Auteur né à l'aube des années 80, à Rabat, Yanis a passé ses jeunes années au Maroc, en France et aux États-Unis. Cette ouverture vers le monde a éveillé son attrait pour les langues, à l’art et aux cultures du monde entier. Dès l’adolescence, il a pris goût à la littérature grâce à l’impressionnante bibliothèque familiale, s'abreuvant d'écrivains internationaux : Proust, Kundera, Garcia Marquez, Borges, Saramago, Pessoa, Mishima, Yourcenar, Dostoïevski, Mahfouz, Maalouf, al-Aswany, etc.
Le 26/05/2024 à 14:00 par Auteur invité
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26/05/2024 à 14:00
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Au lycée, il écrivait des nouvelles, poèmes, essais et articles dans la presse spécialisée (écologie et climat). Curieux de tout, il a longtemps hésité entre des études littéraires et scientifiques. Il opta finalement pour ces dernières, en obtenant un diplôme d'ingénieur centralien, sans jamais oublier sa passion de jeunesse.
Aujourd’hui, père de deux enfants, son écriture allie précision et générosité, amplitude et ellipse, créant ainsi une mélodie rythmée et envoûtante. Ses récits associent finesse psychologique, intrigue, digressions philosophiques et force poétique. Jardins d’exil est son premier roman, publié aux Éditions du Lointain en 2024.
Véritable succès critique sur la plateforme littéraire Babelio, ce premier roman initiatique traite sous un angle nouveau de thèmes forts : maladie, religion, exil et identités, entre sphère publique et individuelle. En toile de fond d’un récit contemporain ancré dans le passé et le présent, la ville de Montreuil est dépeinte comme rarement auparavant.
Jardins d'exil est né de la volonté de créer un récit autour de l'identité, thème cher à son auteur, Yanis Al-Taïr. L'identité au sens large, celle qui crée un pont entre nos différentes identités :
Selon l’auteur, ces identités sont inséparables, car elles dialoguent en permanence. Écouter son corps, c'est mieux s'écouter, notre nationalité et notre langue influençant nos croyances. À travers son roman, Yanis Al-Taïr avait l’ambition de dépasser la définition trop réductrice de notre identité superficielle – comme celle que nous affichons sur les réseaux sociaux – pour progressivement parvenir à une identité riche et profonde, plus intime, définissant mieux qui nous sommes réellement.
Pour traiter avec force cette question de l'identité, l’auteur a fait le récit d'un frère tentant de sauver sa jeune sœur atteinte d'une forme grave de leucémie (lien du sang). Pour marquer davantage la dimension sociale et faire entrer en résonance, au fil des pages, l'intime avec le collectif, l’auteur a imbriqué une deuxième intrigue dans la première, qui prend la forme d'une énigme archéologique durant le printemps arabe en Égypte (2011) – la découverte du journal intime d'une jeune Alexandrine du VIe siècle. Ce cadre contemporain donne une véritable dynamique au roman, entrainant le lecteur dans un tourbillon autant historique que psychologique.
À travers Jardins d’exil, Yanis Al-Taïr tente de combattre les préjugés sur les communautés religieuses ou ethniques. Il parvient notamment à démontrer, grâce à une analyse fine des civilisations du passé, le lien qui nous unit avec les mondes anciens.
L’auteur dénonce aussi les dérives de nos sociétés contemporaines où nos modes de vie occidentaux (mal-être au travail, surconsommation, pollution) entraînent une augmentation du nombre de cancers chez les jeunes. L’occasion pour lui de dépeindre avec justesse la crise de l'hôpital public, les difficultés liées au traitement pour les jeunes femmes, le drame de l'annonce, la vie d'après...
Jardins d'exil, découvrir un extrait :
Yanis à travers un texte inédit et personnel revient sur sa jeunesse à l'étranger, sa passion pour Proust et nous livre ainsi quelques clés sur l'écriture de son premier roman :
Je fais souvent le même rêve. Je marche dans un appartement, vide, jamais le même. J'en parcours chaque recoin. Souvent spacieux et meublé avec goût, je suis convaincu d’être chez moi, de connaître le lieu, les extérieurs. Parfois des signes de vie y sont déposés comme les indices d’une scène oubliée, réminiscence incomplète d’une existence antérieure : tasse de café sur la table, jeux d’enfants à même le sol, fenêtre laissée ouverte. Il m’est pourtant impossible d’identifier l’endroit. Étrange sensation d’un ailleurs familier.
Mon enfance a été bercée par les déménagements. J’en compte sept en l’espace de dix ans, entre Nice, Rabat, New York et Paris. À chaque voyage, mes parents en profitaient pour se débarrasser d’objets inutiles ou démodés : chaise longue en rotin et toile de jute, télévision à tube cathodique, tapis berbère en laine de mouton... Dans cet autodafé consumériste, certains résistaient, traversaient le temps et les océans, phares mouvants et indestructibles.
Depuis, de peur d’être trahi, je m’attache rarement aux objets, que j’associe invariablement à notre besoin insatiable de nouveauté. Pourtant, j’éprouve toujours une certaine jalousie lorsque j’entends parler mon épouse avec nostalgie de son unique chambre d’enfant encore présente dans la maison familiale. Moi, de chambre d’enfant, j’en ai connu six, et je serais bien incapable de les décrire toutes. Je me souviens du climatiseur en allège new-yorkais, de la tomette hexagonale en terre cuite marocaine, de la moquette bleu ciel parisienne. Des vis-à-vis aussi. Un grand hôtel de Manhattan, les falaises basaltiques de la côte marocaine, une minuscule cour lugubre à Paris. De cette multitude me reste un sentiment mitigé. Le goût amer d’un manque d’ancrage associé à un besoin compulsif de changement.
Notre cerveau sélectionne les scènes les plus émouvantes de notre existence, ou dit autrement, l’émotion crée le souvenir, à tel point que l’on pourrait questionner la réalité des événements intermédiaires, routiniers, d’un temps de l’horloge, en opposition au temps bergsonien de la conscience. Dans chacun de ces nouveaux lieux, les premières nuits sont restées gravées dans ma mémoire. La nudité monastique des murs, la réverbération solennelle de nos voix. Nous avions juste pris le temps, mes parents, mon grand frère et moi, de déballer le minimum vital, de quoi cuisiner, se nettoyer et dormir. Ces conditions spartiates, loin de me gêner, me convenaient comme un rappel nécessaire de la précarité intrinsèque à toute existence, à toute vie sur Terre.
Mes parents ne tenaient jamais de liste et les pertes étaient fréquentes. Pour autant, parmi toutes ses babioles dignes de La Vie, mode d’emploi, au fond des cartons se trouvait une espèce à part. Si nos livres changeaient régulièrement de bibliothèque et de position, nous restions leur unique propriétaire. Et aucun autre, même semblable, n’aurait pu les remplacer. C’était lui, son odeur si particulière de papier jauni, sa vieille couverture parfois risible, les commentaires anachroniques d’un éditeur, qui le rendaient iconique : « Où est passé mon Mémoires d’Hadrien ? », grognait mon père.
Unique, parce qu’un livre qu’on a lu et apprécié contient simultanément toutes les émotions ressenties à sa lecture et l’histoire personnelle qui s’y rattache. Fétichisme snob pour certains, lien sacré pour d’autres, l’objet livre, en tant que support de l’immatériel – nos opinions, nos doutes, nos sentiments - laisse rarement indifférent et rend toute indifférence suspecte.
J’ai découvert Proust à l’ombre d’un cèdre immense, à Ferney-Voltaire, non loin de la frontière suisse. Je restais là des heures, sans perdre une miette des errements nébuleux du narrateur de La recherche. L’édition Folio de l’époque présentait en couverture la série de Monet des cathédrales de Rouen. J’avais quinze ans et il m’a fallu tout un été pour en venir à bout. La résidence où nous passions toutes nos vacances était désertée pendant les heures chaudes de la journée, et la similitude frappante avec le jeune narrateur de Du côté de chez Swann qui lisait lui-même à l’ombre d’un marronnier du jardin de Combray ne pouvait être que le signe indéniable d’une véritable connivence d’esprit. Je vivais à travers ses yeux. Une jolie jeune fille en maillot de bain lézardant au bord de la piscine prenait l’allure désinvolte d’une Albertine sur la plage de Balbec, un rire sonore et hilare d’une dame en tenue de soirée, celle de l’impossible madame Verdurin. Comme des milliers de lecteurs, je croyais naïvement que toutes ces pages avaient été noircies pour moi :
« Beaux après−midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l'avoir peu à peu contournée et enclose − tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour − dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides. »
Et ses interminables circonvolutions de la pensée plutôt que de m’insupporter, m’élevaient, me révélaient autant la nature profonde du monde que la mienne. Par une miraculeuse synchronicité, les mille sensations de mon enfance, imperceptibles, subconscientes, étaient circonscrites sur le papier. Ni les lieux ni les époques ne coïncidaient, mais l’essentiel, la symphonie des sens et des caractères prenait corps sur le support si fragile des feuilles. J’y voyais non seulement du génie, mais une forme de folie, une ivresse de mots, un goût prononcé pour l’inachevé, qui ne pouvaient le mener qu’à une mort précoce.
Néanmoins, fin août, de retour à Paris, l’onde proustienne que j’ai cru un instant épouser s’est tue à la lecture des dernières pages du Temps retrouvé. Marcel avait eu l’audace de couper court à son souffle.
Chaque livre nous rappelle notre propre condition car si sa respiration semble éternelle, nous n’avons d’autre choix que de suivre la désespérante linéarité des pages - écho saisissant à notre propre finitude.
Fort heureusement, le ressenti perdure. Et quelle plus belle sensation que celle de changer de genre, de corps, de destin pour que se révèle à nous une identité plus profonde que notre passeport ou notre enveloppe corporelle ? Une identité existentielle se dessine et nos croyances, nos valeurs, nos idéaux prennent forme. Se démultiplier, se déformer, jusqu’à disparaître comme Meursault, pour mieux discerner à travers toutes ces fausses identités la seule qui nous convienne, la seule qui résonne en nous, ou au contraire les assumer toutes sans craindre de devenir fou, c’est une des grandes vertus de la littérature.
On considère souvent que l’asthme est à l’origine de la longue phrase proustienne. Mais peut-être qu’au contraire, l'onde précède le corps et que ce sont les poumons du jeune Marcel qui ne parvinrent pas à contenir toute l’ampleur de sa langue. Et tout comme le cœur de Boris Vian ou de Balzac aurait lâché d’un trop-plein d’énergie vitale, Proust serait la victime d’un trop-plein de souffle. Vision poétique qui pourrait paraître naïve ou tout simplement fausse. Mais tout comme le développe Aurélien Barraud dans son dernier ouvrage L’Hypothèse K, selon moi, l’infinie complexité de la réalité, des réalités, ne peut se réduire à une représentation scientifique du monde. Nos émotions, nos rêves et la vision symbolique qui en résulte existent tout autant que l’objectivation scientifique.
Dans notre monde technocentriste, il devient urgent de prendre au sérieux la poésie, au moins autant que la science et de trouver dans ces deux approches, une contingence créatrice, une nouvelle spiritualité. J’aurais rêvé pouvoir étudier comme le héros Alejandro de mon roman Jardins d’exil à l’Institut fictive des Mondes Anciens où le programme académique aurait pour vocation de : « former des chercheurs capables de créer un dialogue riche et passionnant entre histoire de l’art et sciences expérimentales à travers l’analyse holistique des artefacts provenant de civilisations du monde entier ».
De la même façon, j’aurais rêvé de suivre des études de médecine où l’on n’opposerait pas systématiquement la médecine allopathique à la médecine alternative. À nouveau, l’art et la littérature en particulier peuvent nous y aider.
Un livre doit se lire. Un corps, voyager. Mais s’il est aisé de voyager à travers un livre, comment lire un corps ? Quelle est sa langue ? Existe-t-il une loi supérieure, inscrite dans notre sang, inconnue, inatteignable par la médecine traditionnelle ?
La découverte de l’ADN a révolutionné notre conception du corps. On pensait même pouvoir y déceler le secret de notre intelligence, de notre égoïsme, de notre tempérament. Aujourd’hui on revient sur cette vision déterministe. L’épigénétique nous montre que loin d’être statiques, nos gènes évoluent avec leur environnement. Ils s’adaptent, ils vivent en nous, à travers nous. Notre patrimoine génétique dialogue avec le monde qui l’entoure dans une langue dont nous ignorons à peu près tout. La langue du corps que l’on pensait être morte, gravée dans nos gênes, est plus que jamais vivante et changeante, comme le fleuve d’Héraclite dans lequel on ne peut se baigner deux fois, comme l'onde proustienne.
Lorsque je suis arrivé à New York, j’avais cinq ans. De ma chambre du quatorzième étage, j’observais la fourmilière new-yorkaise s’agiter à l’ombre des gratte-ciel. Je contemplais ces corps de chair et d’acier qui s’entrelaçaient à mes pieds, se confondaient, s’intriquaient. Pour aller où ? Pour faire quoi ? Des milliers de vies s’offraient ainsi à moi. J’en imaginais les contours. Ici on chuchotait, là on criait, on s’énervait, là-bas on riait, on jouait, partout on se pressait. La valse des corps me rassurait dans la verticalité démesurée de la grosse pomme.
Tout s’opposait à mon pays d’origine, le Maroc. Là-bas, les rues s’incurvaient, nous trompaient, les édifices prolongeaient la terre sans défier le ciel et les murs protégeaient l’intimité sans la feindre.
Mais dans la cité de verre comme l'appelait Paul Auster, la courbe semblait avoir disparu dans l’obsession orthonormée. Les lignes fuyaient dans toutes les directions de l’espace pour éviter à tout prix d’infléchir leur trajectoire. Mais la vie trouve toujours le moyen de dériver, de prendre la tangente. Les ambulances slalomaient entre de sages berlines et d’intrépides taxis jaunes, qui butinaient les trottoirs à la recherche d’une sève fortunée. Les patins s’évadaient, tournoyaient au pied du Rockfeller center, laissant dans la glace la trace de leur protestation silencieuse. À New York, ce sont les corps en mouvement qui résistent à l’hégémonie de l’angle droit.
La mer ne m’avait jamais paru aussi loin. Dans la ville, on n’explore pas, on trouve, on achète. Dans la ville, ce qui est secret est louche et errer est un jeu d’adulte. Durant ces quatre années new-yorkaises, j’ai embrassé un instant le rêve des Américains. J’ai adopté leur langue, leurs habitudes alimentaires. J’ai épousé cette croyance qui a longtemps fasciné la vieille Europe que tout devenait possible si on s’en donnait les moyens. Je m’éloignais de moi-même et mon corps me le criait aux oreilles, à sa manière, en s’élargissant, en enflant. Parfois je le retrouvais dans les vastes clairières de Central Park, dans la nature abondante des bords de l’Hudson ou les forêts du New Jersey.
Et puis un beau jour de printemps, mes parents m’apprirent que nous devions rentrer. Traverser de nouveau l’océan. Changer de point de vue, de langue, d’atmosphère. Au contact de l’air pur de mon village côtier, Harhoura, en périphérie de Rabat, mon corps fondit et retrouva sa liberté.
En mathématique, l’identité est une façon différente d’exprimer une entité, autrement dit c’est une égalité exprimée différemment. Cette définition de l’identité a le mérite de superposer sans les opposer notre lien au monde et nos différences. Je m’y retrouve car à nouveau, la poésie s’est invitée au milieu de l’austérité des équations. Elle nous invite ainsi à créer le pont (Al cantara en arabe) d’un avenir souhaitable.
Dans mon roman Jardins d’exil, le jeune narrateur Alejandro se pose toutes ces questions, à sa manière, avec ses yeux, qui comme l'identité mathématique, sont à la fois semblables et différents des miens. Et s’il fallait retenir une seule question à ses nombreuses interrogations, ce serait peut-être celle-là :
N’est-il pas enfin temps, sans œillets ni dogme, d’étudier la science des rêves, pour mieux comprendre ce que notre corps tente désespérément de nous dire ?
Car comme le disait si bien Borges : « Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre. »
Paru le 25/04/2024
342 pages
Editions du Lointain
18,00 €
1 Commentaire
Bennouna
27/05/2024 à 18:57
Cette présentation est tout simplement impressionnante.On doit reprendre son souffle pour atterir.Entre précision du récit et lyrisme dans l evocation de ce parcours. C est fascinant .Comme si new York fernay voltaire harhoura étaient perçus à une telle altitude qu on ne retient plus que des couleurs entremêlées comme les traces d une destinée.
On se prend à se dire comme Proust au terme de la recherche:La vraie vie c est la litterature