En avril 2020, l’African Publishers Network (APNET), dans un rapport au sujet de la crise du Covid-19, rendait compte des risques auxquels, plus qu’ailleurs, les éditeurs d’Afrique allaient devoir faire face. L’association craignait une difficulté du secteur à absorber le choc économique, faute, notamment, de formation en édition numérique. En Afrique de l’Ouest, ce secteur est fragile. Pourtant, certaines structures travaillent depuis longtemps à amorcer ce tournant dans l’édition africaine. Les Nouvelles Éditions Numériques Africaines (NENA), basées à Dakar, se font une place depuis de nombreuses années auprès des éditeurs francophones comme anglophones du continent.
Le livre numérique en Afrique de l’Ouest est pris en main par de plus en plus d’acteurs, mais reste marginal. Laurence Hugues, présidente de l’Alliance internationale des Éditeurs indépendants (AIEI), constate un manque général de structuration et de visibilité de l’édition africaine, plus encore en numérique. Les régions africaines les plus dynamiques dans le secteur du livre numérique sont le Maghreb et les grands pays d’Afrique anglophones (Nigeria, Kenya, Afrique du Sud). Ces pays ont mis en place des politiques publiques du livre et leurs éditeurs, bien installés, ont l’habitude de travailler avec des prestataires étrangers pour la diffusion/distribution. En revanche, il n’existe pas à l’heure actuelle de modèle économique pour l’édition numérique sur le continent africain.
Les données chiffrées manquent. Laurence Hugues, qui s’appuie sur les constats formulés auprès des éditeurs partenaires de l’AIEI, affirme que « les éditeurs d’Afrique de l’Ouest sont plutôt ouverts à la technologie et au numérique. Ils ont parfaitement conscience de l’importance de l’utilisation du téléphone portable, qui peut ouvrir un certain nombre de portes ». Le principal problème réside selon elle dans un manque de formation des éditeurs à ce sujet, et dans un ensemble de contraintes techniques propres à l’économie africaine. « Le livre numérique demande un savoir-faire, des logiciels et du matériel à jour, un compte en banque enregistré hors Afrique pour permettre l’achat en ligne. Ce sont de véritables contraintes. »
En effet, les pays d’Afrique de l’Ouest ne bénéficient pas d’harmonisations bancaires qui faciliteraient les transactions en ligne. De plus, du côté des lecteurs, très peu de personnes possèdent un compte en banque. Les paiements se font surtout par téléphone ou en espèces. Or, lorsqu’un éditeur passe un accord avec un opérateur pour inclure ses livres dans un abonnement téléphonique, les accords ne valent que pour le pays d’implantation de l’éditeur, ce qui limite la diffusion. Laurence Hugues indique que pour cette raison, beaucoup d’éditeurs ont choisi YouScribe, une plateforme de streaming multimédia dans laquelle les productions africaines jouent un grand rôle (voir cet article et celui-ci), mais qui permet une diffusion internationale.
Beaucoup de maisons d’édition en Afrique de l’Ouest se spécialisent dans le livre jeunesse. Pour elles, l’édition numérique représente un niveau supplémentaire de complexité technique : le format EPUB n’est pas adapté au livre illustré ni à la lecture sur téléphone, et les tablettes sont très peu répandues. Par ailleurs, auteurs comme éditeurs sont parfois inquiets sur la question des droits et de la collaboration avec les grosses plates-formes de vente de livres en ligne.
De façon générale, les éditeurs d’Afrique francophone souffrent d’un manque de soutien des pouvoirs publics. On assiste parfois à des interventions sous forme d’aides financières ponctuelles aux éditeurs, mais il n’existe pas d’encadrement structurel de l’édition dans ces pays. Laurence Hugues rappelle de plus que l’édition africaine dans son ensemble pâtit d’une faible reconnaissance internationale. Mis à part quelques cas récents, les cessions de droits se font très peu du Sud vers le Nord, et le numérique n’a rien réglé à ce niveau.
[Ndr : On peut citer Les Impatientes, de Djaïli Amadou Amal, édité par la maison camerounaise Proximité en 2019 et repris par Emmanuelle Colas ; Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, publié par l’éditeur algérien Barzakh en 2013 et repris par Actes Sud.]
Pourtant, Lamine Sarr, directeur de l’édition des Nouvelles Éditions Numériques Africaines et cofondateur de la Librairie Numérique Africaine, présente le numérique comme une réponse partielle aux difficultés d’accès au livre en Afrique.
Les NENA proposent une formule originale : à la fois éditeur 100 % numérique, diffuseur et distributeur, elles ont mis en place une librairie numérique et une offre destinée aux bibliothèques. M. Sarr remarque : « Alors que nous avions fait le choix depuis une dizaine d’années de faire un travail de fond et de numérisation sans trop communiquer, en attendant d’avoir une masse de livres plus importante dans notre librairie, la crise du Covid nous a donné une soudaine visibilité et nous a poussés à donner un coup d’accélérateur à notre production. »
ARAMEBOOK : précurseur du livre numérique pour les lecteurs d'Algérie
Les NENA sont fondées en 2008 par un entrepreneur québécois, Marc-André Ledoux. Le numérique paraissait alors un bon moyen de remédier au manque de diffusion des ouvrages africains, et devait répondre à une situation spécifique à l’Afrique : « Nous avons commencé par nous intéresser aux catalogues des nombreuses maisons d’édition qui avaient vu le jour dans les années 1950-1960, indique Lamine Sarr. En dix ou vingt ans, la plupart étaient tombées en sommeil ou avaient périclité, et les livres n’étaient pas réédités. Il s’agissait pour nous, au départ, de donner une seconde vie à ces titres. »
Les NENA tiennent une place particulière dans le monde de l’édition numérique africaine, car leur création ne correspond pas à une opportunité commerciale : elles se donnent des objectifs avant tout patrimoniaux, culturels et éducatifs. Le but est de mettre en valeur une production africaine souvent marginalisée sur les plates-formes internationales de diffusion. Pour l’instant, elles évoluent avec des fonds propres, sans vraiment de partenariat avec des institutions.
La structure propose ainsi des bibliothèques numériques de livres africains pour tout le cursus scolaire, depuis les livres jeunesse jusqu’aux ouvrages universitaires. Ces bibliothèques fonctionnent comme des bouquets accessibles par abonnement pour les institutions. La diffusion des livres se fait par ailleurs via la Librairie Numérique Africaine (LNA), ainsi que les plateformes internationales (Fnac, Amazon, Google, etc.). Début 2021, la LNA comptait au sein de son catalogue 3 200 titres. La moitié est en anglais, l’autre en français, et quelques ouvrages sont publiés en langues locales.
Sur leur site Internet, les NENA affichent une volonté d’« applique [r] les prix les plus bas, ou [de faire] supporter les coûts par la collectivité. » En outre, elles disent viser à terme un accès gratuit à leurs ressources. « Ce qu’on a mis en place, affirme Lamine Sarr, est quelque chose qui ne nous appartient pas, qu’on ne s’approprie pas, et qui dans un futur proche sera géré par tous les acteurs de l’édition africaine ». D’un point de vue économique, comment se maintenir de manière autonome et pérenne tout en conservant un objectif social ?
Lamine Sarr explique que le modèle économique des NENA a évolué depuis leur création. Aujourd’hui, les revenus sont d’une part ceux des ventes à l’unité générées par la LNA, et d’autre part ceux des abonnements aux bibliothèques numériques. Pour ces dernières, les auteurs et les éditeurs sont rémunérés quoiqu’il arrive, qu’ils vendent des livres ou non. Les revenus tirés de la vente des abonnements sont divisés en deux parties : une partie rémunère le simple fait pour l’éditeur d’être présent dans la bibliothèque numérique, car « l’éditeur qui met ses livres à disposition a enrichi la bibliothèque doit pouvoir en tirer quelque chose. » L’autre partie rémunère la fréquence de consultation des livres.
Les fichiers sont produits de façon indépendante, grâce à une équipe de quinze salariés, parmi lesquels des informaticiens et des designers, chose rare dans une région où il n’existe pas de grandes structures de diffusion-distribution. Les livres sont rendus disponibles dans tous les formats, principalement à partir d’ouvrages papier.
Contactées il y a quelques années par l’Institut National d’Éducation et de Formation des Jeunes Aveugles (INEFJA) du Sénégal, les NENA ont été poussées à mettre leurs compétences et une partie de leurs moyens dans la fabrication de livres accessibles aux personnes malvoyantes, dont le premier est sorti en 2020. Ainsi, l’éditeur remplit de fait un rôle économique, « puisque nous contribuons à la solidité de l’industrie du livre en Afrique, en lui apportant nos connaissances en matière de numérique comme un possible levier. » Pour les rares éditeurs qui, comme Diasporas Noires, ont d’ores et déjà un catalogue entièrement numérique, les NENA ne s’occupent que de la diffusion.
Lamine Sarr constate qu’en termes de volume, les ouvrages qu’il publie sont lus majoritairement par les étudiants et les universitaires africains. Laurence Hugues confirme : de façon générale en Afrique de l’Ouest, ce sont les populations aisées et diplômées qui ont accès aux livres et aux livres numériques en particulier. Toutefois, depuis la création de la LNA, Lamine Sarr a observé que certains titres de littérature populaire se vendent très bien chez les jeunes filles et les femmes. « Je pense notamment à la romance et à la littérature érotique, avec des auteurs comme Isaie Biton Koulibaly ou Cheryl Itanda. Une forme de communauté est en train de se développer autour d’une littérature populaire, accessible. »
Pour l’éditeur, « le livre numérique a beaucoup d’avenir en Afrique, surtout quand on considère le fort développement de l’offre téléphonique mobile sur le continent. Dans les écoles ou les universités, mettre en place une bibliothèque numérique est souvent plus simple que de mettre en place une bibliothèque physique. Avec la crise sanitaire, le numérique a permis de résoudre un certain nombre de choses, et cela nous conforte dans notre ambition. » D’avril à septembre 2020, les NENA avaient donné aux étudiants du monde entier un accès gratuit à leurs bibliothèques numériques.
À Madagascar (éditions Jeunes Malgaches), au Togo (éditions AGO média) ou encore au Cameroun (Presses universitaires d’Afrique), certaines maisons, souvent en partenariat avec des ONG, ont pu développer à petite échelle la numérisation de leur catalogue. L’AIEI a organisé des formations dans ce sens, par exemple pour que les éditeurs puissent prendre en main le logiciel Pubcoder, qui permet de lire les livres illustrés sur téléphone. La mise en place d’un gabarit web sous logiciel libre a permis à des maisons de développer leur site Internet pour leur servir de vitrine. Ces ateliers d’échanges de savoir-faire permettent une véritable immersion des éditeurs dans le sujet du numérique.
Reste le problème de la commercialisation. « Avec l’AIEI, explique Laurence Hugues, on essaye de porter un plaidoyer auprès des acteurs privés et des pouvoirs publics pour permettre cette commercialisation. On nous répond généralement que le catalogue des éditeurs n’est pas assez étoffé pour qu’il soit rentable de le diffuser. Le lobbying reste donc complexe et se fait beaucoup au niveau national, local. Cela n’est pas que négatif : cela permet d’expérimenter, d’outiller de façon pragmatique, d’être en dialogue avec des partenaires identifiables. » Mais elle souligne que les associations nationales d’éditeurs existent et ont leur rôle à jouer pour demander des accompagnements pérennes, indépendants du bon vouloir des entreprises privées.
En outre, pour Laurence Hugues, il est important de garder en mémoire que l’édition indépendante est, sans même parler du numérique, une industrie jeune en Afrique de l’Ouest. Elle n’a pu s’implanter qu’après les indépendances (éditions Clé à Yaoundé, Nouvelles Éditions africaines à Dakar/Abidjan/Lomé...). « Il faut donc qu’elle prenne le temps de se développer en suivant son rythme propre, à l’écoute des réalités locales. Les évolutions telles que l’adoption du livre numérique ne pourront se faire que dans un écosystème panafricain. » (notre de Luc Pinhas dans L’édition en Afrique francophone : un essor contrarié »)
Par Esther Cazin
Article publié dans le cadre des travaux du master de Villetaneuse, Métiers du livre
crédit illustration : Alliance internationale des éditeurs indépendants
Par Auteur invité
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