Entrer dans sa troisième décennie d’existence lorsqu’on est une revue tient du miracle. Et lorsque, en plus, on s’affiche orgueilleusement comme une revue de littérature, et plus encore comme une revue de littérature fantastique, cela relève du surnaturel. Eh bien, cet exploit, Le Visage Vert vient de le réaliser. Son n° 26 vient de paraître vingt ans, mois pour mois, après sa naissance. La livraison inaugurale était apparue en effet en octobre 1995, composée par une poignée de passionnés rudement calés en la matière et qui avaient forgé leurs armes dans le fanzinat.
Le 09/12/2015 à 08:24 par Mikaël Lugan
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09/12/2015 à 08:24
Il y avait là déjà Xavier Legrand-Ferronnière, qui avait cofondé Le Chat Murr avec Jean-Luc Buard en 1982 avant d’éditer artisanalement, deux ans plus tard, ses premiers fascicules – fanzines deve-nus introuvables – à l’enseigne du Visage Vert : avec l’aide de Gérard Coisne, puis de Norbert Gaulard, il s’agissait alors, par le truchement de ces quelques feuilles agrafées, de partager un enthousiasme et des trouvailles. Cet état d’esprit ne devait guère changer. Pas plus que l’équipe. Le n° 1 de la revue, qui avait quitté pour son apparition son charmant débraillé de fanzine, fut tiré à 350 exemplaires. On fit quelques services de presse et Le Visage Vert eut la surprise d’un bel accueil dans Le Monde du 2 février 1996 :
Dans cette nouvelle revue fort bien présentée, Xavier Legrand-Ferronnière et Norbert Gaulard se sont livrés à un formidable travail d’« archéologie littéraire » dans les domaines de la littérature fantastique et mystérieuse : deux nouvelles inédites en France de Mary Shelley, la traduction de la première version d’un texte de W. B. Yeats, « Rosa alchemica », la réédition d’un pastiche de Sherlock Holmes, paru dans Les Annales en 1902 et écrit par Robert Barr, le prologue d’Adolfo Bioy Casares à l’anthologie de littérature fantastique qu’il a publiée en 1940 en compagnie de Borges et de Silvina Ocampo, un conte d’Arsène Houssaye et un autre de l’Américaine Mary L. Bissell déniché dans la Revue britannique de mai 1870, et une étonnante nouvelle de Gabriel de Lautrec. Le tout est accompagné de notices de présentation et de notes bibliographiques d’une érudition confondante. Dès son premier numéro, Le Visage vert s’impose comme une revue extrêmement précieuse.
Le coup d’essai fut un coup de maître, remarqué notamment par Joëlle Losfeld qui décida de devenir l’éditrice de la revue. Le Visage Vert augmente dès lors son tirage à 1.000 exemplaires, se « professionnalise » et connaît une diffusion plus large. Carte blanche, toutefois, est laissée à ses fondateurs qu’ont rejoint Élisabeth Willenz, spécialiste de la littérature germanique, Anne-Sylvie Homassel, écrivain et traductrice de l’anglais, François Ducos, passionné de littérature populaire et grand connaisseur de ses illustrateurs, Michel Meurger dont les travaux sur les liens entre Nature et Culture, Sciences et Imaginaire, font référence. En 1999, Le Visage Vert obtient le Grand Prix de l’Imaginaire.
Joëlle Losfeld éditera la revue jusqu’en 2003, Gallimard – qui a racheté la maison – ne souhaitant pas poursuivre l’aventure fantastique. La parution s’interrompt pendant quatre ans, le temps de trouver un nouvel éditeur. Ce sera Zulma. Ce dernier modifie la maquette pour donner au Visage Vert les « couleurs » si singulières de la maison et annualise la publication. Mais la collaboration avec Zulma s’interrompt à son tour après quatre numéros. Et, forts de leur expérience autant que conscients de l’originalité de la revue, les membres du comité de rédaction sautent sur l’occasion pour se constituer en association et éditer eux-mêmes Le Visage Vert. Le n° 18, paraît sans solution de continuité, en juin 2011, dans une toute nouvelle couverture ivoire où se dessine en filigrane un démon tenant un livre ouvert. C’est désormais en cette quasi nudité où palpite le diable qu’est publiée tous les six mois la revue.
La formule, à quelques ajustements près, n’a guère changé depuis le premier numéro. Les livraisons se composent essentiellement de textes inédits, ou devenus introuvables, ou proposés dans une traduction nouvelle, accompagnés d’érudites présentations ou suivis de notices bio-bibliographiques détaillées, qui sont le fruit de recherches scrupuleuses. Aux contes et nouvelles, s’ajoutent des articles de fond et des études qui se poursuivent parfois sur plusieurs numéros tant la matière est abondante et le souci de faire le tour de la question scientifique.
Qu’il suffise de citer le dossier consacré par François Ducos au « Gorille voleur de femmes » dans les n° 18 et 20, ou celui toujours en cours que Michel Meurger consacre à l’hirsute question des loups-garous. Si Le Visage Vert ne s’interdit pas des incursions dans les genres de la science-fiction ancienne ou de la littérature policière – généralement dans ses prémices ou en ses pastiches – le domaine que la revue entend surtout explorer jusque dans ses recoins les plus obscurs, nous l’avons dit, c’est le fantastique. Le fantastique, de ses origines à ses manifestations les plus contemporaines ; le fantastique, en ses différentes aires géographiques (nord et sud-américaines, européennes ou même chinoises).
Le sommaire de la vingt-sixième et dernière livraison, tout fraîchement parue, donne un assez bon aperçu des ambitions de la revue. Ainsi, à côté de la nouvelle inédite de John Buchan et d’une traduction anonyme retrouvée du « Valseur » de Jerome K. Jerome – deux britanniques –, de l’étonnant « Spiritisme » du Bolonais Francesco Tonolla, pastiche évident du « Pied de momie » de Gautier, sans doute par le biais du pastiche plus ancien de Tarchetti, « Un osso di morto », peut-on lire des textes francophones d’Édouard Romberg, de Marie de Grandfort ou d’Eugène Hollande qui permettent d’apprécier les variations du genre en France et ses adaptations aux soubresauts de l’évolution littéraire, des derniers feux du romantisme au symbolisme.
« Les homuncules mécaniques », extrait de l’Histoire philosophique des siècles futurs jusqu’à l’an 2222 de l’Ère Vulgaire, soit plus ou moins jusqu’à la veille de la fin du monde (1860), de l’Italien Ippolito Nievo, traduit pour la première fois en français et présenté par Adrian Adler, offre une amusante variation autour de la thématique de l’automate chère à Hoffmann, et imagine une production industrielle de ces hommes-machines, levant les premières interrogations autour du « robot » (dont le terme n’a pas encore été trouvé) et de l’intelligence artificielle.
Jean-Pierre Chambon, pour le domaine français, et H. V. Chao, pour le domaine anglo-américain, représentent, dans ce n° 26, la fiction fantastique contemporaine. François Ducos, dans un article richement illustré – mais toute la revue l’est généreusement –, poursuit ses investigations dans les dédales de la littérature populaire et étudie plus particulièrement la figure du « Détective des Ténèbres, de Fascinax à Edward Brooker ». Copieuse et enthousiasmante livraison de 192 pages, augmentée pour les abonnés d’un supplément : une nouvelle exhumée de Marie de Solms, la surprenante petite-nièce de Napoléon qu’exila son cousin Badinguet.
Les vingt-six numéros du Visage Vert parus à ce jour ne font pas simplement une formidable collection ; ils forment une indispensable et encyclopédique anthologie du fantastique qui recueille déjà près de cent-cinquante auteurs différents, et que les prochaines livraisons n’auront de cesse d’enrichir. C’est, disons-le, en France, une revue unique en son genre ; et on peut s’étonner que les médiathèques, les bibliothèques universitaires n’aient pas toutes dans leur fonds des numéros du Visage Vert, car aussi bien les amateurs du genre que les étudiants ou les chercheurs y trouveraient leur compte : pour les uns, le pur plaisir du lecteur ; pour les autres, la satisfaction d’un accroissement de leurs connaissances.
Les professeurs documentalistes des établissements scolaires aussi seraient bien avisés d’enrayonner quelques numéros de la revue dans leur CDI ; cela permettrait aux enseignants de renouveler leur approche du fantastique en classe de 4e en proposant aux élèves d’autres entrées que les sempiternels « Horla » et « Vénus d’Ille ».
En outre, depuis 2008, Le Visage Vert s’est constitué en maison d’édition ; son catalogue compte aujourd’hui plus d’une vingtaine de titres, présentés dans une maquette aussi élégante que l’est la revue. Citons, parmi les dernières parutions, la merveilleuse anthologie des sirènes, Chants de désir, chants de mort, le recueil de l’écrivain roumaine, Ana Blandiana, Les Saisons, l’essai de Hanns Heinz Ewers sur Edgar Allan Poe, un roman cryptozoologique, En quête de l’inconnu, de Robert W. Chambers, le drolatique Club des défis de Barry Pain, Le Fleuve, un mystérieux recueil de nou-velles d’Yves Letort, les Détections sur Sherlock Holmes de Jean-Pierre Naugrette qui inaugurent une collection d’essais, etc.
Certes, depuis que Le Visage Vert s’auto-édite, la revue et les ouvrages publiés sous sa marque ne bénéficient pas de la diffusion et de la visibilité que pouvaient lui offrir des éditeurs comme Joëlle Losfeld ou Zulma ; mais qui aime la bonne littérature sait toujours où la trouver, et qui voudrait trouver Le Visage Vert commencerait simplement par se rendre sur son site.
Le Visage Vert fête ses vingt ans. L’événement est passé à peu près inaperçu ; il faut dire que l’équipe de la revue, dont ce n’est pas tout à fait le genre, n’a guère battu tambour pour l’annoncer. Il revient donc à Actualitté d’entonner la première la chanson : « Joyeux anniversaire, Le Visage Vert !... »
Le Visage Vert, n° 26, octobre 2015 (192 pp., 17 €) ; abonnement pour 2 numéros (port compris) : 34 € – commande sur le site : http://levisagevert.com.
Par Mikaël Lugan
Contact : harcoland@gmail.com
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