Mon cher Hervé, puisque je me suis chargé de donner un coup de plumeau aux classiques, les classiques étant poussiéreux mais pas ensablés, je me propose de lire La cousine Bette, le roman de Balzac. Pourquoi ce titre-là ? Parce que je ne l’ai jamais lu et parce qu’en reprenant un Choix de lettres de Proust, je suis tombé sur ces lignes : « J’ai fini La cousine Bette. Il y a vraiment des choses étonnantes. Mais il y a à la fin du premier volume du Port-Royal de Sainte-Beuve (appendice) un éreintement de Balzac (celui de La cousine Bette). » (A Reynaldo Hahn, 1896). Alors, pour ou contre La cousine Bette ?
Le 14/02/2014 à 17:24 par Les ensablés
Publié le :
14/02/2014 à 17:24
Par Laurent Jouannaud
J’ai voulu en avoir le cœur net, et, cher Hervé, je le dis clairement, je suis contre La cousine Bette. Lisez plutôt autre chose, un bon ensablé par exemple. Voici pourquoi. Lisbeth Fischer, la cousine Bette, est la cousine d’Adeline Fischer qui a épousé le baron Hulot d’Ervy. Cette Bette n’est pas le personnage central du roman auquel elle donne son nom. Certes, elle apparaît dès la deuxième page (« Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette ») et Balzac la décrit : méchante, pauvre et avare, vieille fille, jalouse de sa cousine Adeline, et prête à faire du mal à tous ceux qui l’aiment. Mais ça tourne court. Elle fait partie des collatéraux, la guerre se joue ailleurs. Je fais fausse route pendant cent pages : ce n’est pas elle qui compte ni son histoire. Les deux personnages centraux sont le baron Hulot et Mme Marneffe. Le baron est présent dès les premières pages mais la Marneffe apparaît plus tard. Là encore, le lecteur est désorienté et ne sait pas où fixer son intérêt. Mon cher Hervé, il ne faut pas désorienter le lecteur ! Hulot, du début jusqu’à la fin, trompe sa femme et ruine sa famille parce qu’il est arrivé, après la soixantaine, à l’âge où il faut payer pour avoir de belles jeunes femmes. Il a déjà beaucoup payé, il a des dettes, tout est hypothéqué, mais il réussit à faire d’autres dettes : on fait crédit au baron Hulot qui a de belles relations. Un jour, bientôt, il faudra tout vendre. Sa famille, fils, femme, frère, belle-fille, tous essaient de colmater la brèche. La brèche s’appelle Valérie Marneffe. Elle habite dans le même immeuble miteux que la cousine Bette, et un jour, le baron Hulot, rendant visite à la cousine de sa femme, l’aperçoit et se dit tout de suite : « Voilà, une gentille petite femme de qui je ferais volontiers le bonheur, car elle ferait le mien. » Valérie Marneffe fera le bonheur de Hulot, qui la paiera cher. Elle est belle, irrésistible, aguichante, et fait, semble-t-il, sur les hommes, un effet immédiat…
Mais il faut attendre cent trente pages pour que Valérie Marneffe montre vraiment ce qu’elle peut. C’est trop long, à mon goût, et le roman est mal fichu. D’ailleurs, Balzac s’en excuse : « Ici se termine en quelque sorte l’introduction de cette histoire. Ce récit est au drame qui le complète ce que sont les prémisses à une proposition, ce qu’est toute exposition à toute tragédie classique. » Le roman raconte maintenant la montée et la chute de Valérie Marneffe, la fatale femme vénale, la « Merteuil bourgeoise ». Le plaisir sexuel se vend et s’achète : la concupiscence (les syllabes du mot disent tout), tel est le sujet du roman. Balzac est clair, il s’agit de sexe, sauf que tout est rédigé à la manière d’avant-hier : le roman, sur ce point, a vieilli. Nous sommes habitués à des descriptions corsées, à des images fortes, et Balzac fait un peu curé de province coincé dans sa soutane quand il évoque les capacités particulières de Valérie Marneffe.
Pour décrire le plaisir que son personnage donne aux hommes, un plaisir qui les fait piétiner la famille, l’honneur, leur amour-propre, un plaisir qu’ils payent à prix d’or, Balzac n’est pas à la hauteur et Balzac n’y peut rien. Son roman paraît en feuilleton, la morale publique était stricte, l’auteur reste dans le registre scabreux, graveleux, allusif : « Le baron était allé trois fois rue du Dauphin et il n’y avait jamais eu soixante-dix ans. » Ces formules ne suffisent plus aujourd’hui, le style sexuel a changé. Ne pouvant décrire la qualité du plaisir, Balzac tombe dans la quantité. A peu près au milieu du roman, Valérie Marneffe a fait Hulot, fait Wenceslas (le beau-fils du baron Hulot), fait Crevel (dont la fille a épousé le fils de Hulot), re-fait le Brésilien (un ancien amant) avec l’aide de Lisbeth, son amie, confidente et femme à tout faire. Elle tombe enceinte et chacun des quatre hommes se réjouit d’être le seul père ! Mais pas Marneffe, le mari, qui sait qu’il n’y est pour rien. Et les cinq hommes passent une soirée ensemble, chez Valérie : « Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés, charmés, quatre hommes se croyant adorés, et que Marneffe nomma plaisamment à Lisbeth, en s’y comprenant, les cinq pères de l’Eglise. » Là, Balzac, qui passe pour romancier réaliste, en fait trop, sans convaincre.
Comme le remarquait Proust, il y a vraiment des choses étonnantes dans ce roman ! Et voici encore des coups de théâtre : Wenceslas est emprisonné, puis relâché le jour même ; le Brésilien arrive après trois ans d’absence ; on est ruiné puis sauvé d’une heure à l’autre, les millions valsent, etc. Un commissaire de police vient prendre Valérie et Hulot in flagranti (un piège pour faire payer Hulot !), le Brésilien surprend Wenceslas et Marneffe in flagranti. Ce sont des épisodes de feuilleton populaire. Hulot, soixante-douze ans, passe dans la clandestinité pour échapper à la justice, revoit une ancienne maîtresse, la cantatrice Josépha, qui le place avec la petite Bijou (quinze ans) à qui elle veut donner une situation (!). Hulot quittera Bijou, changera de nom, vivra avec la petite Atala, jusqu’à ce que sa femme Adeline le retrouve par hasard. La Marneffe a ruiné Hulot, elle va ruiner Crevel (dont la fille Hortense a épousé le fils Hulot) quand apparaît Mme Saint-Estève, « la sœur du diable », sorte de justicière occulte qui punit ceux qui mettent les familles honorables en péril, nièce du grand policier Vautrin. Elle propose au fils Hulot de faire disparaître la diablesse, moyennant finance. Il refuse, puis accepte, et c’est ainsi que finit le roman : après le mariage avec Crevel, Valérie Marneffe, « décomposée » par un empoisonnement mystérieux, meurt « après des souffrances inouïes ». Elle meurt la première, laissant Crevel héritier de la fortune qu’il lui a faite. Crevel meurt juste après : sa fille hérite et les Hulot sont de nouveau riches ! Lisbeth meurt aussi, « bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille. » La morale est sauve. Le personnage du vieillard libertin fascine, mais c’est bien le seul, car sa femme, sainte, amante, pardonnante, « céleste lumière », « colombe blessé », n’est guère plausible. Hulot fascine sans convaincre : il manque une analyse psychologique du personnage et de sa monomanie. A la dernière page, lui qui a plus de quatre-vingts ans, monte jusqu’aux chambres des bonnes pour dire à « une atroce maritorne » : « Ma femme n’a pas longtemps à vivre, et si tu veux tu pourras être baronne. » Adeline, qui l’a suivi, a entendu, et meurt sur le coup. Hulot est veuf et il épousera encore Mlle Agathe Piquetard. La morale n’est pas sauve, mais on sent le respect de Balzac pour ce personnage, qui fait honneur jusqu’au bout à la Grande Armée, écrit-il !
Bien sûr, le roman n’ennuie pas. Il y a les digressions de Balzac -c’est son charme, et son style. Il a son mot à dire sur tout : les quartiers de Paris, l’épopée napoléonienne, le Vice, la Virginité, la jalousie rétrospective, les domestiques, les combines financières. Il y a des morceaux de bravoure, quand Hortense, la fille de Hulot, découvre que son mari la trompe avec la maîtresse de son père, quand Adeline, la Vertu même, veut se vendre pour 200 000 francs au marchand Crevel, quand Hulot doit renoncer à sa charge et disparaître pour éviter le déshonneur. Il y a des bonheurs d’écriture (« L’or n’a jamais perdu la plus petite occasion de se montrer stupide » ; « C’était du granit, du basalte, du porphyre qui marchait » ; « Elle ressemblait à ces beaux fruits coquettement arrangés dans une belle assiette et qui donnent des démangeaisons à l’acier du couteau. »). Il y a les personnages qui font partie de La Comédie humaine et qui repassent ici : le parfumeur César Birotteau, le baron Nucingen (avec son accent alsacien : « Rassirez fus, che né fus ai vait l’opjection que bir fus vaire abercevoir que chai quelque méride à fus tonner la somme. »), le médecin Bianchon, Vautrin et d’autres. Il y a l’admiration pour Napoléon. Mais ça ne me suffit pas. Et c’est parfois écrit vite. Flaubert n’aurait pas laissé passer le crescendo de génitifs suivant, et surtout pas en « un éclair » : « La porte entrouverte laissa passer, comme un éclair, un jet de lumière accompagné d’un éclat du crescendo de l’orgie et chargé des odeurs d’un festin de premier ordre ». Mon cher Hervé, je vous ai dévoilé mes batteries littéraires : plan soigné, personnages clairement introduits, pas de coups de théâtre rocambolesques, vraisemblance des situations. Au total, c’est mon esthétique, mais je comprends qu’il y en ait d’autres. C’est le mystère du goût et des jugements de goût.
Le roman, paru en 1846, a connu un succès étourdissant, le dernier succès de Balzac. Mais tout de même, le détour par La cousine Bette n’est pas indispensable. D’ailleurs qui lit La cousine Bette ? Je suis peut-être le seul au monde à avoir lu ce roman en février 2014, sauf quelque thésard (ou thésarde) coréen ou japonais. Que nos lecteurs me démentent !
Laurent Jouannaud - février 2014
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