisagez-vous des projections dans les bibliothèques ?
Clément Abbey : Bibliothèque publique est sorti en salle en Belgique (où je vis depuis 12 ans et où le film a été coproduit avec le Centre vidéo de Bruxelles). Après une première internationale au festival Doclisboa au Portugal où il a été distingué d'une mention spéciale du jury, il a été vu dans plusieurs festivals, en France, en Belgique, en Allemagne, et il a connu plusieurs projections ponctuelles dont la dernière était au Forum des images à Paris.
Les projections à venir en France auront lieu à La Rochelle, au Festival La Rochelle Cinéma qui a lieu entre le 1er et le 10 juillet, mais je n'ai pas la date exacte des projections. Par ailleurs, il sera vu à Paris au FLiMM — Festival libre du Moyen-Métrage qui a lieu entre le 21 et le 23 octobre prochains.
Un certain nombre de projections auront lieu en novembre prochain en Bretagne dans le cadre du mois du Doc. Il y aura certainement d'autres projections qui vont s'ajouter. Il faut consulter la page suivante pour être tenu au courant des projections : https://cvb.be/fr/films/bibliotheque-publique
Avez-vous un projet en particulier pour la suite ? Pensez-vous vous intéresser à nouveau à une bibliothèque ou aux bibliothèques ?
Clément Abbey : Mon prochain projet de documentaire porte sur les aires de repos des autoroutes en Belgique. Ce sont de nouveaux horizons, de nouveaux imaginaires, de nouveaux ailleurs que je veux aller explorer dans ces lieux en suspension. Je suis encore dans la phase d'écriture et de repérage.
Je pourrai peut-être à l'avenir m'intéresser à nouveau aux bibliothèques, et peut-être plus à la relation entre usagers et bibliothécaires. Mais ce serait un projet qui demanderait beaucoup de temps et d'abnégation, que je serai peut-être prêt à mobiliser dans l'avenir, après un détour par d'autres films.
Photographies : images tirées de Bibliothèque publique, de Clément Abbey (CVB/TS Productions - Céline Loiseau)
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