Avec l’aide de chercheurs spécialistes, ActuaLitté vous propose d’explorer ce que seraient devenues certaines grandes figures littéraires françaises si elles avaient vécu en ce début de XXIe siècle. Qu’aurait fait Voltaire avec un smartphone dans la poche ? Pensé Zola devant les lignes de train automatiques ? Quels vers aurait écrit Rimbaud sur Tinder ?
Aujourd'hui on vous présente un Blaise Pascal quelque peu dépressif, inquiet pour le futur de l'humanité et, peut-être, cryptocommuniste.
Par Alain Cantillon, Maître de conférence en littérature du XVIIe siècle à Université de la Sorbonne nouvelle, auteur de Le-pari-de-Pascal : étude littéraire d'une série d'énonciations publié aux éditions de l'EHESS/J.Vrin
Si par une douce et lumineuse après-midi d’avril ...
Parmi toutes les tâches de mon métier, il y en a une que j’aime par-dessus tout : faire venir dans les temps présents les écrits de Blaise Pascal.
Un tel travail nécessite que l’on se tienne bien fermement attaché à quelques principes, au premier rang desquels figure le rejet des facilités offertes par les raisonnements circulaires de celui qui, supposé savoir, s’est doté petit à petit d’un bel instrument herméneutique total clos sur lui-même, nommé Blaise Pascal. Dans sa belle unité sphérique toute lisse et polie par le travail il a le pouvoir de régler tous les problèmes d’établissement et d’interprétation de n’importe quel texte, même les plus extraordinairement inachevés, et lacunaires, comme Les Pensées voire absolument déliés de leur auteur, comme les Écrits sur la grâce dont il n’existe que des manuscrits hétérographes.
Ce principe est particulièrement difficile à respecter dans le cas de Pascal parce que Les Pensées, justement par leur inachèvement, par leurs lacunes, provoquent l’interprétation mais aussi, et peut-être en premier lieu, parce que ce manuscrit, dans ses parties autographes, incite à des rêveries qui peuvent rester informulées ou tout aussi bien prendre place au sein d’un discours de connaissance. On se demande par exemple dans quelle situation et dans quel état se trouvait Pascal lorsqu’il écrivit son célèbre Pari, pour que les lignes soient disposées sur les pages d’une façon si étrange.
Entre rêveries plus ou moins manifestes, et interprétations plus ou moins forcées, on se forme ainsi une persona, représentation d’un certain Blaise Pascal, ayant vécu dans le royaume de France entre 1623 et 1662, une idéalité garantie par la connaissance indubitable de certains faits, mais dont l’épaisseur ontologique dépend d’un ensemble d’autres caractères qui viennent combler les innombrables interstices de ce savoir. Malgré la carapace que des habitudes de rigueur peuvent avoir peu à peu secrétée autour du spécialiste des écrits pour le protéger contre les risques de hantise, l’historien de la littérature, ou de la philosophie, voire le philologue, ne chasse pas toujours de son esprit la possibilité fantasmatique d’une éventuelle irruption de cette persona, de son apparition soudaine, là, en face de lui, dans sa chambre, par une nuit bleue et froide de décembre.
Bien plus simplement, un jour d’avril, par une douce et lumineuse après-midi, Blaise Pascal se contenta de frapper à la porte de ma maison. Comment ai-je pu le reconnaître au premier regard, habillé comme il l’était comme un promeneur d’aujourd’hui, pourquoi n’ai-je pas eu de mouvement de recul, n’éprouvant ni peur ni étonnement, je ne saurais le dire. Je l’accueillis comme un ami dont j’aurais attendu la venue. Il me rendait visite comme il l’avait fait, me dit-il, à d’autres avant moi, par obligation, sa volonté n’étant ni maîtresse, ni dominante, mais aussi pour tenter de comprendre, et, quelque peu, se plaindre.
J’ai tenté de lui expliquer comment, dans quelles circonstances historiques, selon quels fils de tradition, il était progressivement devenu l’objet d’un intérêt, si ardent qu’il le trouvait teinté d’idolâtrie. Il prétendait, sans pour autant m’adresser ce reproche plus qu’à d’autres, qu’il avait dû revenir sur la Terre par notre faute, nous qui faisions tant d’efforts pour le faire venir vers le temps présent ; à l’en croire, une si longue persévérance était enfin récompensée et il était maintenant notre contemporain. Je crois bien pourtant que son renvoi vers la vie terrestre, que les visites qu’il rend, que tout ce qu’il fait en ce moment dans ce monde, répondent à des raisons bien plus incandescentes.
Nous avons eu plusieurs entretiens assez longs, qui ne portaient jamais directement sur ses écrits du passé, mais sur ceux de sa nouvelle vie, et sur cette vie. Ce n’est pas qu’il eût oublié sa première vie terrestre, mais étant devenu pleinement quelqu’un du temps présent, il n’y avait plus accès, guère plus que nous, et seulement à travers la qualité propre de son existence et de ses expériences d’aujourd’hui. Les lignes qui suivent restituent ces conversations, librement, sous une forme condensée, et fidèlement malgré tout, autant qu’il est en mon pouvoir. J’espère que les lecteurs me seront reconnaissants de n’avoir pas tenté d’imiter son éloquence si frappante, ce qui m’aurait immanquablement conduit à ne produire qu’un pauvre pastiche.
Frêle, jeune encore, et assez alerte, il laissait cependant percer une très profonde lassitude, par-delà sa verve et l’acuité de sa pensée. En ces après-midi de printemps et d’été la crudité de la lumière le blessait dans la pièce aux murs blanchis, et nous devions fermer les grands persiennes pour ne faire entrer le soleil que par l’entrebâillement des jalousies. Malgré leur diversité, je conserve de nos discussions une impression dominante d’abattement devant l’évolution générale de l’humanité ; il dit à plusieurs reprises que tout tombait sous « l’alliance de l’homme », utilisant ainsi quasi littéralement, à travers les siècles, l’une de ces anciennes expressions que je connaissais si bien pour l’avoir lue, relue et méditée.
Il regrettait que certains hommes aient pu, au fil du temps, de siècle en siècle, entraîner l’humanité dans une rupture avec la nature, si radicale même que les cadres de l’existence humaine, de la sensibilité, de la pensée que l’âme trouve dans le corps où, dit-il , elle est jetée, que le temps, l’espace et le mouvement, soient désormais abolis par les nouveaux moyens de communication à distance d’une façon si totale que quelqu’un, à un point du globe, peut en un seul instant, par une simple impulsion électrique donnée à une machine, enrichir ou appauvrir quelqu’un d’autre, qu’il ne connaît pas, à 20.000 km de là. Mais il est temps de commencer notre récit recomposé.
Je naquis, me dit-il le 12 août 2019 (c’était notre septième rencontre), à Clermont- Ferrand le 19 juin 1985, dans une vieille famille d’Auvergne, très aisée ; mon père, qui avait une formation d’ingénieur, occupait alors un poste hiérarchiquement élevé dans une entreprise de fabrication de pneumatiques. Je n’ai pour ainsi dire pas connu ma mère et je ne garde d’elle aucun souvenir personnel. On aurait pu croire que la mort de sa femme aurait ébranlé la foi de mon père dans l’Église catholique, mais il n’en fut rien ; il pensa seulement, comme je le fais aujourd’hui après lui, que la mort les réunirait en Jésus-Christ.
Il est mort, lui aussi, voici peu, et je sais bien, cette fois-ci par expérience, qu’à ma nouvelle mort je les rejoindrai derechef. Ce qu’il accepta en revanche plus difficilement, ce fut le grand plan dit « social », dans l’entreprise qui l’employait, à la suite duquel plusieurs milliers de familles se trouvèrent réduites à la misère. Il décida de cesser de prendre part à cette grande farce tragique, de se mettre en retrait, de retrouver d’anciens amis versés dans la connaissance des sciences, et de s’occuper de l’éducation de ses enfants en vivant modestement de ses rentes. Il vint à Paris pour se rapprocher de ses anciens camarades d’École et nous faire profiter de leur société. Ce fut la période la plus heureuse de ma vie ; ma grande mélancolie, et les maladies qui y sont afférentes, ne s’était pas encore déclarée et je prenais plaisir à découvrir toutes les beautés que l’intelligence humaine peut créer lorsqu’elle est bien dirigée et employée.
Malheureusement, à la suite de divers revers de fortune, mon père dut prendre un nouvel emploi pendant quelques années, le temps nécessaire à la fin du procès, qu’il a heureusement gagné. Nous allâmes nous installer à Rouen où il fut embauché par cette usine de produits chimiques dont le nom devint si tristement célèbre l’année dernière à la faveur de l’incendie qui provoqua l’empoisonnement de nombreuses personnes jusqu’à plus de deux cents kilomètres de distance. J’avais alors 18 ans, la recherche du profit au mépris des lois et de la morale gouvernait déjà cette usine, mon père m’en faisait confidence, et je souffris de ce bouleversement bien plus que je n’avais pu le prévoir.
Interrompre ainsi les relations quasi quotidiennes avec tous nos amis ; voir que les sciences étaient, non seulement incertaines dans leurs résultats (cela je le savais déjà), mais malgré cette faiblesse, proprement formidables par la puissance de leurs produits; découvrir dans toute leur violence les injustices sociales qui de plus en plus dégoûtaient mon père, tout cela alluma en moi un feu de révolte qui, depuis, ne cessa d’être alimenté et de s’augmenter.
Nous fîmes alors la connaissance de quelques catholiques particulièrement attachés à la formalité des pratiques ainsi qu’à des doctrines intransigeantes. Après m’être senti dans un premier temps aussi séduit que le furent mon père et mes sœurs, Jacqueline surtout, j’en suis venu petit à petit, au fil des années, à me défier de cet intégrisme, ou, si l’on veut, de ce fanatisme.
On se fait en effet une idole de tout, même de la vérité; or, m’a-t-il semblé, la vérité est bien de ce monde, parmi les hommes, mais elle y erre inconnue, et il faut faire tant et tant pour la découvrir parfois ici ou là qu’elle exige une recherche incessante, et de ne jamais oublier, lorsque l’on croit la tenir, de prendre en considération avec elle, dans le même mouvement, celle qui lui est opposée. Je me suis persuadé de cette nécessité à mesure que je progressais dans la pratique des sciences et dans l’approfondissement de mes lectures. Les Essais de Montaigne surtout sont pour moi des compagnons de savoir et de pensée qui me donnent toujours un plaisir sans cesse nouveau.
J’apprécie peu la peinture, la musique, et les écrits produits après 1650 ; il n’y a rien là de surprenant, si l’on n’oublie pas que je ne suis qu’un autre moi-même revenant d’un lointain, d’un autre monde incroyablement dissemblable de celui-ci qui n’en est pourtant séparé que d’à peine quatre cents années. Ce que j’aime, et ce que j’admire pourtant, parce que rien ne m’avait permis d’imaginer quoi que ce fût d’une telle profondeur, ce sont tous les écrits dans lesquels la place de l’homme dans l’univers est construite comme objet esthétique ; dans un tel travail, la qualité propre d’une écriture, ou d’un style, est déterminante : Rousseau, et surtout Giono, mais aussi Glissant.
La créolisation, telle qu’il l’a pensée, me permet d’apercevoir peut-être ce qui, rendant mon retour possible, en fait une expérience si pleine de plaisir et de déplaisir. Tant de choses sont arrivées depuis que j’ai quitté ce monde la première fois qu’il me semble souvent que l’histoire est faite de grands balancements, et que cette dialectique dont on parle tant depuis le XIXe siècle n’est pas opposée par nature à la voix des Écritures, entendue dans son sens véritable.
En 1662, une fois dans l’Autre monde, j’ai fini par comprendre pourquoi je n’avais pas réussi à achever le livre que j’avais commencé, celui qui se nomme aujourd’hui Pensées de Pascal : mon analyse des contrariétés de la nature humaine, malgré toutes ses implications politiques, ne parvenait pas à s’accomplir, ne débouchait sur rien, et mon discours se creusait sous l’effet de cette indépassable contradiction interne.
Je ne lis presque pas ce que l’on écrit sur ce livre; c’est trop souvent désespérant d’incompréhension. Un jour pourtant, sur les conseils insistants d’un vieil ami au jugement fiable qui me comprend bien, j’ai pris connaissance des travaux de Louis Marin. Son analyse linguistique de l’état d’inachèvement de mes écrits comme un évidement du sujet du discours exprime très exactement cette faille ou cette limite. Un autre livre que je n’ai pas pu ne pas lire, son titre exerçant sur moi une fascination, est LeDieu caché de Lucien Goldmann, qui parle si justement à mon sujet d’un paradoxal retrait intramondain du monde.
Toutes les révolutions qui sont venues ensuite, à partir de la fin du XVIIIe siècle, ont bien montré que la charité pouvait venir dans ce monde, même cachée sous d’autres formes, et même si l’Église catholique était tellement défaite qu’elle ne décidait plus en maîtresse du destin du monde. Contrairement à ce que Leszek Kolakowski a pu prétendre, ce que j’ai écrit ne peut pas être opposé à l’esprit de l’utopie, et c’est bien maltraiter la grâce selon moi que de considérer qu’elle ne peut pas se manifester soudain d’une façon qui puisse sembler incongrue à ceux qui s’érigent en spécialistes de la volonté divine.
Comme je lui demandais s’il ne voyait pas un désaccord entre cet assentiment à l’histoire du monde et sa condamnation de la rupture de l’alliance de l’homme et de l’univers, il en convint aussitôt. Il m’expliqua qu’il fallait installer la pensée dans les contrariétés de l’humaine condition, faite de grandeur et de misère, et maintenir dans cette pensée – pour parler comme Louis Marin, ajouta-t-il avec un léger sourire à mon endroit – le mouvement de la contradiction illimitée.
La dialectique, malgré les grands progrès qu’elle avait permis, ne devait pas être considérée comme le fin mot de la réflexion parce qu’elle demeure, c’est sa nature propre, fondamentalement réductrice et par voie de conséquence, dangereuse.
Si, par exemple, nous pouvons considérer que, avec le poids de la puissance de l’argent, et de tous les procédés techniques que la puissance financière développe pour s’accroître encore, la démocratie bourgeoise, capitaliste, est en train de conduire l’humanité à sa perte, il n’en reste pas moins vrai qu’au moment présent les espaces de liberté qu’elle ménage autorisent aussi quelqu’un comme ma chère sœur Jacqueline à mener une existence paisible et pleine de piété et de charité sans mélange, enfermée dans une abbaye isolée dans la montagne. Ce qui ne lui avait pas été permis alors que l’Église catholique semblait dans une position bien plus enviable qu’aujourd’hui, dans cet État laïque où se passe ma nouvelle vie.
J’ai d’ailleurs, voici 4 ou 5 ans, tenté de tirer parti de cette liberté et de ces nouveaux moyens techniques qui souvent font tant de mal, en créant avec un groupe d’amis un forum de discussion sur internet où il était question de tisser des liens concrets entre amour de Dieu et amour des hommes, en remettant en cause non pas seulement l’accumulation primitive du capitalisme, mais même, au-delà, la propriété privée comme usurpation de toute la Terre ; à dire vrai, cela ne nous a valu que quelques bordées d’injures anonymes, la plus fréquente nous traitant de cryptocommunistes, et quelques menaces, heureusement sans suite ; mais tous nos efforts se sont perdus comme la pluie sur l’océan.
Je n’ai pas pour autant renoncé à communiquer avec les hommes pour leur salut et je prépare à nouveau, comme lors de ma première vie terrestre, un ouvrage que cette fois je pourrai conduire jusqu’à sa publication, du moins je l’espère, car il faut continuer d’espérer, même si rien ne nous est dû. Ayant très bien rétabli la situation financière de sa famille, notre père nous a laissé, à mes deux sœurs et à moi, assez de biens pour que je ne doive pas travailler pour vivre.
Une fois passé le temps nécessaire à la gestion de ce patrimoine, non pas pour le faire fructifier, mais pour éviter qu’il ne se déprécie (je pense à mes neveux et nièces), je dispose de loisirs suffisants pour écrire ce livre ; et si ma santé est fragile, les secours des médecins me sont autrement plus utiles que ceux que j’ai reçus jadis, à partir de 1650.
J’ai d’abord voulu suivre le chemin emprunté par mon père en passant quelques concours et en soutenant une thèse il y a à peu près 10 ans. Ensuite je fus recruté par le CNRS, mais je parvenais mal à participer aux travaux de recherche collectifs, en partie à cause de mon état de santé, si erratique. Peut-être la disparition si précoce de ma mère, ou simplement la dureté des temps, quelque chose enfin d’insaisissable, m’empêche d’être pleinement présent à ma vie sociale ; je ne veux pas trop creuser cela, étant trop enclin au ressassement mélancolique. Il m’a semblé plus honnête de démissionner et de laisser ce poste à quelqu’un qui saurait le remplir pleinement.
L’époque est propice aux sécessions, départs aux déserts, mises en solitudes, comme jadis. J’entretiens cependant toujours des relations suivies avec mes amis de l’École et avec les membres des centres de recherche auxquels j’ai participé pendant quelques années avec tant d’ardeur. Nous discutons de l’avancement de leurs recherches, de leurs dernières découvertes, qui promettent de grandes avancées toutes proches, dont j’espère qu’il ne sera pas fait un mauvais usage.
Parfois, à la suite de ces conversations, je me lance dans de nouveaux calculs, tout ce qui a trait aux rapports entre la relativité généralisée et la physique quantique demeurant à mes yeux capital, mais aujourd’hui comme jadis je reste persuadé que l’on ne peut connaître les parties sans connaître le tout, et que notre position dans l’univers , comme simple partie, nous interdisant une saisie globale et immédiate de cette totalité, il continuera toujours de planer au-dessus de toutes nos connaissances un voile d’incertitude qui ne peut manquer de me remplir d’effroi lorsque je songe à la puissance technique conférée par les sciences dans certains de leurs secteurs.
Il semblerait bien que, malgré toutes les catastrophes déjà engendrées par la puissance que les hommes ont acquise en développant leur connaissance de la matière, il ne soit plus en leur pouvoir d’arrêter le mouvement d’accroissement aveugle de leurs connaissances, malgré les conséquences funestes que personne ne peut à présent nier.
ll est désespérant de constater comment le si beau principe de responsabilité, celui d’Hans Jonas, a pu être repris et dévoyé par la parole dévaluée qui est celle de la pseudo communication de masse au point de ne plus être qu’une sorte d’équivalent de la prudence, belle vertu, certes, mais de piètre usage dans ce cas.
Le véritable « principe de précaution », qui voudrait que l’on ne se lance pas dans une aventure technique sans avoir pu mesurer ses conséquences à long terme sur la Terre est en effet authentiquement pascalien – si l’on me permet cette petite satisfaction de vanité – puisqu’il tient effectivement compte de ce que nous ne sommes pas du tout propriétaires de la nature qui, dans sa pleine et entière majesté, nous comprend et nous écrase.
Aussi ne devons-nous pas la laisser dégradée à celles et à ceux qui viendront à notre suite. Je n’ignore pas, me dit-il comme pour m’éviter une objection inutile, que Jonas a parlé de mon pari comme d’un « sinistre pari métaphysique ». Il n’aura pas été le seul à juger mes écrits sans les avoir lus en entier avec une attention suffisante.
C’est là que se finit le compte-rendu synthétique de nos conversations ; elles se sont terminées par une grande séance sur le rapport de l’humanité au savoir, et à tout ce qui reste et restera du domaine de l’incertain. Il était alors entré dans une telle mélancolie que je suis peu confiant dans ses capacités à finir son livre dans cette nouvelle vie plus que dans l’ancienne. Nous avions parlé si longtemps ce dernier jour que toutes les lumières du village étaient éteintes lorsqu’il s’en alla. Je descendis la rue avec lui, jusqu’à sa voiture. Un petit-duc ponctuait le silence ; la lune à son dernier quartier disparaissait rapidement derrière le Cardu et la Voie lactée devenait de plus en plus brillante.
Au dernier moment il me remit une enveloppe en me disant qu’il y avait dedans quelque chose qui me plairait, qui m’aiderait dans mon travail, et qu’il avait trouvé par hasard voici quelques années dans des papiers de famille. Il devait le lendemain partir pour retrouver sa maison, à Chanturgue. Ensuite, comme pour montrer sans attendre que les analyses de Pascal sont encore et plus que jamais pertinentes, un nouveau virus s’est très vite étendu sur les hommes, nous avons dû nous enfermer et il n’a plus jamais répondu à mes messages.
Dans l’enveloppe j’ai trouvé l’autographe jusque-là disparu d’un des plus fameux fragments de ses Pensées : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » ; le papier fait très nettement apparaître un premier jet « les effraie », aussitôt (même encre, même plume, même ductus) rayé et corrigé au-dessus en « m’effraie ».
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