« Pas de mystère, pas de souterrain, pas de ténèbres dans cette œuvre ; partout le rayonnement, partout le plein midi », disait Victor Hugo. L’œuvre d’Alexandre Dumas n’intéresse pas l’Histoire de l’art. En 1840 certes, résidant à Florence, il lui fut commandé, pour la somme considérable de dix mille francs, un ouvrage sur la galerie des Offices. La description des trois cent cinquante portraits de peintres qui sont dans ce fameux musée devait former L’histoire biographique et anecdotique de la peinture depuis huit siècles. Par Antoine Cardinale.
Le 25/04/2021 à 10:12 par Les ensablés
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25/04/2021 à 10:12
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Cet immense ouvrage dont il ne se cache à personne qu’il compte bien le faire rédiger par un collaborateur ne verra jamais le jour. Vingt années plus tard, le 14 septembre 1860, Naples prise par Garibaldi et les Bourbons chassés, il est nommé, pour services rendus à la cause de l’Italie, directeur des musées et des fouilles de la ville : comme on l’imagine, il n’exercera guère cette prestigieuse fonction. Voilà les rendez-vous manqués d’Alexandre Dumas avec l’histoire de l’art et c’est tout ce que la science peut en dire. On ne saura jamais si la discipline aurait gagné à une application plus sérieuse, mais penser que cela se fût fait aux dépens de l’œuvre romanesque que l’on connaît ne doit nous laisser aucun regret du fiasco de Dumas dans ce domaine !
Et lorsque l’historien d’art, blanchi et séché à tant d’ennuyeux et sérieux ouvrages, lorsqu’il ouvre les pages de Black, roman dont les éditions La Grange Batelière ont l’heureuse idée de nous offrir une réédition d’une grande qualité, attendue depuis 1858, eh bien l’historien d’art retrouve les fraîches émotions de l’enfant ! Entrons dans la matière !
Car voilà un roman singulier qui porte le nom d’un chien, un chien à la robe noire, répondantcela va de soi, au nom de Black. Le récit qui comporte un long retour en arrière, manœuvre périlleuse dans l’art du roman, met en scène le chevalier Dieudonné de la Graverie, ancien officier du roi Louis XVIII, attaché à la maison rouge, compagnie des mousquetaires gris et croix de Saint-Louis. Celui qui est derrière cette suprême décoration de l’Ancien régime, cet aristocrate qui peut prouver ses seize quartiers de noblesse, cet officier qui appartient au corps le plus prestigieux de l’armée du roi est en vrai un homme au tempérament physique et moral des plus déplorables, un courtisan nul et un soldat incapable ! Car le chevalier de la Graverie est faible et peureux de caractère ; l’état militaire est le plus éloigné de son penchant pour la tranquillité, pour le bien dormir et le bien manger : ennemi même des complications de l’amour, il se marie par commodité avec la petite fille avec laquelle on le fit grandir, au milieu de dames chanoinesses recluses dans leur couvent et il s’est très tôt donné pour devise un peu glorieux Pour vivre heureux vivons caché.
La Graverie, c’est la moitié du portrait de Dumas : bon de cœur, faible de raison, imprévoyant de caractère, comme le décrit un journaliste vers 1834 ; gourmet impénitent dont l’estomac, de son propre aveu, prit très tôt un développement considérable ; sentimental au point de pleurer la mort de Porthos. L’autre moitié, celle de la légende, n’appartient qu’à Dumas : coureur sans repentance ; républicain, bavard et fanfaron comme le signale un rapport de police ; républicain certes, mais que flattait l’amitié des princes, et qui aima la gloire autant que l’argent ; mais aussi travailleur obsessionnel, entrepreneur intrépide, ami solide… et écrivain génial !
Dumas va nous entraîner sur les pas de la Graverie, cet homme douillet aux goûts simples, cet anti-héros, dans la plus compliquée des aventures, où il donnera à la fin les preuves d’une bravoure à laquelle d’Artagnan n’eût rien trouvé à reprendre. Son guide muet, le génie de cette transformation, c’est un chien, c’est Black.
Des chiens il y en a beaucoup dans l’œuvre de Dumas, et c’est d’ailleurs un chien de pierre endormi sur sa laisse qui accueille aujourd’hui encore le visiteur de ce château de Monte Christo que l’auteur devenu brièvement millionnaire fit construire sur le coteau de Port-Marly qui descend tranquillement vers la Seine.
On connaît même les noms de ces animaux. Les uns réels comme Truffe, premier souvenir d’enfance d’un Dumas de trois ans qui se souvient dans ses mémoires d’en avoir usé comme de sa première monture. Il y eut aussi Mouton, le mal nommé, qui n’hésita pas à répondre à un coup de pied que son maître lui allongeait en lui arrachant quasiment la main.
Les chiens des romans de Dumas ne sont pas moins pittoresques, comme les mélancoliques lévriers que caresse le roi Henri III dans la Reine Margot, ou Jupiter, le chien du roi Ferdinand dans la San Felice, singulière bête qui, dans le camp des méchants, est bien le seul à porter une âme candide et presque humaine !
On connaît d’ailleurs un beau Portrait d’un chasseur avec ses chiens dans un paysage de Louis Gauffier qui est au musée Bonnat Helleu à Bayonne et qui passe pour le portrait d’Alexandre Dumas. Le paysage nous emmène loin de Villers-Cotterêts : le gibier est jeté au pied d’un grand arbre, et les chiens turbulents, excités par la chasse, tournent autour de leur maître qui tient fièrement la pose. Je crois que les savants font les difficiles autour de ce tableau, mais ses admirateurs avoueront volontiers ce tableau pour le portrait authentique de l’auteur des Trois Mousquetaires.
Si, par la force des choses, nous accompagnons le chevalier de la Graverie pendant les Cent-Jours, après que Napoléon Bonaparte fut déclaré rebelle pour s’être introduit à main armée dans le département du Var, pour le reste du temps notre héros traverse comme une ombre les soubresauts de l’Histoire de France : la révolution volée de 1830, en 1832 le choléra, les funérailles du général Lamarque, la convulsion terrible de 1848, la République à nouveau et à nouveau l’Empire. Pour cette fois, Dumas choisit le romanesque et délaisse l’Histoire. Le lecteur est autorisé à faire comme le chevalier de la Graverie, c’est-à-dire à se désintéresser, et à partager le privilège du romancier.
On le sait, l’historien suit la Vérité, au risque de se perdre, sur des chemins étroits et périlleux, et dormant parfaits à la Grande Ourse, il ne lui est pas donné de choisir ses étapes ; le romancier lui, prend le temps qu’il lui faut, invente, fabule, et se repose aux meilleures hôtelleries. Il donne de l’histoire une narration et un sens que le savant austère est bien en peine de trouver, et leur voyage fait, le premier peut bien protester contre le récit du second, rien n’y fera : c’est le romancier qu’on croit.
Voilà pour la règle de l’unité de temps ; quant à l’unité de lieu, on peut penser comme s’en soucient le romantique et le voyageur forcené ! Le roman commence dans le Paris de la Terreur, il se termine dans le Paris des fashionables et du Café anglais, mais entre-temps, on aura voyagé dans des contrées lointaines que Dumas ne visita d’ailleurs jamais, et particulièrement cet Otaïti qui réunit la poésie de l’Océan, la simplicité des mœurs et une sorte de candeur dans laquelle de naïves filles de la Nature et le gibier lui-même mettentà simplifier la vie de l’homme une infinie bonne volonté. L’imagination de Dumas s’est complu à cet idéal de la Nature, de la chasse et de l’amour, et notre chevalier y recevra enfin une éducation bien intéressante.
Mais finalement c’est à Chartres que se déroule l’intrigue qui met le chien Black et le chevalier de la Graverie, aux prises avec la trahison et le mépris social.
Chartres, improbable arène du jeu terrible de la vie et de la mort ! Cette ville paisiblefut pourtant chère aux souvenirs de Dumas : c’est là qu’il fit son premier voyage après l’extraordinaire succès de Henry III et sa cour ; il rend alors visite à sa sœur, lui l’ami et déjà un peu plus que l’égal des Nodier, des Gautier. Il est déjà une célébrité et il a, selon son expression, cessé de s’appartenir en entrant dans cette carrière qu’il souhaitait semée de roses et de billets de banque.
Mais aussi, et surtout, Chartres, est la patrie de Gaspard de Pekow, marquis de Cherville : c’est l’écrivain qui se cache derrière Dumas [NdR : On trouvera une étude complète de cette collaboration dans Gaspard de Cherville, l’autre « nègre » de Dumas, par Guy Peeters, Champion, 2017]. Il fait partie de l’ultime vague des collaborateurs de Dumas et on connaît même le prix de sa collaboration : quinze pour cent du prix de la vente et mille francs de salaire. Le Meneur de loups, Les louves de Machecoul ou le Médecin de Java ne comptent certes pas pour les meilleurs romans de Dumas. Mais Le chevalier de Graverie — c’est le premier titre de Black — est une si grande réussite, qu’à ce titreCherville est digne d’être reçu dans ces quarante collaborateurs de Dumas qui eurent plus de titres à siéger à l’Académie française que les quarante barbes qui refusèrent l’immortalité à un entrepreneur de feuilletons.
Dans cette intrigue dont nous dévoilons ce qu’il faut pour, nous l’espérons, attirer le lecteur à ce roman, il est permis de soulever légèrement le rideau.
Ces rocambolesques aventures de disparition, d’enfants escamotés, ces coups de théâtre de la vie en somme, qui sont le fond du roman populaire du XIXe siècle, paraissaient moins sensationnels à nos aïeux qu’à nous, qui secouons la tête par incrédulité.
Songeons cependant que le père de l’écrivain, le général Dumas, enfant naturel né d’une esclave, fut vendu — avec frères et sœurs — et que son géniteur, Davy de la Pailleterie trouva finalement bon de le racheter et de propulser l’enfant des îles au cœur de Paris, et de lui désapprendre ses jeux simples au profit des sauvages joutes sociales de la bonne société.
Songeons que Dumas eut à connaître, en qualité de jeune commis aux écritures dans l’administration du duc d’Orléans, du procès intenté à ce dernier pour substitution d’enfant, dans lequel une dame Chiappini se prétendait la fille véritable de Philippe-Egalité et plaidait qu’une substitution criminelle, motivée par le besoin dynastique d’un héritier mâle lui avait ôté les droits que donne une filiation légitime.
Sur ces sujets, les contemporains de Dumas n’avaient pas les mêmes susceptibilités et les enfants naturels, comme tous les hasards qui composent et brisent les familles ne les surprenaient ni ne les étonnaient.
« J’implorerai du bon Dieu, qu’il me confie la peau d’un chien sous laquelle, n’importe où je serai, je briserai ma chaîne pour t’aller rejoindre. »
Il est beaucoup question de métempsychose dans Black : ce curieux système qui fait écho aux immémoriales croyances de l’Inde, fut développé par Pythagore, qui récitait ses avatars passés comme nous récitons le nom de nos stations de métro. Cette philosophie prônait que la matière s’éteignait avec la mort, mais que le principe vital qui est en l’homme ne pouvait s’éteindre, qu’en somme l’âme préexistait à la formation du corps et qu’elle survivait à sa dissolution. L’âme logeait et délogeait, selon une échelle complexe de mérite, dans des créatures successives : ainsi Pythagore pensait-il reconnaître, huit ou dix ans après sa mort, un de ses amis, Cléomène de Thasos, sous la forme d’un chien. C’est une philosophie qui nous encourage à voir dans toute créature son contenant immatériel, à regarder toute chose vivante comme habitée par le souffle qui est aussi en nous. Comment les robustes appétits de Dumas, grand tueur d’animaux devant l’Éternel, s’accommodaient-ils de cette philosophie, je ne saurais le dire…
Non qu’il regardât l’âme comme une superfluité, mais ce qu’il appelait, à l’exemple de Macbeth la farce de la vie, le rendit toujours sceptique aux horizons de l’au-delà. Il pensait à la rigueur que le mieux que nous puissions faire était de rendre au Créateur notre âme comme nous l’avions trouvé !
Avec la métempsychose il est beaucoup question de rêves dans Black. L’imagination du timide chevalier s’y déploie, et le talent de conteur de Dumas sait comment faire rendre à l’absurdité des songes un ton tantôt cocasse, tantôt fantastique. Rêve érotique (on se couche, des monstres inquiétants aux seins palpitants s’approchent dangereusement, et l’on se couche sur un nuage qui s’envole), rêves moraux, rêves de prémonition (suaires, léthargies cadavériques et fantômes qui parlent).
Après tout parmi les premiers souvenirs du jeune Alexandre figure un rêve qu’il fit en 1806 : on frappe à grands coups à la porte de la maison, l’enfant se réveille et veut à toute force ouvrir, quoiqu’on l’en défende. À deux maisons de là, au même moment se mourait le général Dumas, et Alexandre restera toujours persuadé que sous une forme spectrale ou autre, ces coups à la porte, c’était son père qui voulait une dernière fois serrer son enfant dans ses bras.
« C’est par humanité que j’ai des maîtresses ; si je n’en avais qu’une, elle serait morte avant huit jours. »
Sans commenter ce trait un peu risqué du bon Alexandre, il faut dire un mot d’un Dumas fort mal placé pour parler d’un sujet qui est au cœur de Black : celui des jeunes femmes séduites et abandonnées, qui couraient le risque de dévaler jusqu’à l’abîme la pente du déshonneur et de la misère.
André Maurois comptait trois Dumas. Pour notre part, le décompte est un peu différent : selon nous, le premier Dumas essaie de se dépêtrer d’une liaison qui le lasse, pendant que le second triomphe dans une nouvelle amour, le troisième enfin rassasie sa faim au premier jupon qui passe, et, comme il faut un quatrième, comme aux mousquetaires, comptons enfin celui qui rêve déjà au grand, au prochain, au véritable amour ! C’est un chasseur qui quitte une chasse pour une autre en pensant déjà à la battue suivante. Il considère qu’une femme honnête sous les assauts d’un séducteur tel que lui, n’a d’autre choix que celui qui s’offre au gouverneur d’une place forte en présence du plénipotentiaire de l’ennemi : il attend ses propositions.
Accumulant les duels et les maîtresses, aussi ponctuels aux uns que légers aux autres ; car si on le trouvait toujours aux rendez-vous de l’honneur, ceux de l’amour le voyaient plus fuyants ; sur les lois du duel, inflexible et pointilleux, mais considérant avec cynisme que l’amour est à l’honneur ce que la guérilla est aux lois de la guerre : tous les coups y sont permis. [NdR : Cet aspect de Dumas a fait l’objet d’un colloque dont les actes ont été publiés sous la direction de Claude Schopp (Dumas amoureux, Presses universitaires de Caen, 2020). Je parie que Dumas collectionna plus d’aventures que cette publication ne comporte de pages et je citerai pour la curiosité du lecteur une exposition Dumas dont le catalogue recense longuement les femmes qu’il eut, mais ne peut citer que le nom d’une seule qu’il n’eut pas !]
Larger than life, ainsi était Dumas : cruel comme l’enfançon qui arrache ses ailes à une libellule bleue, et c’est bien justement que les Goncourt lui attribuaient un moi énorme, mais débordant de bonne enfance. Un bon larron en somme, au destin moins tragique que celui du Bon Larron de l’Évangile, celui que la tradition connaît sous le nom de Dimas… bon sang, mais c’est bien sûr ! Dumas ? vous avez dit Dumas ?
[NdR : Il va sans dire que le lecteur est invité à visiter le formidable site de La Société des Amis d’Alexandre Dumas. Selon le sage, les hommes illustres ont pour tombeau la terre entière. On a choisi et c’est heureux, d’amener la dépouille du plus célèbre de nos romanciers sous la coupole du Panthéon, sans se soucier cependant – ceci est une pétition ! - de poser une simple plaque de bronze au 45, rue de la Chaussée d’Antin, numéro devant lequel passe chaque matin l’auteur de ces lignes et où furent écrits les deux romans parmi les plus fameux de la littérature française, Les trois mousquetaires et Le comte de Monte Cristo.]
Black – Alexandre Dumas, préface Christophe Mercier – La Grange Batelière – 9791097127015 – 18 €
Paru le 18/12/2017
368 pages
Editions de la Grange Batelière
18,00 €
2 Commentaires
Christine Belcikowski
29/04/2021 à 07:41
Un délice, cet article !
Berg
06/05/2021 à 14:41
Aimer d’aimer. Rêver d’aimer. Aimer rêver. Un joli trio de vie pour les quatre Dumas.