La crise que nous traversons réclame des idées nouvelles et des mesures nouvelles. Nous soumettons au débat nos propositions pour un Plan d’urgence en faveur du livre. Ce qui est en cause, c’est non seulement la survie de la filière du livre et de nos entreprises (maisons d’édition et librairies), c’est plus largement le monde dans lequel nous voulons vivre.
Nous ne voulons pas d’un monde sans contacts, un monde d’apartheid où la culture (comme la santé) serait réservée à une petite minorité, préservée dans sa bulle, alors que la grande majorité sera délaissée, livrée au chômage et à la précarité, avec les écrans pour seul exutoire. La grande leçon que nous tirons de la pandémie, c’est que devant les nouveaux défis auxquels l’humanité est confrontée, la logique économique traditionnelle, celle de la calculette à profits, ne suffit pas.
Nous avons besoin de solidarité et d’entraide, besoin de politiques publiques pour garantir à tous des conditions d’existence décentes. Et le droit à la culture fait partie des conditions élémentaires d’une vie digne et de qualité.
Nous demandons que le livre soit remis au centre des politiques culturelles. Il en va de la maîtrise partagée de la langue. Un peuple privé de sa langue est un peuple dépossédé et aliéné. Or la maîtrise de la langue est liée à la diffusion de la lecture, à la qualité du rapport que l’oralité entretient avec la langue écrite, à la vitalité de la littérature et à la familiarité que l’on cultive avec les livres.
C’est aussi une question de démocratie.
Dans un moment où chacun s’interroge sur son devenir personnel, mais aussi sur le devenir de l’humanité, sur la fin d’un monde et peut-être le début d’un autre, le livre est un outil essentiel non seulement pour l’accès à la connaissance, mais pour la réflexion, la pensée, l’imagination. Si nous voulons être capables de comprendre et de rêver « le monde d’après », il nous faut préserver cet héritage précieux qu’est l’objet livre, ce réceptacle de la culture et ce tremplin de l’imaginaire dont l’usage par le plus grand nombre est aujourd’hui menacé.
De plus, parce qu’il n’y a pas de livre véritable sans auteur, et parce que les livres (en tout cas ceux que nous aimons et essayons de défendre) ne peuvent vivre que de la rencontre effective avec les lecteurs, le livre est et demeure le moyen d’une vie culturelle à échelle humaine, faite de contacts, de plaisir partagé et d’échanges qui se prolongent. Le bonheur qu’un livre procure, quand c’est un bon livre, ne se résout pas à sa consommation ; il perdure à sa lecture et vit longtemps en nous.
L’édition française a des atouts variés. À côté des grands groupes à dimension multinationale, qui sont liés à l’industrie, à la finance et aux médias, existent des centaines d’éditeurs indépendants, nés de l’initiative de femmes et d’hommes qui se sont engagés dans ce métier et qui persévèrent malgré les obstacles parce qu’ils sont passionnés.
Le travail qu’ils font, dans de nombreux domaines, est essentiel. Que serait par exemple l’édition de poésie en France sans eux ? De même pour la nouvelle, la philosophie, les sciences sociales, la mémoire ouvrière, l’histoire régionale, la traduction de nombreuses œuvres étrangères... Or aujourd’hui, des maisons d’édition indépendantes sont menacées dans leur existence même.
Au-delà des mesures immédiates et indispensables qui ont été prises (chômage partiel, prêts garantis par l’État...) auxquelles la plupart de ces éditeurs ne peuvent pas prétendre, il faut un plan global pour la filière livre qui prenne en considération ce vivier que représente l’édition indépendante.
Nous avons fait plusieurs propositions que nous souhaitons aujourd’hui préciser et soumettre au débat général ainsi qu’à la réflexion des pouvoirs publics. Il y a d’abord trois mesures immédiates :
C’est aujourd’hui une revendication largement partagée, qui fait consensus parmi les acteurs de la profession (des auteurs aux lecteurs, en passant par les éditeurs, les diffuseurs et les libraires). De nombreuses associations se sont prononcées en sa faveur et elle est d’une grande actualité. Les tarifs postaux, qui ont été encore alourdis au début de cette année, pénalisent notre activité, comme l’activité des libraires. L’accès au tarif « livres et brochures », qui ne permettait que des envois à l’étranger, a même été récemment restreint. Le livre doit bénéficier d’un tarif postal préférentiel à l’instar de ce qui existe pour la presse et, dans d’autres pays d’Europe, aussi pour le livre.
Il n’est pas acceptable que les grandes plateformes de vente par correspondance bénéficient de conditions dérogatoires et que ceux qui font vivre l’édition, dans sa diversité, comme le commerce de proximité du livre, soient handicapés dans leur activité quotidienne par des tarifs postaux prohibitifs. C’est une question d’équité et d’efficacité. La Poste non seulement devrait satisfaire à cette exigence culturelle, mais elle aurait probablement tout à gagner à la plus grande circulation des livres que cela favoriserait.
Des éditeurs et des distributeurs ont pris l’initiative de proroger les dépôts de livres et de retarder certaines échéances des libraires. Mais nous avons des raisons de craindre une forte vague de retours en provenance des libraires, et particulièrement des grandes enseignes (FNAC et autres...), qui risquent de déstabiliser gravement nos maisons d’édition. Nous souhaitons que le ministère de la Culture et les organismes professionnels de la librairie et de l’édition se concertent et interviennent pour éviter qu’il en soit ainsi.
Manifestement aucune indication n’a été donnée par le ministère de l’Économie et des Finances au secteur bancaire pour favoriser l’accès des éditeurs que nous sommes aux prêts garantis, ni même pour accorder des facilités de caisse dans cette période.
De même il conviendrait que la Trésorerie des Finances publiques prenne en compte la situation de nos entreprises, par exemple pour accélérer les remboursements de TVA.
Au-delà, de ces mesures immédiates, nous proposons de mettre en chantier une réflexion plus globale sur la filière livre. Avec trois axes principaux :
Le livre est une marchandise, mais il n’est pas qu’une marchandise. Le livre ne peut pas relever exclusivement de la loi du marché. À la fois en raison de son importance culturelle, mais aussi parce qu’a contrario de grandes industries culturelles qui tirent profit de la distraction de masse (quand il ne s’agit pas de pur et simple abêtissement) le livre est un secteur peu ou pas rentable qui a besoin du soutien public pour exister.
Des mécanismes existent fort heureusement, au plan national avec le CNL, ou en régions, en matière d’aide aux auteurs et à la création. Mais il faut les réformer et les renforcer. Et prolonger ces aides par une aide à la diffusion et à la lecture.
Beaucoup pourrait être fait, par exemple, par des commandes publiques pour aider à la diffusion du livre et à l’incitation à la lecture (via les bibliothèques publiques, mais aussi les collectivités locales, en direction des salariés, les personnes âgées, la jeunesse).
Il y a des pays (par exemple parmi les pays du Nord) où quand un livre de littérature ou de poésie paraît, l’éditeur sait qu’il pourra compter sur un certain nombre de commandes publiques. Ce n’est pas le cas ici.
Aujourd’hui, du fait des crédits insuffisants et de la lourdeur des procédures administratives comme les appels d’offres qui favorisent les grossistes, nos maisons d’édition sont en général écartées des commandes publiques.
Pour accroître les moyens consacrés à la politique publique en faveur du livre, nous réitérons notre proposition.
Outre les produits de la taxe sur la reprographie et les dotations budgétaires, nous proposons :
Dans le même temps nous avons formulé des propositions pour une refonte démocratique du CNL, (et des agences régionales du livre) afin d’éviter que ces organismes puissent s’ériger ou être perçus comme de super-éditeurs et veiller au bon respect du pluralisme. Il conviendrait notamment de compenser certains travers liés à la pratique générale de la cooptation et au manque de collégialité dans les décisions, qui contribuent à des effets de mode et d’académisme (pour ne pas dire d’art officiel), en mettant en place des formes d’aide qui ne se substituent pas aux éditeurs pour ce qui est du libre choix des livres et de leur responsabilité éditoriale, mais qui soutiennent le fonctionnement des structures (comme cela se fait au Québec).
Chacun sait que l’organisation actuelle de la distribution et de la diffusion du livre en France est fondée sur des mécanismes inégalitaires et à terme dangereux pour l’économie et l’existence même de toute la profession.
Le système de l’office par exemple, dominé par les grands éditeurs, aboutit à une situation absurde de « cavalerie généralisée » qui fait financer la grande édition par la librairie et qui pousse à la multiplication des nouveautés pour compenser les retours...
Cette inflation des titres qui se fait au détriment de la qualité aboutit à ce que la plupart des livres se vendent aujourd’hui à moins de 1000 exemplaires, pendant que quelques-uns captent l’essentiel du marché. Le souci de la qualité de la production, qui suppose une certaine lenteur, devrait au contraire inciter à décélérer la production et à réduire le nombre des nouveautés pour mieux entretenir le fond. Ce qui devient un problème crucial en matière de mémoire et de transmission culturelle.
La loi sur le prix unique du livre a permis d’éviter la disparition d’un réseau important et diversifié de librairies indépendantes qui fait la qualité et la force de l’édition française, en comparaison d’autres pays.
Mais bien d’autres mesures seraient nécessaires pour préserver l’existence des libraires, notamment pour aider à l’installation de nouvelles librairies ou contrecarrer les effets de la spéculation immobilière. C’est évidemment aux associations de libraires d’avancer les mesures qu’il conviendrait de prendre. Nous sommes prêts à les soutenir dans ce but. Dans la mesure évidemment où les libraires indépendants auront aussi à cœur de défendre l’édition indépendante. (Nous avions d’ailleurs demandé que la prise en compte de cet aspect figure parmi les critères pour l’attribution du label de librairie indépendante de référence).
Mais la question centrale, aujourd’hui occultée, est celle de la distribution et de la diffusion. C’est dans une large mesure par la distribution que s’effectue le pilotage de l’édition par l’aval, par le marché, avec les effets négatifs que nous connaissons. Et c’est aussi par la distribution que passe le processus de la concentration éditoriale.
Alors qu’il y a plus de 2000 éditeurs dans ce pays, il y a moins de 100 distributeurs ; les plus importants étant liés aux principaux groupes qui dominent la profession.
Les distributeurs-diffuseurs, même indépendants, pris par la logique du marché ne sont pas intéressés à distribuer et diffuser les éditeurs dont les ouvrages sont de faible diffusion, qu’il s’agisse de poésie, de théâtre, d’essais ou d’œuvres de fiction. Or c’est évidemment très grave pour ces domaines de la création et pour le pluralisme.
Nous aurions grand besoin dans ce pays d’un service public de distribution du livre assurant un traitement potentiellement égalitaire, en tout point du territoire, à tous les livres répondant aux critères professionnels de qualité.
Dans l’état actuel des choses, en attendant la nationalisation des activités de distribution du groupe Hachette (qui serait nécessaire et avait été envisagée en 1981... et qui pourrait aujourd’hui aussi concerner le groupe Editis), nous proposons trois pistes de réforme immédiate :
Actuellement, la presse écrite nationale et régionale fait de temps en temps écho aux livres que nous publions... Mais nous savons que la règle est bien souvent celle du copinage et des renvois d’ascenseur. De plus, les grands médias audiovisuels, sauf très rare exception, ne font aucune place à nos livres. Chacun d’entre nous essaye de compenser cette difficulté d’accès aux grands médias par un travail sur les réseaux sociaux et par l’effort individuel et irremplaçable pour créer son propre lectorat.
Mais la situation actuelle n’est pas normale. Nous proposons là aussi plusieurs pistes pour un changement :
– Le CSA devrait intégrer cette exigence dans les critères des missions de service public audiovisuel
– que soit créée, au moins sur une chaîne de télévision nationale, une émission régulière consacrée à la poésie. L’absence d’une telle émission constitue en soi un acte de censure d’un genre pourtant essentiel à la vie de la langue.
On pourrait imaginer bien d’autres initiatives, comme la lecture quotidienne de poèmes à l’antenne... le succès de la diffusion des poèmes sur les réseaux sociaux pendant le confinement montre que cela correspond à un besoin beaucoup plus largement partagé que ne l’imaginent ceux qui ont décrété unilatéralement que la poésie n’intéressait qu’une poignée d’initiés.
Nous souhaitons de même que les chaînes régionales accordent une place aux éditeurs en région, à leur production et à leurs actions culturelles. Là aussi, l’idée « écologique » de circuit court pourrait prendre sens et permettrait aux médias locaux de rapprocher livres, auteurs, éditeurs et lecteurs.
Enfin, constatant que la réalité de l’édition indépendante est rarement prise en considération dans les politiques publiques, il nous semble indispensable qu’à tous les niveaux (au ministère de la Culture, au CNL, dans les directions régionales du livre) les éditeurs indépendants puissent compter sur un interlocuteur qui aurait particulièrement à charge de suivre leurs problématiques.
Dans le même esprit, compte tenu de l’existence aujourd’hui d’associations nationales et régionales réellement représentatives des éditeurs indépendants, nous souhaitons que se constitue auprès du Syndicat national de l’édition un groupe de travail dédié à l’édition indépendante et dans lequel nous sommes prêts à participer, aux côtés d’autres.
Ces mesures que nous proposons (et dont nous ne prétendons pas qu’elles soient les seules possibles et nécessaires) contribueraient à faire du livre et de la lecture la cause nationale qui s’impose.
2 Commentaires
cerneaux jean yves
20/05/2020 à 16:49
J'ai lu avec bcp d'intérêt votre article, effectivement très préoccupant la place laissé à la littérature ou quasiment abandonné sur les médias radios et télé. Nous sommes une petite organisation associative qui œuvre sur les ondes des radios associatives dont 8 radios pour la promo des livres de l'Océan Indien et Outre Mer. On souhaite vivement que ce combat aboutisse, le Covid 19 n'a fait qu'aggravé et accéléré la menace; si on peut relayer l'info' suivi ds la mesure de nos moyens on le fera.
Marty
04/11/2020 à 22:35
Créer un diffuseur/distributeur, pour les petits éditeurs qui ne trouve pas de diffuseur classique, avec les deniers de l'état, a déjà été fait par le passé. Le type a empoché les subventions puis, comme ça ne marchait pas, a fermé la boîte sans payer ce qu'il devait aux éditeurs.
Nous ne voulons pas l'argent du contribuable mais que l'état donne les mêmes chances aux petits libraires qu'aux gros (type fnac, Amazon).
Après le prix unique du livre, qui a permis aux librairies de faire face à l'arrivée de la fnac et des grandes surfaces, il faut une nouvelle loi (ne coûtant pas 1 centime) qui les protège des libraires en ligne, comprenant 3 mesures ) :
1/ Égalité de la remise sur le prix de vente à 30%, avec une marge de 5% pour les mises en places des représentants, les libraires spécialisés, les dédicaces et les salons. Actuellement, plus on est gros, moins on paye ses salariés, moins on paye ses impôts et bizarrement plus on a de remise. Une petite librairie a 30%, une grosse 33% voir 35%, la fnac 40% et amazon de 40 à 50%.
2/Égalité du tarif d'envoi du livre. Actuellement, plus on est gros ... (gagné!)... moins ça coûte d'envoyer un livre (pourtant l'état est encore l’actionnaire majoritaire de la poste, mais il faut bien chouchouter son plus gros client, amazon, au détriment du contribuable qui lui, voit les tarifs postaux augmenter d'année en année depuis 2005). Envoyer un livre de moins d'1 kg en Allemagne coûte 2,70€ en France 7,95€
3/Égalité de la facturation des frais de ports avec un minimum de 2€ pour les vendeurs de livres à distance. Actuellement... (vous avez deviné la suite). Le petit libraire est obligé de facturer 5€ de frais de port tandis qu’amazon, fort de tous ses privilèges ne facture qu'1 centime.
Ces trois mesures simples mettrons les vendeurs de livres sur un même pied d'égalité.
Libre après au client de favoriser les entreprises françaises ou une entreprise américaine qui cherche le monopole et appauvri l'état.