MementoMori – Gérard Leser, historien folkloriste de Munster dans le Haut-Rhin, travaille depuis une trentaine d'années sur les croyances populaires d'Alsace. Parmi toutes les légendes qu'il a glanées, en allant à la rencontre des habitants de la région, « un gros paquet, près de 1700 », concernent les fantômes et revenants, qui ont énormément suscité les peurs et l'imaginaire de nos anciens, eux qui cotoyaient la mort bien plus que nous... Il nous en raconte certaines, entre l'Homme de feu et La Dame blanche...
Le 26/05/2024 à 13:22 par Hocine Bouhadjera
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Dans les traditions plus anciennes, des rites étaient réalisés pour accompagner la personne décédée vers l'autre monde, et l'inviter à y rester. L'exemple alsacien, raconté par le conteur hors pair : « On fermait les yeux et la bouche du mort, on voilait les miroirs, on arrêtait les horloges, et dans la chambre du défunt, on mettait un seau rempli d'eau, ou de lait parfois, dans lequel l'âme de la personne qui venait de décéder pouvait se baigner avant de prendre son envol. »
Malgré les précautions prises pour qu'il ou elle ne revienne pas hanter les vivants, certains reviennent quand même : ceux qui sont morts de manière violente – meurtre, suicide, exécution, ceux qui sont tombés au combat et qui appartiennent à la catégorie de « l'Armée furieuse », qui reviennent surtout entre le 25 décembre et le 6 janvier... –, mais aussi ceux qui n'ont pas eu de sépulture ou n'ont pas reçu les saints sacrements de l'Église catholique.
Le concept du Purgatoire, inventé au XIIIe siècle à la Sorbonne, a été magnifiquement présenté par l'historien Jacques Le Goff : les âmes des damnés vont directement en enfer, les bienheureux au paradis, et la majorité dans cet entre-deux où elles purgent leurs péchés. Les vivants peuvent intervenir pour accélérer la sortie des défunts de ce sas, donnant naissance à de nombreux récits où ces derniers viennent demander de l'aide aux vivants pour intercéder en leur faveur.
L'une de ces histoires : Nicolas Zopf, un noble alsacien connu pour sa piété, rentre un soir d'une réunion, après avoir bu des bières, et passe à cheval à côté d'un cimetière. Il voit une petite chapelle et décide de prier pour le repos des morts. Des brigands surgissent alors pour le rançonner, avant peut-être de l'abattre, mais avant qu'ils n'aient le temps de sortir leur épée, toutes les tombes s'ouvrent en même temps, et les squelettes commencent à courir derrière les deux bandits. Ces morts expliquent alors à Zopf : « Vous priez que nous sortions du Purgatoire, il est bien normal que nous venions vous aider. »
Une autre dimension de cette approche de la bonne et de la mauvaise mort : les bons deviennent des ancêtres, qui aident leur descendants, ou plus simplement les soutiennent si besoin.
Une autre légende qui rend compte de la relation entre les vivants et les morts : deux frères d'une commune de la forêt vosgienne alsacienne passent une soirée agréable, profitant d'une fête où il fait chaud et doux. Vers une heure du matin, il est temps de rentrer – une heure où les fantômes apparaissent fréquemment -. Pour rentrer chez eux, ils doivent traverser la forêt. Soudain, ils aperçoivent une femme qui fait de l'auto-stop au bord de la route, sous la pluie. Elle monte dans la voiture et reste silencieuse. En arrivant dans un tournant, elle crie soudain : « Attention ! Ce tournant est extrêmement dangereux ! », puis elle disparait. Plus tard, les frères en parlent avec un gendarme, qui leur explique qu'une femme est morte dans un accident à cet endroit il y a quatre ans...
« Cet incident est un exemple typique de mort violente où la personne hante les lieux de son décès jusqu'à atteindre l'âge auquel elle aurait dû mourir », commente Gérard Leser.
Encore une légende des contrées de Tomi Ungerer : il était de coutume, lorsqu'une jeune maman décédait, de mettre des chaussures dans son cercueil, notamment au cas où elle revenait. Dans une légende d'Ingersheim, commune proche de Colmar, une jeune femme, souffrant d'une infection grave, meurt trois jours plus tard, laissant son mari dévasté. Le soir même, accablé de chagrin, le mari entend frapper à la porte. À sa grande surprise, c'est sa femme qui se tient devant lui. « Mais tu as été enterrée ! » s'exclame-t-il. « Si, si, c'est bien moi», répond-elle. « Tu as oublié de mettre des chaussures dans mon cercueil. Le chemin qui mène au monde des morts est bien long... »
D'autres, « qui avaient dépassé les bornes » dans le monde des vivants, étaient condamnés à revenir du monde des morts sous les traits d'« Hommes de feu », avec les souffrances que ça implique... À Epfig, près de Sélestat, avant la Révolution, des habitants vendirent un champ à une commune voisine et, au lieu de verser l'argent dans la caisse communale, se le partagèrent illégalement. Les nuits d'été, des silhouettes étranges apparaissent, que tous reconnaissent comme les âmes châtiées des coupables. Un jour, une jeune fille étrangère au village arrive et demande qui sont ces êtres. Les habitants lui expliquent l'origine de ces apparitions. Elle rétorque que ce ne sont que des balivernes et, dans un geste défiant, invoque l'homme de feu pour danser avec lui, allant jusqu'à le convoquer...
« Il y a énormément de récits de ce genre en Alsace », témoigne l'historien folkloriste, souvent lié à des histoires de vols.
Mais un thème est encore plus présent dans l'imaginaire collectif de la région : celui de Dame Blanche : « Il y en a énormément, surtout dans les châteaux », décrit Gérard Leser. Un exemple à Saverne : un vitrier jouait chaque dimanche du flageolet au château de Greifenstein, attirant l'apparition d'une dame blanche qui l'accompagnait à la flûte. Un jour, elle lui révéla son tourment éternel, maudite pour sa vanité et son avarice, et condamnée à se transformer en crapaud chaque vendredi. Elle implora le vitrier de l'embrasser sous cette forme pour la libérer, et de lui offrir en échange une clé d'or et des trésors à partager. Malgré sa promesse, le vitrier prit peur en voyant le crapaud hideux et s'enfuit, et n'osa jamais revenir ni rejouer son air...
Une figure qui réunit ici le monde des fées, ou des morts bloqués au purgatoire, gardé par le diable à l'apparence de dragon, crapaud ou serpent...
Les légendes modernes de la Dame Blanche mettent en garde les voyageurs contre le danger de prendre en auto-stop cette mystérieuse apparition. On raconte que cette femme fantomatique, souvent vue le long des routes isolées, monte silencieusement dans les voitures avant de disparaître brusquement, souvent près du lieu où elle est morte tragiquement.
Le folkloriste rappelle par ailleurs la différence entre le fantôme et le revenant : le premier, dont le terme possède la même origine que fantasme, est une apparition nébuleuse, floue, incertaine. Le second est visible concrètement et distinctement.
Une interrogation, que certains lecteurs peuvent se poser, Gérard Leser, croyez-vous au royaume des morts ? « Dans certaines conditions, je pense que des morts peuvent revenir dans le monde des vivants, mais je me méfie de la formulation. Beaucoup me parlent plutôt des "intersignes", toutes ces manifestations sonores ou visuelles qui annoncent la mort de quelqu'un par exemple. » Et d'ajouter : « On a désappris à sentir ces choses, le monde paysan était tellement là-dedans qu'il le sentait. Et rappelons tous ces gens qui savent communiquer avec les morts, et qu'on appelle les médiums. Il faut aussi faire attention à ne pas laisser entrer des démons... »
Un avis que partageait le psychanalyste Carl Gustav Jung, qui racontait dans Ma Vie que le monde rural de sa jeunesse n'avait quasiment pas bougé depuis au moins le XIVe siècle, dans ce commerce naturel avec le monde des esprits.
Ce même Carl Jung a exploré les profondeurs de l'inconscient collectif à travers les récits mythiques et folkloriques. Il voyait dans ces contes des archétypes universels, des motifs récurrents qui reflètent les structures fondamentales de l'esprit humain. Ces histoires, peuplées de héros, de monstres et de sages, offrent selon lui une cartographie des conflits intérieurs et des processus de transformation psychique.
Marie-Louise von Franz, disciple du Suisse, a approfondi cette approche, tentant de démontrer comment ces récits servent de miroirs aux luttes psychologiques humaines, notamment en dévoilant les dynamiques inconscientes entre les aspects féminins et masculins de la psyché. D'autres analystes, comme Bruno Bettelheim, avec son livre Psychanalyse des contes de fées, ont également contribué à cette discipline, montrant comment les contes peuvent aider à résoudre des conflits internes et à développer une compréhension plus profonde de soi-même.
Enfin, comment Gérard Leser, qui a initié le projet SAMMLA, dont l’objectif est l’enregistrement des savoir-faire artisanaux et du patrimoine oral de l’Alsace, s'est-il passionné pour ce vaste monde de la tradition orale ? « Animé par un goût personnel pour le folklore, j'ai eu la chance de rencontrer des personnes qui m'ont partagé des récits issus de cette tradition. Mes enquêtes sur le terrain me permettent d'explorer ces histoires fascinantes, tissant un lien profond avec l'imaginaire collectif et les croyances populaires. Des immersions qui me connectent à la fois aux mythes et aux réalités culturelles des communautés que j'étudie. »
Parmi ses ouvrages qui racontent l'Alsace fantasmagorique, Fantômes et revenants en Alsace, le trésor des légendes, paru aux Éditions du Belvédère en 2015, a remporté l'année suivante le Prix national Claude Seignolle de littérature orale. Un livre qu'on ne retrouve malheureusement plus en librairie, « l'éditeur ayant disparu », comme un revenant...
Crédits photo : Jebulon / Domaine public
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