Décédé ce 11 juillet 2023, Milan Kundera aura reçu nombre d’hommages, à l’aune de ce que son oeuvre laissera à la littérature. Guillaume Basset, directeur de la programmation du Salon du livre de Prague, a communiqué à ActuaLitté un récit retraçant le parcours du romancier.
Le 14/07/2023 à 12:33 par Auteur invité
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Publié le :
14/07/2023 à 12:33
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Milan Kundera n’aura pas le prix Nobel de littérature. Il va rejoindre Phillip Roth et tous les autres grands écrivains que le prix « suprême » aura négligés.
Mais Kundera n’était pas proche de Roth uniquement pour ce fait, mais dans un sens littéraire profond : leur ironie, leur détachement de tout drame, leur political uncorrectness en avance sur leur temps et déjà dérangeante… Kundera doit aussi à Roth, qui fut un de ses premiers laudateurs, la célébrité et la reconnaissance mondiale qui sera la sienne. Il la doit aussi à son exil en France, qui non seulement le propulsa hors des limites de son pays natal, mais l’amena aussi dans une actualité politique avec laquelle il eut des relations compliquées : opposant au régime tchécoslovaque, il n’aimait pas être ramené au statut de « dissident » ou, pire, « d’écrivain politique ».
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Ce dernier terme était, pour lui, un oxymore, voire une insulte. Pour Kundera, l’écrivain est celui qui pose les questions, qui les précise, les affine — pas celui qui y répond. Or, le politique veut toujours avoir toutes les réponses. De cet oxymore que Kundera voulait fuir, se présentait simplement comme “écrivain”, simplement, mais pourtant de manière tout essentielle. Et de cette situation, commença ce qui marquera la réception de Kundera et de son œuvre : le malentendu.
Malentendu politique comme nous venons de l’évoquer rapidement : Kundera ne s’est pas exilé en France pour des raisons politiques, il a choisi la France comme patrie littéraire, comme monde littéraire dont il se sentait proche (cf sa passion pour Diderot dont il tirera sa dernière pièce : Jakub a jeho pán : Pocta Denisu Diderotovi). Il existe une phrase disant : « Havel alla en prison — et devint président ; Kundera alla en France — et devint écrivain. » Si cette phrase est cruelle et presque injuste, elle dit bien la réalité de l’exil Kunderien : non pas politique, mais littéraire.
Malentendu sur son style : l’écriture « simple », sans fioriture ni décoration, n’est pas une facilité, bien au contraire. Kundera n’écrit pas « facile » il écrit précis. Poète au début de sa carrière, il choisit de rompre avec ce genre littéraire et la dimension lyrique (cf Život je jinde) qu’il contient pour aller vers la prose et sa précision. Kundera est un écrivain qui manie non pas le marteau nietzschéen, mais le scalpel. Précis et net, Kundera fait sortir les questions et absurdités du monde par un style qui ne nous en détourne pas en nous éblouissant, mais qui, au contraire, s’efface derrière l’apparition du sens porté par les situations narrées. Et c’est d’ailleurs là aussi que se trouve un autre malentendu sur le style de Kundera : il n’est pas sarcastique, mais bien ironique. Le sarcasme est l’humour grinçant des arrogants qui se croit intelligent ; l’ironie est l’humour désabusé de celui qui est proche de son objet.
Malentendu identitaire : trop souvent vient la question d’un Kundera français ou tchèque. En réalité, il n’est ni lui ni l’autre : il est un écrivain qui a écrit en tchèque ET en français. Au pire, en tchèque PUIS en français. Comme il ne cessa de l’écrire dans ses essais, Kundera avait choisi le roman et il définissait ce dernier comme l’art le plus européen. S’il fallait vraiment l’assigner identitairement, c’est par le biais littéraire qu’il conviendrait de le faire : en cela, Kundera était et est un écrivain européen de langue tchèque et française.
Malentendu « sociétal » : il est souvent reproché à Kundera sa « misogynie » (c’est d’ailleurs ce qui lui aurait coûté le Nobel). En réalité, cette dernière n’est pas propre à la pensée de Kundera : elle est propre à sa démarche littéraire. En effet, Kundera n’épargne personne : les Don Juans qui peuplent son œuvre sont tous plus ridicules les uns que les autres. Que l’angle qu’il applique soit souvent celui des relations entre les hommes et les femmes, et que ces derniers soient plus « victimes » que les premiers, ne change rien à la vision finale : tous sont ridicules, tous sont pathétiques, infirmes et incomplets. La « soumission » de Tereza dans Nesnesitelná lehkost bytí n’est pas plus humiliante que l’insatisfaction de Tomas ou que sa faiblesse – et que dire de Sabine donc la force de caractère domine totalement le pauvre et velléitaire Franz !
C’est d’ailleurs dans ce livre que se trouve le point qui illustre tout ceci : « Petit lexique de mots incompris ». Kundera y explique des mots que ses personnages utilisent en pensant chacun des choses différentes. C’est bien cela qui est le centre des relations hommes-femmes qui sont, pour Kundera, la quintessence des rapports humains : l’incompréhension ou, pour garder le terme employé, le malentendu.
C’est de ces malentendus que vient le point le plus connu de l’homme Kundera : une méfiance à l’égard des médias (aucune interview depuis 1984) et un control-freak quant à ses traductions. L’effroi de Kundera lorsqu’il découvrit la traduction française de la plaisanterie l’amena à tout retraduire lui-même. Mais il en profita pour faire quelque chose d’essentiel : il gomma tous les points que seuls les Tchèques pouvaient comprendre (par exemple les références aux Sokols) afin de rendre son livre le plus universel possible. Il utilisa la traduction, comme il le fit dans tout son travail sur la langue, pour réaliser au mieux une mission fondamentale de l’écrivain : dissiper les malentendus.
Et pour dissiper le malentendu fondamental sur l’œuvre de Kundera, il faudrait comprendre qu’il est, avant tout, un « moraliste » (moralista) et pas un moralisateur (moralizující), c’est-à-dire quelqu’un qui fait apparaître les comportements individuels par le biais de situations, non pas celui qui prétend dire ce qu’il doit être ; celui qui s’intéresse aux hommes, non pas celui qui pense aux idées ; celui qui pose les questions, non pas celui qui donne les réponses ; l’écrivain, non pas le politique. En cela, la langue ne compte pas tant que ce que le texte fait apparaître de l’être (bytost).
Si en français la différence entre « Moraliste » et « Moralisateur » apparait mieux qu’en tchèque, c’est sans doute que le courant « moraliste » est l’un de ceux qui définissent le mieux la spécificité littéraire française. Et c’est parce qu’il était un moraliste que Kundera se rendit en France : non pas comme exilé fuyant son pays natal, mais comme écrivain rejoignant son genre littéraire.
Et il fut sans doute, plus que tout écrivain français du XXe siècle, un grand moraliste. Et il fut — et reste — l’un des plus grands écrivains que j’ai pu lire.
Guillaume Basset (1981, Lyon) est un écrivain français vivant à Prague. Il est actuellement directeur de la programmation du salon du livre de Prague (Svěa Knihy Praha). Auparavant, il a été directeur adjoint du Festival des écrivains de Prague et a travaillé pour l'Alliance française de Lyon ou encore au Hong Kong Literary Festival. Ses poèmes ont été publiés dans les magazines français Mercure liquide, Verso, Provisoire et Zone, ainsi que dans deux récueils Nuits Neuves et Le feu de tes approches. Ce dernier a été publié en version bilingue (français-tchèque) par la maison d'édition Dauphin en 2021.
Par Auteur invité
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1 Commentaire
Alexandre
18/07/2023 à 08:58
Le sarcasme est l’humour grinçant des arrogants qui se croiENt intelligentS ;