Sorties coup sur coup cette année, deux correspondances nous font survoler plus de trente ans de roman noir français. Un feuilleton épistolaire drôle, tragique, engagé et acide, avec comme acteurs principaux Léo Malet, François Guérif, Jean-Patrick Manchette, et une pléiade de prestigieux seconds rôles. La première, signée Manchette, Lettres du mauvais temps, Correspondance, 1977-1985 (La Table ronde, 2020) et la seconde de Malet Mon vieux Guérif Lettres et dédicaces pour collectionneurs avertis, La Grange Batelière, 2020.
En 1972, Léo Malet, le créateur de Nestor Burma, n’a plus vraiment la cote. Être auteur de polar, c’est déjà être un peu à la marge, mais être un vieil auteur de polars, c’est carrément devenir invisible. Pourtant, cette année-là, le jeune François Guérif, qui n’est pas encore éditeur, prend contact avec lui pour les besoins d’un documentaire sur le cinéma policier. C’est là que commencent une correspondance et une amitié qui occuperont les deux hommes pendant plus de trente ans, jusqu’à la mort de Malet en 1996.
ARCHIVES: François Guérif à la BnF
1972, c’est aussi l’année où un vent de renouveau souffle sur le polar français. Jean-Patrick Manchette, tout juste trente ans, publie pas moins de trois romans à la Série noire : Ô dingos, ô châteaux !, Nada et L’Homme au boulet rouge. « C’est une claque », dira Guérif. Venu du monde du cinéma, Manchette replace la question politico-sociale au cœur du roman noir. La littérature policière française ne s’en remettra pas.
Après lui, on ne peut plus écrire comme avant. Écrivain engagé, théoricien passionné, Manchette échange en permanence avec ses confrères, ses éditeurs ou encore les Américains dont il traduit les œuvres. À partir de 1977, il archive méthodiquement sa correspondance. Elle constitue un véritable laboratoire de sa pensée, presque aussi importante que les neuf romans (et demi) qu’il nous laissera.
En dépit de leur différence d’âge, Malet et Manchette sont néanmoins frères, enfants de la même famille du roman de genre, pris de haut par l’intelligentsia littéraire, payés au lance-pierres, mais préférant la liberté dans un ghetto arrosé d’alcool que la bienséance poussiéreuse des cercles germanopratins. Depuis son invention, on considère le roman noir comme une sous-littérature, vite faite, mal faite. Mais pour ceux-là qui le pratiquent, l’assument et le réfléchissent, ça n’est rien d’autre que « la reformulation du naturalisme de Flaubert », comme l’écrit Manchette. Avec des armes stylistiques aiguisées, la précision et l’économie, il s’agit de montrer le monde tel qu’il est : dur, injuste.
Ah certes je veux le fric, le plus possible, mais avoir à touiller en même temps le fric et mes pages, c’est répugnant, insupportable, parce qu’on touche là au centre du délire métaphysique de ce monde
Lettre de Jean-Patrick Manchette à Pierre Siniac du 13 juillet 1979
En guise de choc fondateur, les deux auteurs avouent avoir été frappés par la même foudre, La Moisson rouge de Dashiell Hammett, paru en France pour la première fois en 1932. Manchette : « Que je sois un petit-cousin de Hammett, c’est un fait, qui n’implique pas que j’en suis le brillant héritier. » Tous deux trouvent ce style révolutionnaire, ce « béhaviorisme », comme le qualifie Manchette, un parti pris de narration qui met en avant les actions des protagonistes plutôt que leurs pensées. Léo Malet loue « un style direct, cursif, qui m’avait plu ».
MANCHETTE: Laissez bronzer les cadavres au cinéma
Dans le roman noir, il faut être bref, efficace, jouer de l’ellipse et de la réplique cinglante. Cette littérature à l’os est jugée bâclée par les observateurs inattentifs, mais elle est tout le contraire.
Léo Malet, dans une de ces lettres, confie : « J’ai écrit [ces romans] rapidement parce que c’était nécessaire, mais j’y ai toujours attaché de l’importance. » Le père de Nestor Burma réécrit ses débuts de livres jusqu’à ce qu’il « trouve un truc qui fasse s’emballer la machine ». La veille de rendre le manuscrit de Fatale, Manchette, quant à lui, décide de le reprendre « à la page 9 », à la suite de quoi « la pauvre bête a rétréci d’un tiers ». On est loin de l’image du gratte-papier qui tire à la ligne. Et ce n’est sans doute pas un hasard si on trouve, parmi les correspondants de Manchette, un certain Jean Echenoz.
Cette incompréhension de la critique savante vient peut-être aussi de la situation financière des écrivains de genre qui sont souvent issus des milieux populaires et rament pour en sortir. Vivre de sa plume est possible quand on fait du polar, mais au prix de grands sacrifices. Pour preuve, Malet dédie la réédition de ses romans publiés dans les années 1940 sous le pseudonyme de Frank Harding à la mémoire de son ex-femme, Paulette, « qui pendant tant d’années m’a distribué le pain qu’elle était seule à gagner ».
Or, courir après l’argent n’est pas bien vu dans les hautes sphères intellectuelles. L’argent, c’est sale, c’est le contraire de l’art. Même Manchette n’est pas à l’aise avec ça. Il a des travaux littéraires alimentaires (traductions, scénarios), mais pour ce qui lui tient vraiment à cœur, ses romans, il préfère mettre un agent entre lui et le pognon : « Ah certes je veux le fric, le plus possible, mais avoir à touiller en même temps le fric et mes pages, c’est répugnant, insupportable, parce qu’on touche là au centre du délire métaphysique de ce monde. »
Pourtant l’argent (et comment l’obtenir) s’avère être la moelle épinière de ces deux correspondances. Une quantité de lettres ne parlent que de ça. Pour le négocier, pour en réclamer, pour se rappeler au bon souvenir d’éditeurs qui n’envoient plus de relevés de ventes, enfin pour promettre un nouveau projet et « taper deux mille ou trois mille balles à mon agent », avoue Malet.
Parmi les choses qui paient le mieux, il y a les adaptations cinématographiques. Placer ses romans, trouver des producteurs ou des réalisateurs qui s’y intéressent, c’est ça qui nourrit vraiment un auteur. En 1977, Manchette s’excuse auprès de Pierre Siniac de ne pas lui avoir fait parvenir un exemplaire du Petit Bleu de la côte ouest : « J’ai arrosé prioritairement les gens de cinéma sans qui mon pain ne se beurre pas », ironise-t-il. Idem du côté de Malet qui refuse de s’exprimer sur le choix de Michel Galabru pour interpréter Nestor Burma dans le film La Nuit de Saint-Germain-des-Prés : « J’ai toujours dit que je ne critiquerai pas Bob Swaim parce que de tous les gens de cinéma, il a fallu que ce type-là vienne d’Amérique pour me tendre la main. »
Mon vieux Guérif, J’espère que ce film se fera et que ce sera un succès. Touchons du bois (en ce qui me concerne, celui dont on fait les cercueils)
Si tous deux sont des cinéphiles avertis — leurs lettres sont émaillées d’avis élogieux ou lapidaires sur les films du moment —, le résultat du passage de leurs romans à l’écran importe peu. C’est le partage des bénéfices entre l’éditeur et l’auteur qui compte. Malet sollicite ainsi Guérif : « [Merci] de me signaler dès que vous apercevrez dans la presse (...) quelque chose de sérieux ayant trait à ce putain de film. (...) C’est pour me permettre de sauter en direction du portefeuille du producteur. »
Ces correspondances, enfin, sont le théâtre d’une lutte violente et pathétique. On y trouve deux feux : la véhémence politique et théorique de Manchette d’une part, les élans grivois de Malet d’autre part. Et ces deux feux sont douchés par les corps défaillants de nos héros. Léo Malet ou « ce qu’il en reste, comme disait parfois Philip Marlowe » — précision apportée à sa signature, au bas de ces courriers — se plaint de sa santé : « Je vieillis assez rapidos. » Manchette est victime de dépression, puis d’une lourde opération qui le déleste d’une partie de son pancréas et de son duodénum, avant un ultime traitement contre le cancer du poumon qui l’emportera en 1995.
Lettre de Léo Malet à François Guérif du 5 novembre 1981 - © Bibliothèque nationale de France. Don de François Guérif en 2015
Les deux hommes font état de leurs physiques amoindris ou assaillis par la maladie, dans des termes parfois rassurants, parfois acides. Mais entre les lignes, on comprend qu’ils rient jaune. « Je suis allé à une manifestation sauvage contre la police, témoigne Manchette, j’ai dû courir sous les gaz lacrymogènes — (...) mes jambes ne sont plus aussi jeunes qu’autrefois. »
Cela n’empêche pas l’humour, et l’espoir.
Léo Malet s’amuse avec le nom Red Label, la collection créée par François Guérif aux éditions PAC, qu’il appelle « La belle raide » tout en collant des photos pornographiques assorties de jeux de mots graveleux sur ses dédicaces.
Pendant ce temps, Manchette accumule une volumineuse documentation pour créer un cycle romanesque ambitieux, dont La Princesse du sang devait être le roman inaugural, et qui restera inachevé. Épuisé, dans sa dernière lettre de février 95, il écrit : « Mon satané bouquin commencé en 1989 est remisé pour la huitième ou neuvième fois. »
Alors que trente-trois ans les séparaient, Manchette et Malet meurent à neuf mois d’intervalle. À eux deux, ils témoignent de tout un pan de l’histoire du roman policier. Avec leur disparition, une page se tourne, mais le témoin est passé, et le polar français a gagné ses lettres de noblesse.
Nota bene : En plus de la correspondance de Jean-Patrick Manchette, les éditions de la Table ronde rééditent, dans Play it Again, Dupont, ses chroniques ludiques publiées dans Métal hurlant de 1978 à 1980. Toute l’œuvre romanesque de Manchette est disponible en poche aux éditions Folio, ainsi que son journal (1966-1974). Les Yeux de la momie, intégrale des chroniques cinéma parues dans Charlie Hebdo de 1979 à 1981, est rééditée aux éditions Wombat.
Par Grégoire Courtois, Obliques (Auxerre)
Lettres du mauvais temps - Correspondance 1977-1995 – Jean-Patrick Manchette, préface Richard Morgiève – La Table ronde — 9791037104755 – 27,20 €
Mon vieux Guérif - Lettres & dédicaces pour "collectionneurs avertis" de Léo Malet à François Guérif (1972-1989) - Léo Malet, postface François Guérif – La grange batelière – 9791097127091 – 24 €
Paru le 28/05/2020
544 pages
Editions de La Table Ronde
27,20 €
Paru le 20/08/2020
296 pages
Editions de la Grange Batelière
24,00 €
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