500 euros à dépenser pour tous les jeunes de 18 ans dans des biens et services culturels. C’était une des promesses de campagne du candidat Macron qui va commencer à se concrétiser en septembre avec une expérimentation dans quatre départements. Beaucoup de flou entoure encore la mise en œuvre de cette mesure, mais on sait déjà que ce Pass Culture prendra la forme d’une application mobile décrite comme un « GPS culturel ».
Le 30/07/2018 à 12:03 par Auteur invité
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30/07/2018 à 12:03
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par Laura Aufrère (CEPN – Université Paris 13) et
Lionel Maurel, conservateur de bibliothèques, auteur du blog S.I.Lex.
HWY: An American Pastoral, de Jim Morrison – autre histoire d'un autostoppeur fou ?
Le dispositif était à la base présenté comme un moyen de « laisser les jeunes autonomes dans leurs choix » sans « juger de l’emploi de la somme allouée ». En réalité, le Pass Culture incorporera des contraintes destinées à orienter et encadrer les décisions des utilisateurs : un système de géolocalisation pour proposer en priorité des offres situées à proximité et un algorithme de recommandation pour inciter les jeunes « à diversifier leurs consommations ». Des plafonds de dépense seront même imposés pour éviter qu’une trop grande partie des sommes aillent aux offres numériques au détriment des interactions en présentiel.
Même s’il ne s’avoue pas comme tel, le Pass Culture constituera donc un instrument de politique publique, sans que soit conduite une discussion sur le rôle et les modalités de cette prescription. Le dispositif « invisibilise » donc des orientations majeures qui auraient mérité un large débat public au vu des sommes engagées. Si l’objectif est de contribuer à la « lutte contre les inégalités » et à « l’émancipation culturelle » de la jeunesse, encore aurait-il fallu s’entendre sur le sens de la démarche et sur les moyens les plus appropriés pour atteindre ces buts, plutôt que de s’en remettre à ce nouvel avatar du « solutionnisme technologique » qui sévit dans la Start-up Nation.
Les doutes s’accumulent lorsqu’on examine le discours officiel à travers lequel le fonctionnement du Pass Culture est décrit :
[…] l’offre sera présentée de manière attractive sur l’écran de l’application, avec une image suscitant « le désir », un tarif et une distance. Presque à la manière d’une application Tinder (sic), le jeune pourra décider d’en savoir plus en poussant l’image vers le haut, ou bien de passer à une autre offre en balayant l’image vers la gauche.
Eric Garandeau, une des deux personnalités désignées pour piloter la phase de prototypage, va même jusqu’à parler de l’application comme d’un « instrument destiné à susciter le désir et provoquer le plaisir »…
Cette incursion surprenante dans le registre de l’aphrodisiaque pourrait prêter à rire, si le Ministère de la Culture ne s’intéressait par ailleurs avec une insistance gênante aux désirs des Français. Un « Catalogue des désirs » vient ainsi d’être établi par deux experts en matière de patrimoine à partir d’une sélection des collections des musées pour les faire circuler sur le territoire. Que la culture soit affaire de désir et de plaisir est une évidence et il est bon de le dire, mais que le Ministère se charge de décréter le désir bureaucratiquement ou de l’administrer à coups d’algorithme devrait en revanche grandement nous alerter !
Peut-on sérieusement envisager « d’émanciper » des individus « à l’insu de leur plein gré », par le truchement d’incitations induites par une plateforme dont personne n’est capable aujourd’hui d’anticiper l’usage qui en sera fait par les personnes concernées ? L’outil semble fait d’un étrange alliage : reconnaissant que les individus peuvent être enclins à reproduire des choix culturels, ces tendances paraissent considérées ni plus ni moins comme des « biais » individuels à rectifier sans que soit discutée la dimension sociale centrale et structurante dans la formation du goût et des pratiques culturelles. Il faudrait être bien naïf pour croire qu’il suffira qu’un algorithme diversifie les propositions faites aux utilisateurs pour amener comme par magie une diversification du goût !
La dimension technologique du Pass Culture interroge, mais elle n’est pas la seule à poser problème. Le code de l’algorithme sera d’ailleurs sans doute à terme ouvert (l’État ne pourra pas faire autrement, comme il y a été obligé pour Parcoursup), mais cela ne suffira pas à apporter un éclairage complet sur cette politique. Le véritable moteur dans la machine se situe ailleurs : c’est vers le modèle économique du Pass Culture et les partenariats public-privé qui le sous-tendent qu’il faut se tourner pour comprendre réellement la logique à l’œuvre.
Le fond du problème est arithmétique : allouer 500 euros à tous les jeunes de 18 ans nécessiterait que le ministère de la Culture débloque chaque année 430 millions d’euros, une somme considérable qui engloutirait à terme 5 % de son budget. L’idée originale était de faire payer les GAFAM pour contribuer au financement de la mesure, mais cette rodomontade de campagne s’est sans surprise perdue dans les sables en l’absence de moyens pour l’État d’y contraindre les géants du numérique.
La Rue de Valois a donc opéré une volte-face et c’est finalement sur la base de la « gratuité » que les acteurs privés seront invités à participer au financement du Pass Culture. On les sollicite pour offrir des places ou des abonnements, en échange du surcroît de visibilité promis par la mise à disposition de l’application à 800 000 jeunes. Le Ministère ne débourserait à terme de son côté « plus que » 100 millions d’euros et les 80 % restants proviendraient de ces « dons en nature » consentis par de généreux partenaires.
“Chargez !” – Alisamili, CC BY SA 2.0
Cette réorientation du modèle économique modifie en profondeur le sens de la démarche. Le Ministère se trouve obligé de « demander la charité » en recourant au patronage d’acteurs privés qui ne participeront au dispositif que sur la base du « volontariat ». Peut-on encore parler de politique publique quand l’État en est réduit à faire ainsi appel à la philanthropie ? Il n’est dès lors pas si étonnant que resurgisse une logique de moralisation des comportements associée à ce geste de « don » qui, politiquement comme techniquement, relève d’un paternalisme inquiétant, en dépit de la dimension romantique qui imbibe la communication du Ministère.
Ces modalités de financement vont également produire des effets de bord problématiques sur les structures culturelles. Car il est clair que les partenaires privés qui proposeront des offres « gratuitement » seront d’abord ceux qui peuvent s’offrir le luxe de gagner ainsi en visibilité, à commencer par les GAFAM qui savent déjà parfaitement « offrir la première dose » pour retenir ensuite les utilisateurs dans leurs applications. Les petites structures auront par contre nécessairement plus de difficultés à fournir un tel effort qui menacerait leur équilibre économique et leur viabilité.
Or qui fera le choix – crucial en définitive – de faire bénéficier ou non certaines offres de subventions publiques pour entrer dans le Pass ? La taille budgétaire (« petits VS gros acteurs ») ne devrait pas être le seul critère, car c’est aussi la lucrativité des structures, leur comportement socio-économique et surtout leur volonté de s’inscrire dans une politique publique d’intérêt général qui doivent pouvoir être discutés lorsqu’il s’agit d’attribuer des financements publics.
Au-delà de l’opacité de ce système, c’est aussi une profonde évolution des modalités de financement de la Culture qui s’opère dans la plus grande discrétion. Des crédits sont jusqu’à présent spécifiquement alloués pour soutenir le travail de médiation au sens large effectué par une multitude d’associations qui rencontrent des difficultés croissantes, notamment depuis la suppression des emplois aidés.
Quel paradoxe – ou quelle manœuvre politique ? — que de remplacer les politiques de soutien à cet indispensable travail de vivre ensemble par une politique d’acquisition de droits d’accès individuels ! Le don de places réduit la question de la diversité culturelle à la diversité des produits sur un marché, en contournant la conversation essentielle sur les solidarités à développer pour favoriser une diversité de pratiques, professionnelles et amateurs, assurant aux travailleurs de vivre dignement de leur activité tout en garantissant la participation de chacun à la vie culturelle.
Baker County Tourism, CC BY ND 2.0
On touche ici à la vision caricaturale de la justice sociale véhiculée par le Pass Culture, en vertu de laquelle attribuer une somme identique à tous les jeunes suffirait pour faire progresser l’égalité. L’économiste indien Amartya Sen – Prix Nobel en 1998 — a pourtant bien montré que la justice sociale ne peut se résumer à l’allocation de paniers identiques de ressources aux individus. Il faut en outre tenir compte des « capabilités » permettant aux personnes d’accéder effectivement à ces droits en activant des « facteurs de conversion » inégalement répartis dans la société.
Or le Pass Culture réduit précisément l’accès à la culture à un « droit formel », alors qu’il est évident que 500 euros à dépenser lorsqu’on est issu d’une famille aisée et que l’on vit dans une grande métropole donneront toujours davantage de libertés que 500 euros à dépenser dans une banlieue délaissée ou une zone rurale sous-équipée. Le dispositif va opérer comme un « voile monétaire » masquant des inégalités criantes, notamment entre les territoires, sur lesquelles on ne peut agir qu’en orientant les crédits publics vers la construction de solidarités actives et la redistribution des richesses.
Finalement, c’est la notion même de droits culturels, telle qu’elle est entrée en 2016 dans les lois NOTRe et Création, qui se trouve abîmée par un dispositif comme le Pass Culture. Issus des grandes déclarations des droits fondamentaux de l’ONU et de l’UNESCO, les droits culturels précisent et prolongent le « droit de participer à la vie culturelle », en le rendant indissociable du développement de la diversité culturelle. Ils impliquent en particularité une participation active des personnes à la définition de ce qui fait culture pour elles et entre elles. Or ce sont ces enjeux qu’une mesure comme le Pass Culture escamote, en provoquant par ailleurs une hyper-centralisation de la politique de médiation au détriment des acteurs de terrain.
Rêvons un peu : les 100 millions d’euros qui se consumeront chaque année pour le Pass Culture auraient pu au contraire servir à animer des « États généraux des droits culturels » pour permettre à chaque territoire de produire ses « cahiers de doléances » sur les questions de diversité, de justice et d’égalité. Cette grande concertation nationale aurait pu déboucher sur une concertation à propos de la redistribution des richesses et des financements qui repose précisément sur une logique inverse à celle de la charité en mettant en œuvre des mécanismes de solidarité et de socialisation.
À défaut d’une telle discussion, la politique publique en matière culturelle s’achemine vers non plus une mission de culture, mais de simples régulations et d’encadrement d’un marché de produits et d’activités culturelles.
***
Le Pass Culture ne sera donc pas la révolution annoncée : au lieu d’avoir ces « États généraux des droits culturels » qui auraient pu renouveler en profondeur la conception des politiques publiques dans notre pays, faut-il nous résigner à cette « intendance algorithmique des menus plaisirs » qui tranchera sans débat des questions relevant de l’intérêt général ? Il n’est peut-être pas encore trop tard pour éviter un épouvantable gâchis en exigeant que le débat fondamental sur l’émancipation culturelle ne soit pas confisqué d’une manière aussi caricaturale.
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
3 Commentaires
Sebsetient
31/07/2018 à 12:04
Juste une observation complémentaire : le tour de passe-passe culturel fait également l'impasse sur le fait que non, les personnes âgées de 18 ans n'ont pas toutes un ordiphone en poche...
Alice dans les villes
20/08/2018 à 16:15
Un jour, j'ai payé deux places de cinéma à deux ado. Je leur ai donné deux ou trois clés de compréhension et je les ai laissé découvrir. Je leur ai dit que c'était un roman célèbre. Un autre jour, j'ai fait entrer des gamins des rues rencontrés dehors à l'entracte à un spectacle de danse bhuto auquel j'assistais. Tous étaient intrigués, curieux, ils avaient envie d'aller voir hors de leurs cadres. La culture, ça se passe ou ça se conquiert, ça ne se décrète pas et ça ne s'achète pas.
Caillaux
05/09/2018 à 12:17
Un smartphone et surtout un forfait conséquent pour les fonctionnalités. Mais si administration, études, culture, donc vie minimale citoyenne obligent un abonnement, le minimal devrait êtr distribué gratuitement à tous les citoyens comme une carte vitale.