L’auteur du culte American Psycho retrouve le roman 13 ans après Suite(s) impériales. Les anglophones abonnés au Bret Easton Ellis Podcast ont entendu les 27 parties de ce texte en forme de retour aux sources dès 2020. Dans ses Éclats, Bret Easton Ellis se remémore sa dernière année au lycée privé Buckley de Los Angeles en 1981, et son passage à l’âge adulte. Tout est vrai et rien n’est de l’autofiction : l’écrivain respecte trop la pop culture et son art de la narration pour ça.
Le 11/04/2023 à 10:58 par Hocine Bouhadjera
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11/04/2023 à 10:58
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« Qui mérite quoi que ce soit ? On a que ce qu’on a. » L’œuvre de Bret Easton Ellis est importante, car elle est nourrie d’une exigence de vérité des sentiments et du jugement, tout en s’astreignant à une contrainte : ne pas ennuyer. Son personnage principal et narrateur (il s’appelle également Bret Ellis), qui est lui-même à un niveau difficilement circonscriptible, aime Stephen King et Joan Didion : le suspense et l’art de la description d’un côté, la finesse clinique de l’autre.
Au sujet du film Les chariots de feu, que le Bret Ellis du roman découvre au cinéma, ce dernier est formel : « Pas mon genre de film (il n’y avait pas d’action ou de violence, de sexe ou de nudité – c’était absolument tout public) et j’ai dégonflé un peu quand j’ai compris qu’il allait inclure une diatribe contre l’antisémitisme. (...) Le film était à ce point saturé de nobles intentions que je n’ai plus su, à partir d’un certain moment, ce qui se passait. » Et d’ajouter : « Je voulais toucher la queue de Ryan. »
Tout le programme des Éclats est résumé dans ce passage, ne déviant pas de sa ligne de pourfendeur du politiquement correct qu’il a acquis avec son recueil de textes, White : de la violence, et c’est pour certaines pages un euphémisme, à travers l’ombre d’un tueur en série dénommé « le chalutier », et du désir ou du sexe à toutes les pages. Le roman reprend les codes du genre slasher : des lycéens branchés et amis pris pour cible par un fou, agrémenté d’histoires de cœur. Un tueur-artiste au mode opératoire précis, dont ils tirent des assemblages… Un événement et une obsession, cette hystérie masculine, poussent le personnage de Bret Ellis à mener l’enquête…
Ici, l’ambition est bien sûr beaucoup plus élevée qu’un épisode de Scream : en retrouvant ses souvenirs, cet « homme qui est resté un enfant » rend un instantané du début des années 80 dans le Los Angeles hors sol des gosses de riches. C’est aussi un grand roman sur la double appartenance, ou dit autrement, sur les conséquences de détenir un secret : se séparer de soi-même et des autres, et ainsi se comprendre et les comprendre. « Si vous voulez garder un secret, vous devez également le cacher à vous-même », reprend-il à George Orwell…
Bret et ses amis sont inscrits à la Buckley School, dans la vallée de San Fernando. Il y a Thom Wright, le beau gosse capitaine de l’équipe de football américain, sa copine Susan Reynolds, tout aussi bien faite, riche et représentante des élèves. Deborah Schaffer la petite amie de l’homo planqué Bret, Ryan Vaughn, pas dupe de la médiocrité du monde dans lequel il doit se mouvoir, le premier amour Matt Kellner, ou encore le mystérieux et inquiet(ant) Robert Mallory… Comme dans ses autres romans, les personnages féminins sont moins étoffés que les masculins, peut-être parce que les femmes sont avant tout douées pour la vie comme aime à le répéter Fabrice Luchini. Plus de tendresse pour ses personnages aussi, au regard de ses ouvrages précédents.
Le narrateur-auteur Bret Ellis les contemple dans son rôle d’ami des vedettes de l’école. Il le sait : il sera écrivain, et même écrit déjà. On est dans sa tête avec toutes nos ambiguïtés. Un exemple : lorsqu’on a peur de quelqu’un, on le désire en même temps.
Que des enfants uniques livrés à eux-mêmes, car les parents sont en Europe, divorcés ou on ne sait où ; mais avec des moyens illimités. Le permis de conduire à 16 ans, et pour chacun, le coupé Mercedes, la Porsche, la Corvette ont changé leur existence dans cette immense ville sans transports en commun pratiques. Avec leur fausse carte d’identité, ce que « tout le monde avait », on profite des bars à cocktail, soirées et autres clubs privés (l’âge pour boire aux États-Unis est 21 ans), sans parler de la cocaïne qui coule à flots… Des visions de grandes villas avec piscine à la Mike Nichols du Lauréat.
Queue de comète des années 70. Du sexe, on n’en fait pas toute une histoire, comme de pas grand-chose, sauf de réussir. Le Valium, et si nécessaire le Quaalude (La Mandrax et le Lemmon 714 du Loup de Wall Street) créent cette barrière avec le monde derrière laquelle tout est, en dernier ressort, assez risible… Toute une époque où tous fument des « cigarettes au clou de girofle », et où on lisait dans les temps d’attente, en pause… Bret Easton Ellis est nostalgique.
Un garçon de dix-sept ans (j’aurais dix-huit ans en mars) fonçant dans Mulholland au volant d’un cabriolet Mercedes, dans un uniforme d’école privée, portant des Wayfarer, est une image emblématique d’un certain moment de l’empire, dont j’étais parfois assez conscient – est-ce que j’avais l’air d’un trou du cul ? Je me le demandais brièvement, avant de penser : j’ai l’air tellement cool que je m’en fous.
- Les Éclats, de Bret Easton Ellis
C’est plus largement une certaine jeunesse américaine des années 80 qui feront les bataillions des yuppies : « Dire que l’un de nous était politiquement engagé, ç’aurait été transposer cette notion dans un territoire de conte de fées : nous étions des adolescents distraits par le sexe et la pop music, le cinéma et les célébrités, le désir et les choses éphémères, et notre propre neutralité innocente. Le fait que Ronald Reagan était président ne signifiait pratiquement rien pour nous – s’il représentait quoi que ce soit, comme le prétendu racisme du Jonathan Club, c’était une sorte de plaisanterie, absurde, rien à prendre au sérieux, parce que c’était tellement abstrait, mais, bien sûr, nous pouvions nous permettre de tout regarder à travers le prisme de la torpeur. »
Mais l’arrière-fond luxueux et ensoleillé de cette existence privilégiée et exclusive dissimule le danger. De cette période hippie où on a libéré son esprit grâce au LSD et autres Peyotl, Mescaline, Benzedrine, acide… beaucoup en sont restés bloqués sur Jupiton, avec parfois (au mieux), des retours sur Terre le temps de balbutiements. Ce besoin de communauté a basculé dans le délire, le culte, le sacrifice, qu’il soit animal ou pire... On connaît la famille Manson, il y en avait bien d’autres…
Cette génération née dans les années 60 était bien plus robuste, affirme-t-il en creux. Une chose est claire : ses personnages seraient des influenceurs instagram et TikTok s’ils étaient nés en 2004. Jamais de « chochotte hypersensible » chez Bret Easton Ellis : la violence y est aussi brute que le détachement des personnages qui y sont confrontés est caractéristique.
Les éclats, ce sont toutes ces parties de la psyché dissociée par le trop-plein de drogues, et souvent un terrain favorable. Bret Ellis possède cette puissante intuition qui confine à la paranoïa, et qui fait de lui un écrivain. « Tu entends des choses qui ne sont pas vraiment là… C’était ce que faisait un écrivain. » Pas de paranoïa, pas d’écrivain ? Les éclats, ce sont aussi toutes ces bribes de souvenirs à scotcher ensemble pour les réarticuler : « Quand tu me parles, c’est à toi que tu parles mec… »
Le Bret du livre rend compte du Ellis adolescent : « Le sexe et les romans, la musique et les films étaient les choses qui rendaient ma vie supportable — pas les amis, pas la famille, pas l’école, pas les mondanités, pas les interactions — et c’était l’été au cours duquel j’ai vu Les Aventuriers de l’arche perdue toutes les deux semaines, mais j’ai à peine dîné deux fois avec mes parents séparés. Je n’éprouvais aucun intérêt pour la réalité – et pourquoi m’aurait-elle intéressé ? Elle n’était pas construite pour moi, pour mes besoins, pour mes désirs. » Un tempérament observateur et confus, dissimulant son importante sensibilité et son amour des autres derrière un faux détachement, inquiet. Comme dans White, Bret Easton Ellis est un grand subjectif qui se croit neutre.
Un caractère qui n’a empêché à ce cinéphile d’une époque où à Los Angeles, « le cinéma était une religion », l’ambition sociale : un premier roman commencé à 16 ans et achevé à 21, Moins que zéro, et un attrait pour Hollywood où il finira par devenir scénariste. De cette expérience, il en a tiré le personnage de Terry Schaffer. Un riche producteur de films, père de la copine de Bret, et comme ce dernier, homo caché.
Un Weinstein comme il y en a toujours eu, promettant un rôle, de prendre un scénario… Pas de quoi offusquer le jeune Ellis d’ailleurs. Dans une soirée organisée par Terry, passe tout un ancien Hollywood : Walter Hill, John Schlesinger, Franco Zeffirelli, Tony Richardson, James Bridges, Herbert Ross, Anthony Perkins, les verts John Travolta, Mel Gibson, et même la Française Jacqueline Bisset. Bret préfère cacher son homosexualité à ses camarades. Il attend la fac pour pouvoir se réinventer.
Le style de l’auteur de Glamorama n’a rien perdu de ses attributs : sans concession, direct, précis, béhavioriste, sans fioritures, cru, comme dans une bagarre au couteau d’anthologie. La construction est celle d’un scénario bien ficelé, entre le film noir et le teen movie d’apprentissage. Le sens passe par la description d’un alignement parfait d’objets dans une vaste pièce propre et luxueuse.
Derrière ses effets de réel, les marques, les descriptions cliniques, l’onirisme pointe par cette esthétique de la non-crédibilité, caractéristique de toute son œuvre. Aucune morale, rien à professer aux lecteurs, à part une certaine légèreté.
C’est enfin le texte d’un romancier qui raconte son roman, se servant de ce qu’il observe, entend, expérimente, pour lui donner un sens, l’amplifier, tracer un chemin… Cette mise en abîme va jusqu’à reprendre la structure de l’intrigue de sa première oeuvre, Moins que zéro, qu’il est en train d’écrire dans Les Éclats.
À LIRE: Bret Easton Ellis revient avec un texte étincelant, Les Éclats
Le choix de lire d’abord les chapitres en podcast avant de publier l’ouvrage pour les librairies permet de formuler que le livre audio, dans sa nouveauté, rend une expérience première : la littérature comme art oral et non mental. On apprécie la musique d’un texte par l’oreille. Déjà son essai White était tiré des discussions qu’il avait eu dans le contexte de son émission sur internet.
Il sait que la place du roman a changé en Occident, et il prend acte, comme de vivre l’ère du numérique. Pas si passéiste le Beigbeder américain le talent en plus. Un livre sur l’obsession, la confusion des sentiments, le processus de création d’un récit : l’événement éditorial de 2023 (pour l'instant).
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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2 Commentaires
RON
11/04/2023 à 11:42
Un p....n de Chef-d'œuvre !!
Bastos
29/06/2023 à 22:03
"Le Beigbeder américain" !!
J'ai failli m'étouffer...