Difficile d'échapper au centenaire de la guerre de 14: numéros spéciaux édités par de nombreux magazines, stand au salon du livre: "le Feu", "Carnet de guerre", "à l'Ouest rien de nouveau", "Les croix de bois", "Le réveil des morts"... En voyant ces deux derniers titres , m'est revenu le souvenir des récits montmartrois de Dorgelès que j'ai décidé de relire. Ecartant "Le château des brouillards", trop connu pour cette chronique, j'ai opté pour "Bouquet de Bohème", suivi de"Portraits sans retouche", un joli livre broché orné de douze planches hors texte que je n'avais jamais ouvert.
Par Elisabeth Guichard-Roche
Difficile d'échapper au centenaire de la guerre de 14: numéros spéciaux édités par de nombreux magazines, stand au salon du livre: "le Feu", "Carnet de guerre", "à l'Ouest rien de nouveau", "Les croix de bois", "Le réveil des morts"... En voyant ces deux derniers titres , m'est revenu le souvenir des récits montmartrois de Dorgelès que j'ai décidé de relire. Ecartant "Le château des brouillards", trop connu pour cette chronique, j'ai opté pour "Bouquet de Bohème", suivi de"Portraits sans retouche", un joli livre broché orné de douze planches hors texte que je n'avais jamais ouvert.
"Bouquet de bohème" rassemble les souvenirs montmartrois de Dorgelès. Le récit est composé à la manière d'un bouquet de fleurs des champs, à l'image d'une époque (avant la guerre de 14), où Montmartre était encore un village: "On y trouvait des cours de ferme, de vieux puits, des poulaillers, des bornes-fontaines, des jeux de boules, des espaliers, des champs de pomme de terre.". Montmartre et la vie de bohème sont très présents tout au long du récit: les costumes surprenants ("Tout le décrochez-moi ça des magasins de confection"), les soirées au Lapin Agile, l'insécurité ("Les rue de la Butte le soir n'étaient pas sûres en ce temps là. Les gouapes de la Goutte d'or et du Château rouge montaient en bande, histoire de s'entraîner et cherchaient des rognes à tous les passants"), l'église Saint Jean l’Évangéliste rue des Abbesses surnommée "Notre Dame des Briques", les périodes de vache enragée voire la misère, le "bateau lavoir" (branlante, obscure, sonore, tout en escaliers, en couloirs, en recoins...).
Au cours des pages, dans un savant désordre, on croise ou l'on fait la connaissance de nombreux artistes ayant fréquenté la Butte : peintres, acteurs,écrivains ... Certains sont célèbres: Charles Dullin, Francis Carco, Modigliani, Mac Orlan, Max Jacob, Picasso, Van Dongen, Derain, Guillaume Apollinaire, Dufy, Suzanne Valladon, Utrillo , Poulbot.... D'autres m'étaient inconnus : Gaston Coute "le poète beauceron", Georges Bannerot (poète qui chantait dans les cours et crachait ses poumons), Édouard Heuzé (peintre et coupeur de tissu à la Samaritaine), Maurice Asselin (destiné à reprendre l'hôtellerie familiale à Orléans, il dut son destin de peintre à une maladie pulmonaire et connut son premier succès avec "Le concert chez Bouscarat" scène montmartroise), Pierre Dumont (peintre originaire de Rouen qui s'adonna au pointillisme, au fauvisme, au cubisme et même au "cubisme orphique!"), Élysée Maclet (peintre de lits-cage puis jardinier au Moulin de la Galette et finalement peintre paysagiste), Pierre Girieud qui faisait figure de peintre arrivé exposant chez Druet rue du Faubourg St Honore pour 25 louis par mois.....
Un bouquet de vies heureuses ou sordides, de réussites et d'échecs, de célébrité et d'oubli: "Cher bouquet de jeunesse, flétri, poussiéreux, desséché... Aux yeux des raffinés, il ne me fera pas bon honneur; trop de fleurs à bon marché. De la pivoine, du glaïeul, même de l'ortie et du chardon. Mais dans le fatras des reliques, j'ai cru trouver des roses et leur parfum m'a étourdi". J'ai gardé pour la fin les canulars dont je vous laisse découvrir le plus abouti: l'exposition au Salon des Indépendants d'un tableau peint par un certain Boromali, qui n'est autre qu'Aliboron l'âne du" Lapin agile". "Portraits sans retouche" est un récit structuré autour de neuf chapitres, dont les deux tiers consacrés à des personnages que Dorgelès a côtoyés et souvent admirés. - "Le moineau de Montmartre" consacré à Courteline, - "Le promeneur des Champs Élysées " dédié à Clemenceau qui est mon chapitre préféré. Dorgelès y raconte comment il a connu cette statue vivante, rue Taitbout dans les locaux de "L'homme libre", journal dont Clemenceau est le directeur et Dorgeles en charge de la rubrique des échos. Souvenirs de la guerre de 1870 au cours de laquelle Nadar avait installé des ballons captifs place Saint-Pierre à Montmartre, engagement au cours de la guerre de 14, éviction de la vie politique... -"Image en blanc et noir de M. de Goncourt" largement centré sur le prix du même nom.
Octave Mirbeau
"Celui qui inventait la réalité" consacré à Octave Mirbeau. -"Le philosophe du sourire" où l'on découvre Tristan Bernard. -"Les peintres de mon pays", chapitre plus débridé où l'on retrouve Montmartre et les peintres croisés dans"Bouquet de bohème": Utrillo, Toulouse Lautrec.. Et surtout les mêmes anecdotes. -"L'ami des gosses" dédié au plus célèbre des peintres montmartrois : Francisque Poulbot, une vie fascinante. -"Parades des disparus" où Dorgelès échange avec Pierre Faulke sur leurs amis communs croisés à Montmartre (Juan Gris, de Paquet, Laborde...) et où l'on retrouve l'amour du village et un récit plus désordonné. -" Le frigidaire de la gloire" qui n'est autre que le Panthéon et dans lequel Dorgelès se déchaîne comme dans un bouquet final:" Je sais que l'opinion crédule considère encore ce monument comme le Temple de la Renommée; pour moi c'est une sorte d'entrepôt. C'est le frigidaire de la Gloire". Malgré un abord plus structuré, les"portraits sans retouches" comprennent des longueurs et surtout des redites déjà mentionnées dans "Bouquets de bohème", comme si Dorgelès nous servait du réchauffé. Néanmoins certains chapitres - j'ai évoqué Clemenceau- je peux ajouter Tristan Bernard, Octave Mirbeau sont captivants et donnent envie de lire leurs ouvrages.
Outre Montmartre, deux traits communs s'affirment dans les deux livres. L'omniprésence de la guerre d'abord, qui vient comme un triste refrain rythmer les deux récits: "En deux jours Montmartre se vida: tous les artistes appartenaient aux jeunes classes. Puis se fut le tour des engagés, pressés de rejoindre les camarades"; "Aucun ne pensait que c'était un adieu. On se retrouverait dans quelques semaines, au pis dans quelques mois. Ça remplacera les vacances...Or ces vacances-là devaient durer quatre ans" Les réflexions sur la réussite, la célébrité, l'oubli qui sont totalement en prise avec le thème de ce blogue:" Je me suis toujours représenté la Réussite sous l'aspect d'une dondon à tunique qui bat des ailes à contretemps et joue de la trompette sans connaître ses notes". Dorgelès pointe à plusieurs reprises des peintres "ensablés ": Jacques Vaillant, Pierre Girieud... Mais également des écrivains tel Octave Mirbeau : "Les nouvelles générations, je le sais, le connaissent mal et les critiques font le silence sur lui, il n'en reste pas moins l'un des plus puissants écrivains du début du siècles, tôt ou tard, il reprendra son rang". Le chapitre sur Goncourt est également l'occasion de réfléchir sur la célébrité : "Ce prix qui bouleverse une existence. Subitement le jeune auteur est tiré de l'ombre. Le voici quasi riche, on l'interviewe comme un grand personnage, on le photographie, on le montre au cinéma.. Certes ce piédestal est fragile et le temps l'effritera , mais à ceux qui l'obtiennent de le consolider". Ce blogue les a mis en valeur maintes fois pour les aider à sortir d'un injuste oubli !
Roland Dorgeles
De son vrai nom Roland Lécavelé, Dorgelès (1885-1973) fut membre de l'académie Goncourt de 1929 à 1973 où il succéda à Courteline. Journaliste (Messidor, Paris-journal, le Canard enchaîné, l'homme libre..), il devint et reste célèbre pour ses écrits sur la guerre de 14: "les Croix de bois" 1919 (prix Femina, tandis que les jurés du Goncourt lui accordaient 4 voix contre 6 pour "A l'ombre des jeunes filles en fleurs" de Marcel Proust), et "le réveil des morts" (1923). Les récits montmartrois sont quelque peu tombés dans l'oubli à l'exception du "château des brouillards". Je vous incite à les découvrir.
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