Quand on pense à Balzac, immédiatement de grandes figures devenues presque mythiques surgissent dans l’imaginaire de chacun : le père Goriot, bien sûr, mais aussi Eugénie Grandet (actuellement au cinéma avec la belle adaptation de Marc Dugain) et surtout son père, Félix Grandet. À côté des héros s’engageant dans la vie avec toute la fougue de la jeunesse, comme Lucien de Rubempré et Eugène Rastignac (personnages clés de La Comédie humaine), Balzac a livré tout son talent dans la peinture des vieillards acculés à la misère par leurs enfants, tel le père Goriot, ou laissant vivre leur famille dans la misère, tel le père Grandet.
Le 16/11/2021 à 10:28 par Victor De Sepausy
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16/11/2021 à 10:28
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On pense aussi au mystérieux personnage de La Recherche de l’absolu, cet étrange et court roman qui s’intéresse à l’expérience du génie, à la recherche obsessionnelle du savant. Au début du roman, l’écrivain livre un portrait très détaillé de Balthazar Claës : « Jeune, il avait dû ressembler au sublime martyr qui menaça Charles-Quint de recommencer Amevelde, mais en ce moment, il paraissait âgé de plus de soixante ans, quoiqu’il en eût environ cinquante, et sa vieillesse prématurée avait détruit cette noble ressemblance. »
Faute de monte-escalier, c’est d’abord à son pas singulier et traînant qu’on le reconnaît quand il descend :
« Un étranger aurait facilement entendu le pas de cet homme dans l’escalier par lequel on descendait de la galerie au parloir. Au retentissement de ce pas, l’être le plus inattentif eût été assailli de pensées, car il était impossible de l’écouter froidement. Une démarche précipitée ou saccadée effraie. Quand un homme se lève et crie au feu, ses pieds parlent aussi haut que sa voix. S’il en est ainsi, une démarche contraire ne doit pas causer de moins puissantes émotions. La lenteur grave, le pas traînant de cet homme eussent sans doute impatienté des gens irréfléchis ; mais un observateur ou des personnes nerveuses auraient éprouvé un sentiment voisin de la terreur au bruit mesuré de ces pieds d’où la vie semblait absente, et qui faisaient craquer les planchers comme si deux poids en fer les eussent frappés alternativement. Vous eussiez reconnu le pas indécis et lourd d’un vieillard, ou la majestueuse démarche d’un penseur qui entraîne des mondes avec lui. »
Il n’y a que Balzac pour faire le portrait d’un homme vieillissant en partant de la description des bruits de pas si singuliers que le personnage fait en descendant les marches. Cultivant l’art de la physiognomie, cette méthode qui, de l'apparence physique d'une personne, en déduit son caractère, l’écrivain détaille longuement les traits de cet homme qui porte sur lui le poids de ses recherches infinies. La description est donc toujours révélatrice de l'intériorité du personnage chez Balzac, et, chaque caractéristique est à interpréter d'un point de vue symbolique.
À celui qui descend les escaliers, répond le portrait de maître Frenhofer lui les montant, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, ouvrage au cœur de la réflexion artistique conduite par l’écrivain :
« Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de sa démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l'ami du peintre; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ».
C’est certainement dans un ouvrage encore plus court (à l’image de la nouvelle Sarrasine qui a intéressé aussi bien Roland Barthes que Michel Serres) que le romancier a donné à voir tout son art de peindre le grand âge, avec la figure de Gobseck. La nouvelle éponyme s’attache à cette figure de l’usurier dans un union assez classique de l’avarice et de la vieillesse (qu’on se rappelle Harpagon chez Molière). Mais l’art de Balzac réside dans la peinture du vieillard : à chaque caractéristique physique se rattache une symbolique morale et quand l’avoué Derville le dépeint à madame de Grandlieu (et à sa fille), l’écrivain rivalise avec le peintre.
« Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’Académie me permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. »
En construisant ses descriptions, Balzac les pense comme des tableaux qu'il mettrait en quelque sorte en mouvement. La référence à Rembrandt, quand il s'agit de présenter les traits de la vieillesse, est récurrente chez l'écrivain. Pour lui, le maître du clair-obscur incarne, en forme d'image d'Epinale, le peintre du grand âge.
Il faut dire qu'on associe immédiatement le peintre hollandais à l'art du portrait, lui qui a réalisé près d'une centaine d'autoportraits durant sa vie, ce qui permet de le suivre dans son entrée dans la vieillesse. La lumière baisse, les traits s'alourdissent. Mais on peut aussi mettre en regard de l'oeuvre balzacienne toute la galerie de vieillards laissée par Rembrandt qui a cherché à rendre toujours les ravages de l'âge en même temps que l'aura qui se dégage de la vieillesse ainsi exposée à la lumière.
Alors, si l’on pense souvent à la description de la pension Vauquer, qui a donné tant de fils à retordre à nombre de lycéens, quand on évoque Balzac, il faut certainement d’abord remettre à l’honneur son art de peindre le grand âge lui qui, brûlant la chandelle par les deux bouts, s’écroula, harassé par le travail à cinquante-et-un ans seulement en 1850.
Pensons donc au père Goriot, quand il fait son entrée à la pension Vauquer, mais aussi bien sûr, à Félix Grandet, le père d'Eugénie. Finissons cette galerie de portraits par celui du colonel Chabert bien sûr qui, lui, est devenu même méconnaissable aux siens quand il réapparaît subitement, aux yeux de Derville.
Balzac, qu'on a eu tendance précisément à déconsidérer pour ses descriptions, semble bien revenu dans les bonnes grâces du public. On ne compte en effet pas moins de deux adaptations de ses oeuvres actuellement au cinéma, avec Eugénie Grandet et Illusions perdues : est-ce à dire qu'il nous éclaire toujours par ses récits sublimes dans notre modernité ? Certainement...
illustration Le père Goriot par Daumier (1842)
Par Victor De Sepausy
Contact : vds@actualitte.com
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