« Pas de véritable nation sans littérature, pas de véritable littérature qui ne soit nationale », affirme Anne-Marie Thiesse dans l’ouvrage qu’elle consacre à la fabrique de l’écrivain national français. C’est avec cette accroche qu’est amorcé un appel à texte – contribution en français ou anglais – à faire parvenir avant le 1er janvier 2022. Elles comprendront un résumé d’environ 350 mots, un titre provisoire, vos coordonnées, l'affiliation institutionnelle et une courte notice bio-bibliographique (150-200 mots). La sélection des propositions de contribution aura lieu début 2022 et celle des textes intégraux à l’automne 2022, pour une publication envisagée des articles retenus dans un ouvrage bilingue en 2023.
La persistance de la relation entre production littéraire, d’un côté, et nation, de l’autre, définie par une langue, un territoire et une culture relativement homogènes et aisément identifiables née au XIXe siècle exige d’être interrogée à une époque où « l’idée de littérature » (Gefen) connaît des mutations profondes sous l’impulsion des études postcoloniales, de genre, géocritiques, écocritiques, numériques ou intermédiales…
Alors que la notion d’auctorialité se transforme à l’heure des projets d’écriture collectifs et que l’idéal-type de l’écrivain — mâle, blanc et cis hétérosexuel — incarné et présent dans la cité est descendu de son piédestal, le rapport à la nation d’origine est complexifié par des itinéraires culturels complexes et des attachements multiples.
Ce projet propose de se pencher sur les significations, les fonctions et les valeurs qui continuent d’être associées à l’heure actuelle au concept d’écrivain national pour interroger sa capacité de condenser des sens différents et souvent contradictoires en élargissant, à travers des parallèles, des comparaisons et des études de cas, le champ d’investigation de la sphère transnationale et transfrontalière des littératures en français (Panaïté) à d’autres espaces linguistiques, géographiques et culturels.
Les profondes crises récentes, économiques, sanitaires ou écologiques, les idées souverainistes qu’elles ont souvent produites, ont en effet confronté la littérature mondiale à la perspective d’une démondialisation. Elles ont entraîné un réarmement politique contemporain qui fait se confronter un écrivain réengagé ou impliqué à l’exigence d’une représentation ambitieuse, concrète et située, comme l’atteste une riche production allant, en France, de Jean-Christophe Bailly et Sylvain Tesson à Pierre Patrolin, d’Aurélien Bellanger et Nicolas Mathieu à Michel Houellebecq, ou encore d’Hédi Kaddour à Alexis Jenni ou Leïla Slimani et Alice Zeniter, en Allemagne, de Christian Kracht à Juli Zeh, de Feridun Zaimoglu à Saša Stanišić, de Olivia Wenzel à Lena Gorelik, de Mithu M. Sanyal à Sharon Dodua Otoo, Dmitrij Kapitelman ou Anne Weber, ou aux États-Unis, de Ta-Nehisi Coates et Junot Díaz à Jesmyn Ward et Louise Erderich.
Révélateur à ce titre est le phénomène de réinscription de certains écrivains postcoloniaux dans des structures nationales de reconnaissance à travers les « valorisations instrumentales » (Harchi) de certains écrivains francophones algériens et maghrébins ou encore le « redéploiement de la figure du grand écrivain noir au profit de la République » (Achille et Moudileno) comme l’atteste la « panthéonisation » d’Aimé Césaire. De tels cas en appellent à un examen plus général de la dynamique des identités et des citoyennetés littéraires, en considérant des célébrités « glocales » ou des cas de « périphérisations » volontaires (Marie NDiaye).
Car loin de reconduire univoquement à un retour de l’idée de nation, genres et formes divers, tels que le néo-roman réaliste, la littérature de terrain et ses non-fictions, les cycles romanesques et/ou les panoramas historiques, ont aussi permis d’amorcer ou de prolonger, de manière implicite ou explicite, une critique postcoloniale, en interrogeant préjugés raciaux, réflexes colonialistes et survivances d’empire dans un contexte, celui du mouvement Black Lives Matter, où les aspirations à la reconnaissance sont devenues des invitations au réinvestissement politique.
Soulever la question des rapports entre race et poésie (Ramazani) implique par exemple de se demander ce que la poésie en particulier et la littérature en général peut nous apprendre sur la « race » et, a fortiori, sur l’identité nationale qui en elle se fonde et, inversement, ce que la race peut nous apprendre sur notre définition de la poésie et de la littérature.
Des conceptions parfaitement étrangères semblent se confronter aujourd’hui. Que l’on envisage ce domaine sous l’angle du « canon migrant » (Sabo) ou de ses « frontières racialisées » (Burnautzki) ou encore genrées, l’idée d’écrivain national est souvent en butte à celle d’écrivain migrant, d’écrivain intercontinental, voire d’écrivain-monde. Stratégies éditoriales, positionnements symboliques, finalités littéraires divergent.
Il est dès lors important d’examiner le rôle que jouent dans la reconnaissance et la consécration d’auteurs tels qu’Alain Mabanckou ou Dany Laferrière, les institutions traditionnelles comme les maisons d’édition, leurs collections, et les jurys littéraires, avec leur fonction de tri, sans oublier les extensions du champ qui modélisent de manière interactive et intermédiale les goûts et les normes littéraires de même que les stratégies de présentation et d’autoprésentation : visibilité spectaculaire, (re) positionnements choisis ou contraints, mécanismes de réinsertion et d’(auto) exclusion, mouvements centripètes ou centrifuges.
Le cas des écrivaines migrantes tel que celui de Jhumpa Lahiri, née au Royaume-Uni de parents indiens, naturalisée américaine qui, après avoir obtenu la consécration avec ses romans écrits en anglais décide d’adopter l’italien, langue dans laquelle elle s’auto-traduit et crée des œuvres originales, nous invite à envisager les différentes configurations qui émergent lorsque les artistes sont amené.e.s à composer avec des espaces non pas binaires, mais multipolaires, polycentriques, caractérisés par la transitionnalité et transitivité, la mise en cause de citoyenneté politique et la revendication d’une appartenance singulière, voire idiosyncrasique.
Du côté de la sociologie de la littérature et des structures, il sera à ce titre nécessaire d’envisager le rapport des institutions hexagonales à la production littéraire issue de l’ancien empire colonial, en interrogeant les déterminismes structurels et l’agentivité individuelle ou de groupe comme proposent de le faire les études sur « la fabrique des classiques africains » (Ducournau) ou encore sur les écrivains dans « la décennie noire » (Leperlier) de l’Algérie.
Pour ces femmes et ces hommes obligés de composer avec une appartenance linguistique et nationale multiple et répondre aux attentes des différents publics, dont les œuvres sont appréhendées avant tout sous un angle politique, au problème de la légitimité littéraire s’ajoute aussi une dimension éthique, autour des questions d’engagement, de responsabilité et de censure ou, à l’inverse, d’autocensure.
Dans le cadre des littératures en français, le déplacement d’accent du national au mondial irrigue aussi les pages des récits et romans contemporains, par exemple chez Patrick Chamoiseau, Jean Rouaud, Pierre Michon, Amélie Nothomb, Alain Mabanckou, Fatou Diome ou Léonora Miano, Dominique Eddé, Boualem Sansal ou Amin Maalouf.
La figure de l’écrivain est ainsi réimaginée et réinscrite dans une dynamique souvent tensionnelle entre l’appartenance à un cadre local ou régional doublée pourtant d’un discours anti-nationaliste, d’un côté, et l’aspiration à des valeurs universellement partagées, mais sans allégeance mondialiste, de l’autre.
Ces questionnements ont été enregistrés par la théorie littéraire et la littérature comparée qui n’ont cessé de proposer une réflexion sur les critères et les mécanismes de la reconnaissance, de la littérature-monde ou World Literature, à l’échelle hémisphérique, régionale ou locale (littératures du nord ou du sud, littérature africaine, antillaise, écriture de la province, littérature néorurale…). Ils nous imposent de réfléchir aux conséquences sur nos analyses critiques de ces variations de perspective : il est par exemple légitime de se demander si la nation fonctionne toujours comme cet « espace des possibles » (Sapiro) dans lequel se forgeaient autrefois la biographie, la morale ou l’engagement politique des écrivains.
A fortiori, les écrivains incarnent-ils encore des figures de proue qui s’engagent au nom de la collectivité en mobilisant leur pouvoir symbolique en tant que prophètes, idéologues ou symboles de l’identité nationale — et, ce, à quel titre, individuel ou collectif, régi par l’idéal de l’originalité ou soumis aux règles d’une tradition légitimante ? De surcroît, le tournant post-linguistique (« postlingual turn », elhariry et Walkowitz) vise à dépasser les paradigmes figés de la littérature en tant qu’expression d’une nation et d’un territoire.
Cela suppose non seulement de défaire « le pacte de la langue avec le territoire » (Rouaud), comme le souhaitaient en 2007 les signataires du manifeste « Pour une littérature-monde en français », mais encore d’interroger la relation entre littérature et langue dans une optique d’épuisement des langues individuelles et de leur logique afin d’envisager un espace littéraire postanglophone, postarabophone, postfrancophone, postgermanophone, postlusophone ou postsinophone… Cependant, de telles approches ne vont pas sans susciter des controverses au sujet du cosmopolitisme ou de l’indigénisme des écrivains, de leur devoir à l’égard de la communauté comme de leurs revendications d’authenticité.
L’avènement du « roman global » (Ganguly) représenté par des créateurs et créatrices venant d’horizons aussi différents que Taha Hussein, Orhan Pamuk, J. M. Coetzee, Kazuo Ishiguro, Yoko Tawada, Cristina Rivera Garza, Gabriel Garcia Márquez, Jorge Volpi, Daniel Sada, Roberto Bolaño, Han Kang, Sinan Antoon, Pitchaya Sudbanthad, Namwali Serpell, Amitav Ghosh, James George, Indra Sinha, Elif Shafak, Chimamanda Ngozi Adichie ou Elena Ferrante attire l’attention sur leur rôle de médiateurs et médiatrices, consentant. e. s ou contestataires, entre culture dominante et culture dominée.
Alors même que leurs stratégies de représentation mettent l’accent sur l’illisibilité, la pétrification démocratique, l’histoire spectrale, le traumatisme, le témoignage ou la nécropolitique, leurs textes visent à rendre sensibles et intelligibles des formes de vie particulières, d’abord circonscrites à un cadre local, mais évoluant par la suite dans un espace transnational.
Il y a loin de l’écrivain.e se pensant dans la « relation » ou l’interculturalité à celui ou celle qui revendique des inquiétudes culturelles nationales, l’ancrage local et la longue durée d’une langue. C’est ce portrait de l’écrivain.e pétri de contrastes et traversé par les tensions qui caractérisent l’époque actuelle que ce projet se propose de mettre en lumière afin de questionner les grands discours instituants de l’histoire et de la critique littéraires, leurs modèles et leurs contre-modèles, leur domaine du possible et leurs limites conceptuelles et imaginaires.
Informations : opanaite@indiana.edu
Comité scientifique
Alexandre Gefen (CNRS-Université Paris 3 — Sorbonne nouvelle-ENS)
Mona El-Khoury (Tufts University)
Lydie Moudileno (University of Southern California)
Oana Panaïté (Indiana University—Bloomington)
Cornelia Ruhe (Universität Mannheim)
crédit photo : Thom Milkovic ; Matthew LeJune / Unsplash
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