Pour accompagner l’opération Making-of de Fnac, ActuaLitté propose de découvrir l’un des extraits commentés par l’auteur dans une sélection de 10 romans. Aujourd’hui, La fureur du Prince de Thierry Berlanda, aux éditions Numeriklivres.
Le 16/09/2016 à 17:55 par La rédaction
Publié le :
16/09/2016 à 17:55
Pour cette rentrée, Fnac a proposé à 10 auteurs de réaliser le making-of de leur roman. Ces textes sont réunis dans un ficher EPUB, enrichi de photos, illustrations et des commentaires. On peut télcharger gratuite sur cette page, la totalité de ces bonus exclusifs, ainsi que des versions numériques ou papier.
Jeanne est angoissée, le plus souvent prostrée chez elle, croyant voir Le Prince à tous les coins de rue. Le Prince, lui, est enfermé dans une unité spéciale, en attente de son transfèrement dans un centre pénitentiaire ultra-sécurisé. Jeanne ne croit pas que ce soit suffisant...
Premier extrait
Extrait du chapitre premier
Soudain, elle se redresse à l’équerre dans le lit. « Encore une » ! Jeanne compte ses crises d’angoisse comme un berger ses moutons. Non, ce serait trop beau, c’est plutôt comme si elle devait compter des pommes sur leur pommier : jamais certaine de ne pas en oublier une, toujours obligée de reprendre à zéro, jamais fini. Et par quelle pomme commencer ? Et par quel côté de l’arbre ?
Paul tourne la tête, mais sans ouvrir l’œil.
— Ca y est ? Tu démarres ton solo ?
Elle sourit, mais d’une façon qui signifie qu’il ne faudrait pas beaucoup la pousser pour qu’elle tombe. Elle pose ses pieds nus sur le parquet. Le bruit qui s’ensuit, à peu près celui de la coque d’un navire en perdition, la tranquillise un peu. Il signifie que ce qui peut sembler effrayant est le plus souvent aussi inoffensif que ces simples bouts de bois qui craquent, que ce cumulus qui effleure les ailes du planeur. Ou que cette ombre au carreau, qui pourrait être humaine et sur laquelle deux diodes se reflètent comme des yeux malveillants. Or si Jeanne est diagnostiquée névrosée depuis longtemps et que les événements de l’année précédente ne l’ont sûrement pas rapprochée d’une guérison, elle n’en est pas à imaginer des géants capables de l’observer par une fenêtre de deuxième étage, rue Monge, même en pleine nuit.
Elle se lève.
— Tu as encore du jus de raisin, Paul ?
Il reste muet un instant, mais ses épaules sont secouées d’un rire qu’il ne cherche pas à étouffer.
— Tu es vraiment obligée de me le demander ? Tu ne peux pas aller voir toi-même ? Tu sais, si tu veux me réveiller parce que tu as envie que je te tienne compagnie, tu peux le faire carrément.
Elle tombe à genoux près de lui et le pousse, au bout de ses deux bras tendus, comme pour faire rouler son corps hors du lit.
Il proteste en riant.
— Hey, tu m’avais juré ! « Non, Paul, je te laisserai dormir. Je n’ai plus de crises en ce moment ». Etc. Promesse d’ivrogne !
— Tu es méchant.
Elle s’assoit, le dos contre lui comme sur le dossier d’un canapé.
— C’est vrai que ça allait mieux, ces dernières semaines. En fait, ça me fait du bien d’être avec toi, mais en même temps, cet appartement me glace.
— Ah désolé, je n’ai que celui-là ! Et encore, il est à mes vieux.
Jeanne change de ton. Elle aurait bien aimé continuer sur le mode « sentimental acidulé », mais, passé une certaine heure, ce délicieux cocktail n’est plus disponible au bar.
— C’est ici que ça s’est passé, Paul. Tu peux comprendre ça, non ?
Elle a parlé sans élever la voix, mais avec une telle tristesse qu’il en est interloqué. Il la prend dans ses bras après s’être agenouillé derrière elle.
— Je te protège, ma chérie, lui dit-il dans l’oreille. Même si tu es à moitié barge, je n’aime que toi.
Elle sourit. « Tu parles ! Mais bon, je ne t’en demande pas tant. »
— Tu vas pouvoir te rendormir ?
Elle hoche vaguement la tête.
— Tu veux que j’aille te le chercher, ton jus de raisin ?
Elle ne répond pas et se laisse tomber sur le côté, entraînant Paul dans sa chute, molle comme celle d’une pile de linge.
— Tu peux rester un peu comme ça, contre moi ?
— Bien sûr, mais je ne te donne pas deux minutes avant que tu me files une ruade.
En guise de réponse, elle se blottit. Paul lui mordille une fois le creux de l’épaule, puis y dépose un baiser. Il se demande si elle n’aurait pas envie de faire l’amour. Mais non, la respiration de Jeanne est redevenue celle d’une dormeuse à poings fermés. Il sourit dans la pénombre et se rendort à son tour.
Une demi-heure plus tard, Jeanne a de nouveau les yeux ouverts. Elle croit avoir entendu le parquet grincer. N’aurait-elle pas dû demander à Paul de vérifier si vraiment il n’y avait pas de géant, cette nuit, dans la rue Monge ? Les diodes poursuivent leur imperturbable clignotement, dont Jeanne perçoit la régularité absolue comme une menace.
— Paul ?
— Tu veux que je me pousse, bafouille-t-il ?
— Paul ?
Au second appel, la voix de Jeanne est devenue plus impérieuse.
— Là ! Je viens de voir une ombre passer devant les lumières des machines…
Elle parle en détachant difficilement ses mots, tout bas, comme si cette précaution pouvait empêcher l’intrus de découvrir leur cachette.
Chaque fois qu’elle pressent un danger, passé le premier moment de paralysie totale, Jeanne pense tout de suite à Léo. Quand Paul en est à peine à se gratter la tête pour en éliminer toute trace d’engourdissement, elle a déjà bondi vers la chambre de leur fils.
***
Commentaire de l’auteur
Nous sommes au début du roman, au mois de décembre, à Paris, en compagnie de quelques personnages familiers (voir L’INSIGNE DU BOITEUX) : Jeanne Lumet, Paul et leur fils Léo.
Jeanne est la jeune universitaire qui, l’hiver précédent, a permis l’arrestation du Prince, le criminel extravagant qui massacre de jeunes mères de famille, impérativement sous les yeux de leur enfant (toujours un garçon âgé de 7 à 8 ans). Les épreuves qu’elle a subies l’année dernière ne l’ont pas laissée en bon état. Elle était déjà névrosée, la voici névrotique, dévorée d’angoisse, sans cesse inquiète, et notamment pour son fils Léo, persuadée que l’histoire n’est pas terminée et que le prochain épisode leur sera fatal. Outre sa hantise du Prince, Jeanne est torturée par la conviction d’avoir été attirée au cœur de l’enquête policière par un personnage ambigu : Bareuil, son ancien professeur et amoureux déçu, criminologue respecté, ponte institutionnel et accessoirement auxiliaire de police, qui a suggéré au commandant Falier de s’appuyer sur elle en raison de ses compétences particulières, mais dont le véritable dessein était peut-être de la placer sur la route du tueur et de pouvoir ainsi se venger cruellement d’elle.
Par essence, tout roman (thriller ou pas) relève du genre fantastique, en ce qu’il décrit une réalité à la fois moins prosaïque que le quotidien, mais qui doit être tramée dans ce quotidien. Le quotidien n’est pas celui des décors ou des autres éléments impersonnels de la vie : il est la Vie vécue elle-même. Peiner en montant un escalier, sourire quand le vent essaie de me voler mon chapeau, retirer un caillou de ma chaussure, avoir envie d’une part de pastèque, etc… Et c’est dans cette quotidienneté fourmillant de mille épisodes fugaces, dans la chair même où tous les sentiments, grands et petits, sont éprouvés, que l’extraordinaire va avoir lieu. Si ce principe n’est pas respecté, il n’y a pas de roman. En l’occurrence, dans mon roman, c’est par effraction, violemment, que l’extraordinaire va entrer dans le quotidien.
Provoquer la collision de l’élément d’étrangeté et de l’élément de quotidienneté est une de mes raisons d’avoir choisi un personnage de criminel complètement exotique, aussi bien par ses origines (il s’agit d’un prince Iranien) que par sa structure psychique vraiment catastrophique… J’organise donc une rencontre explosive entre d’une part une jeune femme intelligente, rationnelle, angoissée, jolie, parisienne et mère d’un petit garçon, et d’autre part un homme avec une idée fixe, absolument déterminé et sûr de soi, au visage abimé, d’origine persane et qui est fasciné par les petits garçons, dont il fait les personnages principaux de ses rituels meurtriers.
Dans cette scène de début, il s’agit de raccorder ce deuxième opus au premier, de montrer la continuité de l’histoire, et de faire aux lecteurs la promesse tacite que si l’histoire continue, ce n’est pas pour répéter d’une autre façon ce qui a déjà eu lieu, mais pour procéder à un crescendo. Comme la couverture du livre le suggère, il s’agit d’un crescendo pour les trois raisons suivantes :
— Un focus : nous allons voir de plus près les personnages que nous connaissons déjà, entrer davantage encore dans leur intimité, dans le secret de leurs motivations, et donc augmenter l’empathie (ou la répulsion) des lecteurs à leur égard.
— Une pression supplémentaire : le Prince, abattu à la fin du premier tome, est parvenu à s’évader d’une unité spéciale (UHSA). Nous allons donc participer à une chasse à l’homme. Or nous ne sommes plus face à une ombre, qui intervient dans nos vies depuis un monde extérieur au nôtre, mais face à un personnage de chair et de sang, qui agit depuis notre propre monde (la prison, la justice, la médecine psychiatrique, etc.), où nous avions pensé le séquestrer, le réduire, voire le détruire, mais dont nous verrons que c’est lui qui le contamine, le pervertit, et finalement en triomphe.
— Une intensification : tous les sentiments, les circonstances et les énigmes forgés dans le premier volet vont être prolongés, renforcés, corsés.
Tout ceci n’est certes pas dit explicitement dans ce premier extrait, mais il faut que le lecteur en entende tout de même la promesse. Entre un auteur et son lecteur (le plus souvent des lectrices d’ailleurs), il s’établit toujours un pacte tacite : « je t’ai donné de l’argent pour que tu m’embarques ailleurs, alors ne me déçois pas ! » Pour que le livre ne tombe pas tout de suite des mains du lecteur dépité, il faut donc qu’il sente d’emblée qu’il ne sera pas déçu, ou en tout cas qu’il a de bonnes chances de ne pas l’être. C’est tout l’art d’un premier chapitre…
Quant à « l’ailleurs » où le lecteur veut être emporté, charge à l’écrivain de lui montrer qu’un roman n’est pas fait pour le dépayser, mais pour le « repayser », c’est-à-dire pour le ramener chez lui, pour le remettre dans l’axe de son propre Soi, et faire en sorte que ce soit toutes les vanités du monde ordinaire qui lui paraissent dérisoires. Cela aussi, cette sorte de libération, fait partie de la promesse initiale de l’écrivain au lecteur. Dans les bons livres, elle est tenue. Dans les autres…
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