Fondée en 2009, la plateforme de financement participatif KissKissBankBank avance aujourd'hui un total de 150 millions € de fonds collectés, dont 13,8 millions € l'année dernière. Pour rester pertinente face à la concurrence et à l'émancipation de certains porteurs de projet, notamment dans l'édition, KKBB présente de nouvelles offres, avec plus de paramètres et d'accompagnements.
Dans la foulée de la plateforme américaine Kickstarter, KissKissBankBank émerge sur le web français au tournant des années 2010, portée par Ombline Le Lasseur, Vincent Ricordeau et Adrien Aumont. À l'époque, le « crowdfunding », pas encore tout à fait traduit en « financement participatif », fait figure de voie de garage pour des projets artistiques n'ayant pas trouvé d'éditeurs ou de producteurs.
Une dizaine d'années plus tard, le financement participatif s'est installé dans le paysage des industries culturelles, et notamment dans le domaine de l'édition, des ouvrages de toutes sortes aux livres-magazines.
Culture, mais aussi environnement, alimentation, développement local ou même bien-être animal, KissKissBankBank a étendu sa plateforme à de nombreux domaines, en misant sur une image de proximité, de préoccupations écologiques et d'économie alternative.
Le livre et l'édition ont toujours occupé une place importante dans la vitrine de KKBB, et 20 millions € ont été collectés en direction de tels projets depuis la création du site. En 2022, le butin s'élève à 3,2 millions €, à un peu moins de 1,5 million € pour les médias. « Ce chiffre est plutôt stable, puisqu'il s'établissait à 3,13 millions € en 2021 », analyse Jean-Samuel Kriegk, directeur des opérations et du développement de KissKissBankBank depuis juin 2022.
Statistiques économiques de KKBB par secteur, depuis la création de la plateforme
Entre 2019 et 2020, le livre avait connu une croissance exceptionnelle des montants collectés sur la plateforme, autour de 40 %. L'année 2022 a été plus compliquée, « avec un ralentissement pendant plusieurs mois, dû au contexte économique et à la guerre en Ukraine », explique Jean-Samuel Kriegk à ActuaLitté.
Statistiques économiques globales de KKBB entre 2019 et 2022
Le secteur du financement participatif dans son ensemble ne connait pas vraiment la crise : en 2022, il représente 2,3 milliards €, en hausse de 25 % par rapport à l'année précédente. Toutefois, sur cet ensemble, les prêts et investissements sont en croissance, quand les dons, avec ou sans contrepartie, ont effectivement connu un fort reculInvesti dans le livre, KissKissBankBank se réinventen particulier les seconds, d'après le baromètre de l'organisation d'audit Mazars et de l’association Financement Participatif France.
Financement participatif : les fonds collectés par typologie (en millions d’euros) - Baromètre du crowdfunding en France 2022
Malgré ce ralentissement, l'année 2022 du livre sur KissKissBankBank aura été marquée par un record européen, celui du projet le plus financé. Et il s'agit d'un livre : Les nouvelles aventures du Pyro-Barbare et de Billy, signé par le YouTubeur Bob Lennon, financé à hauteur de... 5366 %. Avec 1,8 million € collectés, pour un objectif initial de 35.000 €, le financement participatif a explosé les compteurs.
Autre proposition plébiscitée, celle de Nota Bene, YouTubeur lui aussi, Les Vikings. Un titre collectif réunissant plusieurs spécialistes autour de cette figure de vulgarisation historique, qui a attiré plus de 800.000 €.
Deux succès extraordinaires, dont le point commun est la présence de personnalités très populaires. « On parle ici de deux porteurs de projet qui ont déjà des communautés très étendues », reconnait Jean-Samuel Kriegk. « Ce sont des projets plus “faciles”, car plus la communauté est grande, plus l'on a de chances de vendre son projet. On peut compter environ 1 € investi par membre de la communauté, par abonné pour les YouTubeurs. Ce n'est pas pour autant mécanique, tout le secret consiste à amorcer une dynamique, à partir de l'excitation de la communauté. »
Journaliste, créateur de plusieurs start-ups, dont Tanuki, qui accompagne le développement des entreprises culturelles, Jean-Samuel Kriegk peut aussi faire valoir une expertise certaine dans le domaine de la communication et du marketing. Il fut en effet directeur général de l’agence de publicité Darewin, après des passages au sein de Radio France, Warner Music et à la direction de la communication du groupe Fnac.
Le taux de réussite des projets sur KKBB s'établit à 71 % en 2022, en légère baisse par rapport aux années précédentes. Pour le livre, il atteint 74 % du volume total des propositions en ligne, avec une contribution moyenne de 55 €.
S'il n'existe pas de recette à succès, le directeur pointe quelques ingrédients : « Pour une campagne, nous allons créer une stratégie de communautés, en les cartographiant avant d'aller les activer. »
Pour susciter l'intérêt puis l'envie et enfin l'acte d'achat, la campagne de crowdfunding a recours aux réseaux sociaux, où les taux de transformation peuvent être significatifs. Twitter, Facebook, Instagram ou encore TikTok — « où la transformation est moins élevée que chez les autres, pour l'instant » — deviennent alors des relais incontournables.
À LIRE : Le phénomène BookTok : entre tendance, recommandation et promotion
« Avec nos équipes, les porteurs de projets vont travailler le panier moyen, le taux de transformation — entre 2 et 5 % des gens qui visitent une page font un achat —, et le nombre de vues de la page », détaille Jean-Samuel Kriegk.
Autant dire qu'un financement participatif sans communauté s'avère voué à l'échec, « sauf en cas de dimension très émotionnelle ou de sujet d'actualité, comme cela a pu arriver au plus fort de la crise sanitaire ». « Nous encourageons certains porteurs de projets à travailler sur la création de leur marque, leur communication, avant de se lancer. Un financement participatif, ce n'est pas magique. »
Si de nombreux auteurs s'essayent au financement participatif à des fins d'indépendance et de liberté artistique, les éditeurs ne sont pas en reste. « La première raison du recours au crowdfunding peut être les problèmes de trésorerie », avance Jean-Samuel Kriegk, « mais l'aspect marketing peut aussi compter : un projet permet de récompenser les acheteurs, les lecteurs les plus fidèles ».
Selon le directeur de la structure, un projet sert à sécuriser une sortie mais, parfois, à l’invalider : un éditeur, après un crowdfunding bloqué à 50 % des objectifs, a ainsi préféré annuler une parution plutôt que de risquer un échec en librairie. « Les campagnes, par ailleurs, ne cannibalisent pas les ventes en librairie, elles les démultiplient, par la visibilité qu'elles procurent aux livres et l'envie suscitée auprès de ceux et celles qui n'ont pas participé. » Elles permettent toutefois d'accumuler un certain nombre de préventes, sur lesquelles les pourcentages touchés sont plus importants.
Le financement nécessite des communautés, mais il apporte enfin une forme de communication. Médiatique, pour commencer, même si « la presse écrite ne transforme pas comme les réseaux sociaux ». Directe, avec « une opportunité de prendre la parole, d'expliciter un projet éditorial », selon Jean-Samuel Kriegk, qui cite le lancement réussi (250.000 € d'abonnements et 80.000 exemplaires du n° 1 vendus en kiosques) de la revue Zadig, portée par Éric Fottorino.
Au fil des projets, une relation avec les contributeurs permettrait de gagner en assurance et, éventuellement, en envergure. L'éditeur Delirium mène ainsi chaque année une campagne de financement participatif autour de l'œuvre de Richard Corben : au fil des ouvrages, le total des contributions est passé de 50.000 € à 80.000 € environ. « Pour un tel éditeur, l'intérêt est aussi d'augmenter le panier moyen de l'acheteur, qui s'offre une édition rare, luxueuse, plutôt que l'album simple. »
Un financement participatif nécessite un certain investissement : financier — environ 10 % de la somme souhaitée —, mais aussi temporel, essentiellement pour sa préparation — un mois environ, selon Jean-Samuel Kriegk.
Le financement participatif représente aujourd'hui des sommes considérables. D'après le Baromètre du crowdfunding en France 2022, dans le domaine du don, le secteur culturel, largement majoritaire, atteint 70,4 millions €, dont 21 % pour l'édition, le journalisme et diverses publications, soit 14,7 millions €. Sur ce même segment, KKBB a collecté environ 4,7 millions € cette année-là : nous avons tenté d'obtenir le chiffre du principal concurrent, Ulule, sans succès.
Rapportés à l'ensemble de l'industrie de l'édition, ces 15 millions sont toutefois à relativiser : en 2022, le chiffre d'affaires des éditeurs (de livres uniquement) s'est élevé à 4,3 milliards €, selon le Syndicat national de l'édition.
Malgré ses résultats impressionnants, le financement participatif pourrait traverser une certaine crise de croissance. Pour ne pas avoir à verser une commission sur les montants collectés — généralement de 5 à 10 % dans le milieu du crowdfunding —, certains éditeurs, y compris en France, réalisent en effet les opérations de collecte directement sur leurs sites.
Les éditions Scylla/Dystopia proposent ainsi des « souscriptions » sur le site de la maison, quand les éditions Exemplaire, cocréées par une « star » du financement participatif, Lisa Mandel, ont repris les outils des plateformes spécialisées. Après plusieurs projets de financement participatif sur KKBB, les éditions Rouquemoute se sont aussi écartées des intermédiaires pour offrir des « préventes » depuis leur vitrine web.
Cette émancipation des maisons d'édition se double aussi d'une autonomisation de certains auteurs, qui optent pour l'autopublication, sans recours au financement participatif. Récemment, les cas de Joël Dicker, Riad Sattouf ou encore Antoine Dole et Diane Le Feyer ont laissé entendre qu'un lectorat et une aura médiatique permettaient de faire cavalier seul — ou presque —, avec l'appui d'une communauté suffisamment forte.
Le financement participatif a enfin favorisé l'émergence d'autres modes de collecte, comme les cagnottes en ligne ou « l'abonnement » à un créateur, via Tipeee ou uTip, par exemple.
La situation financière de KissKissBankBank reste par ailleurs complexe : si le chiffre d'affaires croît depuis 2019, tout comme la marge brute, la société a enregistré des pertes annuelles sur plusieurs exercices successifs, à hauteur de 5,8 millions € en 2021.
Dans ce contexte plus concurrentiel qu'auparavant, l'acteur historique qu'est KissKissBankBank souhaite faire valoir de nouveaux atouts. Jusqu’à présent fixée à 7 % HT et 8 % TTC, la commission devient ainsi modulable, avec un niveau choisi par les porteurs de projets, selon leurs besoins.
Le premier palier s'adresse à des projets plutôt « privés », pour lesquels la communauté se limite à la famille et aux amis, « pour aller chercher 2000 € afin de réaliser un petit court-métrage, par exemple », avance Jean-Samuel Kriegk.
Sur les autres formules, l'idée a été de mettre l'accent sur « la dimension d'accompagnement » que peut fournir KissKissBankBank, avec « le déploiement de services sur mesure, comme le suivi des envois ou le community management, pour lequel nous pouvons assurer la stratégie, écrire les contenus, réaliser des images »...
KissKissBankBank pourra aussi mettre en relation les porteurs de projets avec des partenaires, des distributeurs aux agences d'influenceurs, pour assurer la promotion d'un financement participatif. Des partenaires dont l'efficacité aura été éprouvée par KKBB, « qui touche une commission sur leur intervention », précise encore le directeur.
Signalons que ces différents paliers s'accompagnent de frais de service, correspondant à 2 % des montants collectés : ils sont pris en charge par les contributeurs, mais les porteurs de projets peuvent choisir de s'en acquitter eux-mêmes, pour soulager les participants.
Une autre piste de développement entend concurrencer Tipeee ou uTip, qui invitent à verser un « pourboire » (« tip », en anglais), ponctuel ou régulier, à un créateur. « Nous avons voulu un outil pour permettre à des créateurs qui n'ont pas trouvé de modèle économique de vivre de leur travail, sans impératif de production ou de vente », explique Jean-Samuel Kriegk.
Cette possibilité « d'abonnement » à un créateur sur KissKissBankBank vise, à plus long terme, à réunir une communauté sur la plateforme de financement participatif elle-même. « Cela constitue aussi une solution alternative aux Gafam : sur Facebook ou Instagram, il devient quasiment obligatoire de payer pour qu’un message soit vu et lu par sa communauté. »
En se séparant de ces intermédiaires de communication, KissKissBankBank espère faire émerger « des porteurs de projets complètement autonomes » d'ici 3 à 4 ans, qui pourront proposer des « contreparties cachées » à leurs abonnés les plus fidèles. La société toucherait une commission sur cette fonctionnalité, de 5 à 10 % selon ses contours.
Photographie : Jean-Samuel Kriegk (KissKissBankBank)
Commenter cet article