« C’est un cheminement personnel, parce que je me pose la question depuis pas mal de temps. Et quand je vois les chiffres des éditeurs aujourd’hui, je peux faire mieux – et ils font parfois moins bien que moi » , analyse Thierry Crouzet. Auteur, de nos jours, implique un questionnement : choisir ou ne pas choisir l’indépendance complète ? Le romancier vient de publier une Déclaration d’indépendance des auteurs, moins un manifeste qu’un faisceau de réflexions.
Le 23/03/2016 à 11:38 par Nicolas Gary
Publié le :
23/03/2016 à 11:38
Steve Lodefink, CC BY 2.0
« Nous avons un produit, nous auteurs et nous pouvons désormais discuter avec des partenaires pour en assurer la diffusion. Mon livre One minute, si les éditeurs n’en veulent pas, je passe par l’impression à la demande et le numérique pour le vendre », explique-t-il à ActuaLitté.
« Parce qu’en réalité, nous devrions nous comporter comme le monde de l’industrie : celui qui invente une nouvelle brosse à dents, il en conserve le brevet, mais sa création est bien commercialisée. Les auteurs sont dépossédés de ces brevets que sont leurs livres. Dans la théorie, on confie nos œuvres à des maisons, qui les font fructifier : dans la réalité, on a éventuellement le droit de gagner un peu d’argent avec. »
Selon lui, et beaucoup rejoignent cette analyse, cette relation était viable quand il n’existait qu’un unique canal de vente. « Maintenant que les canaux se sont multipliés, il faut revenir à certaines choses : l’éditeur, son canal, c’est la librairie, et il doit travailler dans cette voie. Sur les autres canaux, de toute manière, je fais moi-même le boulot, parce que je les connais mieux. »
« Et je sais que ma position est différente de bien d’autres. L’argent que j’ai gagné de mes livres fait que je ne suis pas en attente aujourd’hui d’un nouvel éditeur. Négocier en permanence, comme si j’étais un jeune auteur, ce n’est pas possible : j’ai l’impression d’envoyer un CV pour mon premier job. J’en parlais avec François Bon récemment : les éditeurs, ce sont des partenaires commerciaux. Ils doivent intervenir de cette manière. »
Des remarques déjà développées dans un précédent billet, par ailleurs :
Parfois, j’ai l’impression d’être un VRP. Je déteste cette nécessité que nous avons de plaire pour essayer d’étendre notre lectorat. Encore une illusion. Le plus souvent même avec un éditeur nous ne vendons pas. Nous ne faisons qu’ajouter une ligne à notre CV, ce que notre activité en ligne ne réussit pas encore à faire, même si notre vie esthétique se joue là et nulle part ailleurs.
Sa déclaration d’indépendance devient donc un faisceau de remarques, d’interrogations. « J’ai déjà expérimenté à plusieurs reprises l’indépendance, mais jusqu’à présent, je ne l’ai pas fait systématiquement. »
« Je sais que l’éditeur apporte des avantages : de là à tout confier, non. Quand je suis en indé, je vends autant que quand je suis avec un éditeur. À la différence que les journalistes et les universitaires ne s’intéressent pas à notre travail. Sauf qu’il faut déjà avoir une grande maison pour ça. »
Reste alors à résoudre une question, celle de la vente directe en librairie. « Des opérateurs comme CreateSpace [la PoD d’Amazon] ou Lulu ne mettent pas de livres physiquement en librairie, alors qu’une librairie américaine, en Floride, a déjà résolu ce point. Peut-être faudrait-il se pencher sur cette piste... Il faudrait l’inventer, cette librairie... »
Depuis toujours les producteurs et les créateurs ont été sous l’emprise des distributeurs, ce n’est pas une raison pour perpétrer ce qui n’est pas un état de fait. Le droit d’auteur est un avatar du passé, qui a pour seul intérêt de limiter notre potentiel créatif. Nous, auteurs, devons prendre notre destin en main.
Préambule.
De la nécessité de différencier deux fonctions : publishing, action de diffuser un texte par tous les moyens possible et de l’amener jusqu’au public ; editing, action de parfaire un texte et de l’amener à l’excellence. Un éditeur unit traditionnellement ces deux compétences de publisher et d’editor. L’editing est un moyen d’optimiser le publishing, lui-même souvent sous-traité en grande partie à un distributeur.
Nouer des liens libère à condition que ces liens soient réciproques et que chacun des agents liés dispose des mêmes droits et devoirs (j’ai effectué cette démonstration dans L’alternative nomade). Ça n’a jamais été le cas pour les auteurs vis-à-vis des éditeurs, sauf éventuellement pour les auteurs de best-sellers qui inversent la relation de dépendance.
Depuis l’avènement du numérique, l’éditeur n’est qu’une des interfaces possibles entre l’auteur et les lecteurs. De ce fait, l’éditeur ne peut gérer l’ensemble de la diffusion et de la promotion d’un auteur, sans, en même temps, réduire son potentiel (à moins d’exiger de l’auteur un travail non autorial, travail qui s’ajoute à celui de l’écriture, travail jamais rémunéré). L’exclusivité de distribution n’avait de sens que face à un canal de distribution unique et unilatéral.
Déclaration
Je suis auteur parce que je le décide, et non parce qu’une quelconque communauté professionnelle ou médiatique m’adoube.
La décision de diffuser un texte ne dépend que de moi. Je suis mon propre censeur.
Les attentes des lecteurs comme les formes dominantes de mon temps ne m’obligent en rien.
Je ne dépends pas de mes revenus d’auteur pour continuer à être auteur.
Je suis un artisan qui diffuse lui-même le fruit de son travail.
Comme tout artisan, je peux vendre en direct ou à travers un réseau de distribution, avec des intermédiaires ou pas.
Quand je travaille avec des partenaires commerciaux, je conserve la possibilité de leur retirer le droit de diffuser mes œuvres, notamment quand ils deviennent incapables d’atteindre les objectifs que nous avons fixés ensemble (ventes/an par exemple).
Quand des collaborateurs m’aident à faire l’editing une œuvre, je les rémunère du mieux que je peux, au forfait ou au pourcentage, mais je ne leur accorde aucun droit sur l’œuvre qu’ils m’ont aidé à parfaire.
Je crois à la force stimulante des contraintes et j’accepte donc les commandes, mais j’agis avec les œuvres ainsi produites comme avec celles nées de mes seules inclinaisons, à moins d’un investissement à la hauteur du travail exigé, ce qui pourrait nous lier contractuellement de manière plus étroite et durable.
Le publisher est un partenaire commercial, il n’a aucun droit sur mes œuvres. L’editor est un collaborateur avec lequel je peux partager les risques et les bénéfices pour une durée déterminée. Là s’arrêtent nos engagements contractuels.
Conséquences
Je n’ai besoin de personne pour publier mes textes (ce qui ne m’empêche pas de les publier souvent en coopération avec d’autres).
Les contrats d’édition actuels sont caducs. Quand les éditeurs ne versent plus ou quasiment plus de droit aux auteurs, ils doivent leur rendre leurs droits (recevoir moins de x €/ans pour un texte devrait entraîner la rupture contractuelle automatique).
Les éditeurs doivent se transformer en agent de distribution, de promotion, d’editing… Les auteurs ne sont plus les chevaux de leur écurie, mais leurs partenaires dans le business.
Si je publie moi-même un texte, un éditeur peut en demander la distribution s’il pense pouvoir étendre ma base lecteur. Sans renoncer moi-même à la vente directe, je peux lui accorder une exclusivité temporaire et renégociable à échéance sur une zone géographique et linguistique.
Quand je diffuse seul un texte, je le vends presque aussi bien qu’en passant par un éditeur. Je n’ai donc besoin d’un éditeur que pour faire mieux que je ne le ferai seul (passage de l’artisanat à l’industrie).
Dans le commerce, les inventeurs/créateurs de produits ne cèdent pas leurs brevets à leurs distributeurs. Il est temps que les éditeurs se comportent avec les auteurs comme les autres professionnels du business.
Il est aussi temps que les journalistes, chroniqueurs, chercheurs… prennent conscience que l’édition n’est qu’un business et qu’elle ne préjuge en rien des qualités d’un texte.
J’écris les textes que j’aime, je les diffuse même si mes partenaires commerciaux ne veulent pas me suivre dans les régions littéraires encore mal défrichées. Je n’ai aucun scrupule à leur abandonner le champ du mainstream. Simplement, qu’ils ne viennent pas après me parler d’art ou de contemporain.
Je ne mets pas tous les éditeurs dans le même panier et j’applaudis ceux qui acceptent l’indépendance des auteurs et font d’eux de véritables partenaires.
Je suis généralement très heureux quand je travaille avec des éditeurs et c’est tout le paradoxe. Mon bonheur provisoire ne doit pas limiter mes libertés futures, mais au contraire les démultiplier.
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