Le dernier livre d’Alessio Forgione, Napoli mon amour, est paru en début d’année chez Denoël. Traduit par Lise Caillat, ce roman parcourt une ville où désespoir et solitude s’entremêlent, pour Amoresano. Jusqu’à l’arrivée de Nina. Et soudainement, les rues napolitaines n’ont plus la même saveur. Entretien avec la traductrice.
Le 05/08/2021 à 11:54 par Federica Malinverno
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05/08/2021 à 11:54
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Federica Malinverno / ActuaLitté : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pendant la traduction du roman ?
Lise Caillat : J’ai été confrontée à un certain nombre de difficultés au cours de cette traduction, qui m’ont demandé une vigilance, une minutie particulières, et parfois un important travail de recherche. À commencer par l’ancrage napolitain du roman, qui est construit comme une promenade dans Naples. J’ai dû m’approprier et donner à voir la géographie, la vie de la ville, et outre les noms des rues, des places, des quartiers, des bâtiments, certains détails m’ont posé problème. Je pense notamment à la question des transports en commun, car à Naples il y a le bus, le métro, des trains de banlieue (la Cumana par exemple) et des trains grandes lignes – comme dans beaucoup de grandes villes –, ainsi que le funiculaire de Montesanto qui relie la colline du Vomero au centre historique. Les personnages du roman se retrouvent souvent dans ces trains, ces gares, ces stations, ces arrêts, et j’ai eu parfois besoin de l’auteur pour choisir le terme adéquat.
L’ancrage napolitain du roman est également linguistique. La narration et les dialogues sont parsemés de syllabes tronquées, d’élisions, d’interjections insolites (« Maronn », « Maro’ », « Gesù », « mo’ »), d’expressions colorées (« a faccia mij »), de formes contractées, inhabituelles ou semblables à l’italien courant, mais revêtant une nuance particulière (« mischiare », « chiavare », « chiavica »). Autant de contraintes qui m’ont amenée à faire des choix délicats, pour tenter de préserver la couleur et la musicalité sans nuire à la lisibilité en français.
À cela s’ajoute une grande diversité de registres liée au contexte social ou générationnel : le langage évolue selon que le héros, Amoresano, est entouré de ses employeurs potentiels, de ses parents, de ses amis, de Nina ou encore de Raffaele La Capria. Chaque fois il fallait imaginer, visualiser les scènes, lire à voix haute (dans les dialogues en particulier), pour rester aussi fidèle et réaliste que possible.
Le style très singulier d’Alessio Forgione constitue une autre difficulté, et non des moindres, pour le traducteur. Il est concis et enlevé (surtout dans les dialogues), il fourmille de clins d’œil, d’allusions, de digressions et d’ellipses, de traits d’esprit et d’humour. Saisir ces nuances et ces subtilités s’est avéré un travail méticuleux, ponctué là encore de précieux échanges avec l’auteur. L’enjeu principal a été de conserver le rythme, l’efficacité, l’équilibre entre densité et légèreté.
Enfin, il y a bien sûr le football. J’avais déjà un peu exploré le lexique footballistique en traduisant De rien ni de personne de Dario Levantino (Rivages, 2020) ; j’avais donc des bases, que j’ai complétées en consultant des sites de journaux sportifs, des vidéos et des forums spécialisés pour retrouver le jargon. On pourrait penser que, vu leur passion historique et partagée pour le football, l’Italie et la France utilisent une terminologie sinon commune, au moins voisine ; mais ce n’est pas le cas (hélas !) : « penalty » et « rigore », « but » et « goal », « match » et « partita », « cages/filets/buts » et « porta » sont, par exemple, des termes très différents.
Comment définiriez-vous le style d’Alessio Forgione dans ce roman ?
Lise Caillat : Dans ce roman, et encore plus dans le suivant, Giovanissimi (en cours de traduction pour les éditions Denoël), Alessio Forgione nous révèle beaucoup de choses et nous transmet des émotions profondes en peu de mots. Il préfère suggérer, ne pas tout dire surtout, pour laisser le lecteur imaginer, deviner, suivre son propre chemin. Par exemple, on ne sait jamais vraiment ce que Nina pense d’Amoresano, on ne sait pas non plus si ce dernier a réellement un talent littéraire. L’écriture est serrée, essentielle, çà et là elliptique. Elle est à la fois dense et légère. Les mots respirent.
La concision et le mystère alimentent la tension dramatique, mais ce sont aussi les clés de l’humour et de la poésie qui caractérisent le style d’Alessio Forgione. On ne rit pas franchement en lisant ce roman, car l’histoire est dure ; on sourit plutôt, au gré des allusions, des non-dits et des silences où percent l’ironie, la tendresse et le rêve.
Les dialogues occupent une place importante et sont un terrain de jeu cher à l’auteur. Très ciselés également, ils se fondent dans la narration avec spontanéité, vivacité, malice, et lui confèrent son rythme enlevé, sa musique si particulière. Le cinéma et le théâtre ne sont jamais très loin. D’ailleurs, nous retrouverons peut-être bientôt Nina et Amoresano sur le grand écran.
L’amour de la littérature est une autre composante de l’écriture de Napoli mon amour. Lecteur passionné de Proust, Céline, Fitzgerald, London, Nabokov notamment, l’auteur leur rend discrètement et habilement hommage dans le fond comme dans la forme.
Je dirais donc que le style d’Alessio Forgione est vivant, poétique, drôle, fulgurant.
Comment est la langue d’Alessio Forgione ? En particulier, quel est le rapport entre langue et dialecte dans ce roman ?
Lise Caillat : La langue d’Alessio Forgione, c’est le napolitain avant l’italien. L’auteur fait clairement la distinction : Naples est souvent considérée comme une île dans l’Italie d’aujourd’hui, avec une histoire, un bagage culturel et social bien particuliers. Certains préfèrent d’ailleurs parler de langue napolitaine et non de dialecte. Dans ce roman, comme je l’ai dit plus haut, la langue napolitaine est très présente. Elle constelle et imprègne l’écriture, elle bouscule l’ordre des mots dans les phrases, elle apporte une couleur et une musique singulières. J’ai ainsi pu constater à quel point le dialecte s’étend bien au-delà des mots, du simple lexique : il influence également la syntaxe, l’accentuation et donc le rythme, il affleure dans le ton et les images, devenant presque un état d’âme, une vision du monde.
La langue napolitaine est indissociable de la littérature napolitaine et de certains auteurs comme Eduardo De Filippo, Raffaele La Capria, Anna Maria Ortese, Giuseppe Marotta, Domenico Rea… ; cela explique qu’elle soit encore aussi vivante aujourd’hui. Ces voix résonnent au fil des pages de Napoli mon amour, qui s’inscrit clairement dans la continuité de cette grande tradition littéraire.
Outre la langue et la littérature napolitaines, l’anglais façonne aussi dans une certaine mesure l’écriture d’Alessio Forgione. L’auteur a vécu à Londres, il écoute beaucoup de musique anglaise et se dit très marqué par cette langue et cette culture. Il évoque même un rythme, un phrasé voisin entre la langue de Naples – condensée, directe, efficace – et celle de Shakespeare !
Vous vous souvenez de passages particulièrement durs à traduire ?
Lise Caillat : Je pense par exemple au passage où Russo raconte à Amoresano sa première nuit avec Sara. Amoresano lui demande s’ils ont couché ensemble et il répond que non, car il avait de la fièvre et ne voulait pas « mischiargliela ». En italien courant « mischiare » signifie mélanger. J’ai interrogé l’auteur qui m’a expliqué qu’en napolitain ce verbe signifiait aussi contaminer, transmettre (une maladie), ou souiller, gâcher au sens figuré.
Alessio Forgione
Il y a aussi l’incipit de la cinquième partie, « Gaiola », dont la construction est géniale : il se passe quelque chose, mais on ne sait pas exactement de quoi il s’agit, et on comprend seulement à la fin du paragraphe qu’en fait les deux amis sont assis à une table de café en train d’observer un cafard. Le passage est volontairement mystérieux, et j’ai dû beaucoup travailler sur la construction et la syntaxe pour ménager le suspense et la surprise finale.
Et puis la fin, très belle et poétique en Italien : « Questo fu, diventai blu ». J’ai longtemps réfléchi pour trouver un moyen de conserver le rythme et la rime. J’ai traduit : « Sur ce, je devins bleu ».
Pourquoi pensez-vous que les éditeurs français se sont intéressés à ce roman ? Et comment est-il venu dans leurs mains ?
Lise Caillat : Le titre et le clin d’œil au film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, ont pu d’emblée piquer la curiosité de certains éditeurs français. La cité parthénopéenne inspire et fascine écrivains et lecteurs depuis des siècles, et ce bien au-delà de la Péninsule. En France, elle apparaît et agit un peu comme un « concentré d’Italie », une Italie dont on aime la lumière, les couleurs, les saveurs, la langue, les traditions et la culture populaire, l’attachement à un archaïsme nostalgique dans notre modernité galopante… Cela explique sans doute en partie le succès récent et éclatant de L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante, ou celui des romans d’Erri De Luca (Tu, mio, Montedidio) pour ne citer que quelques exemples.
J’ai lu et découvert ce livre assez rapidement après sa sortie en Italie, un peu par hasard. J’ai été attirée par le titre bilingue. Ensuite, j’ai été très touchée par l’histoire d’Amoresano, l’écriture singulière, et j’ai vu le potentiel du livre en France. J’ai senti que ce premier roman apportait quelque chose de nouveau, qu’il offrait une vision inédite de Naples en dressant le portrait d’une jeunesse italienne méconnue, celle des trentenaires qui ne trouvent pas leur place sur le marché du travail et qui vivent encore chez leurs parents.
C’était la première fois que je lisais un roman italien sur ce thème sensible, actuel et universel : ces jeunes désœuvrés et désenchantés dans un Naples en dehors des clichés et des images habituelles transmises par la littérature. J’ai pensé qu’il était important de partager cette vision, ce nouveau regard – peut-être plus moderne et plus vrai – sur Naples et la société italienne ; qui plus est à travers une écriture extrêmement prometteuse. J’ai donc écrit à plusieurs éditeurs français pour présenter ce texte auquel je croyais beaucoup. Quelques semaines plus tard, les éditions Denoël m’ont proposé de le traduire.
Comment se situe le roman dans le panorama de la littérature italienne traduite en France ? Représente-t-il une nouveauté ou bien se situe-t-il en continuité avec le reste des ouvrages traduits ?
Lise Caillat : Je pense que nous sommes à la fois dans la continuité et le renouveau. Alessio Forgione peut, comme nous l’avons évoqué, être considéré comme l’héritier d’une certaine tradition littéraire italienne et napolitaine, mais il représente également une nouvelle génération d’écrivains, particulièrement active et prometteuse depuis quatre ou cinq ans.
En effet, j’ai traduit beaucoup de premiers romans dernièrement, et je crois que nous assistons depuis quelques années à l’émergence d’une jeune littérature italienne, consciente de ses valeurs et de son héritage, ancrée dans sa culture et son époque, ouverte sur l’Europe et le monde, qui aspire à raconter une Italie en crise et à la libérer de certains clichés à travers lesquels elle est encore souvent représentée. Ces nouvelles voix, imprégnées de littérature italienne et étrangère, n’ont pas peur d’invoquer leurs modèles et d’explorer d’autres façons d’écrire.
Il s’agit d’aborder des thèmes actuels et universels, de gommer les frontières, sans perdre de vue son histoire, sa culture et ses origines. Comme pour relier, connecter plus fermement l’Italie à l’Europe et au monde dans la crise que nous traversons.
Aux côtés d’Alessio Forgione il y a évidemment beaucoup d’autres auteurs et, parmi ceux que j’ai eu la chance de traduire, je peux citer par exemple Andrea Donaera, Giulio Cavalli, Letizia Pezzali.
Le premier, dans son roman Je suis la bête (éditions Cambourakis, 2020), met en scène l’implosion d’une famille mafieuse dans les Pouilles. La violence côtoie la poésie et le lyrisme. On dirait presque un chant épique. Le héros, Mimì, est certes un parrain de la Sacra Corona Unita, mais c’est avant tout un père, et on peut lire son histoire comme une de ces tragédies familiales qui marquent parfois tristement notre actualité.
Le second a choisi la dystopie pour dénoncer l’indifférence sous toutes ses formes et interroger les limites de notre humanité. Dans une langue puissante et un style fortement teinté d’ironie, mêlant l’absurde et le macabre, À l’autre bout de la mer (L’Observatoire, 2021) est le premier volet d’une trilogie qui laisse entrevoir un véritable projet politique.
Loyauté (Fayard, 2021), le deuxième roman de Letizia Pezzali et le premier paru en France, nous plonge dans l’univers de la finance, entre Milan et Londres, et dans celui d’une jeune tradeuse en proie à une obsession amoureuse. Les mécaniques du désir se confondent étrangement avec celles des marchés, sous une plume d’une rare élégance, intime et limpide, où l’on perçoit l’influence d’un Houellebecq ou d’un Kundera.
Ce ne sont là que quelques-unes des nouvelles voix qui participent de la richesse et de la vitalité de la littérature italienne actuelle. Parmi les éditeurs qui soutiennent leur travail, je peux mentionner notamment NNEditore, La Nave di Teseo, Fandango Libri, Neri Pozza ou encore Nottetempo.
Quelle image de l’Italie et en particulier de Naples donne le roman ?
Lise Caillat : Dans ce roman, outre l’amour fulgurant entre Amoresano et Nina, l’auteur chante son amour éperdu pour la ville de Naples, fascinante et enveloppante dans son chaos, sa misère, sa décadence. Le héros tente de partir, mais il revient toujours. Il semble osciller entre adoration et détestation, attrait et dégoût. En ce sens, Alessio Forgione s’inscrit dans la continuité de la littérature napolitaine de l’après-guerre et dans le sillage de ses maîtres, cités précédemment. « Quitter Naples ou mourir ? », c’est la question.
Et en même temps, il se détache de cette tradition, de cette vision un peu manichéenne, il en redessine les contours à l’encre de son époque en cherchant una via di mezzo, un compromis. Il ne donne pas à voir une Naples heureuse et souriante, un sujet de carte postale (celle d’un Giuseppe Marotta par exemple), ni une Naples mythifiée, inquiétante et fantasmagorique (celle des nouvelles d’Anna Maria Ortese). Il refuse de faire de sa ville un cas à part, une exception italienne et européenne. Il nous guide dans ses ruelles avec simplicité et authenticité, comme s’il nous présentait une amie intime, une mère protectrice. Il nous révèle ses nuances, ses contradictions.
Au milieu de la pauvreté et du désenchantement, il y a de place pour la surprise d’une rencontre, pour l’espoir, la musique, le foot, le cinéma, l’écriture, la tendresse, les sourires et le rêve. La Napoli d’Alessio Forgione est aussi une ville ouverte, accueillante, jeune, internationale, comme beaucoup d’autres villes en somme, au point qu’on oublie parfois le Vésuve, la piazza Dante, les bassi et les vicoli. Sous la plume de l’auteur, Napoli est un personnage généreux et attachant dans sa misère, à l’instar de Russo et Amoresano. Elle acquiert une dimension universelle et devient une sorte de microcosme du monde. Alors « partir ou mourir », non. Rester et écrire, c’est le choix de l’auteur.
Crédits photos : Naples - ActuaLitté, CC BY SA 2.0 ; Alessio Forgione - DR ; rue de Naples - mariejirousek, CC BY NC ND 2.0
Paru le 06/01/2021
272 pages
Editions Denoël
20,00 €
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