Ce ne sont pas des hommes qui gouvernent, mais des archétypes. Leur fonction reste la même : fabriquer un « réel alternatif », nourrir le peuple d’illusions de liberté. C’est en tout cas le destin de Djamel Hamidi. Par Faris Lounis.
Le 07/06/2024 à 17:51 par Faris Lounis
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07/06/2024 à 17:51
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Exclu du gouvernement de l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles, l’auteur d’un putsch pompeusement baptisé la Révolution du « sacro-saint Hirak », l’enfant de Duc-des-Cars se venge de cette exclusion dans un étrange rêve-vrai où il devient Monsieur le président de la Capitale.
Mais, au faîte de son règne, le pire arrive : frappé par une incapacité à lire, il meurt sans gloire. Le syndrome de l’illettrisme se généralise et la réalité du pays se révèle dans la clarté d’une obscurité inédite.
À quoi peut ressembler la vérité au royaume des faux-semblants et des illusions qui se veulent « vraies » ? Par exemple, à une vie, comme l’entendait naguère Plutarque, ou à une apologie des vertus de la médiocrité, « résumant en dix mille pages la vie de Monsieur le Président et les réalisations les plus importantes qui lui ont permis d’accéder au pouvoir », consciencieusement rédigée par l’Historien officiel sous la dictée du « Président Sauveur » (l’un des noms de Monsieur le Président) lui-même et éditée par l’Union générale des historiens officiels.
C’est du moins ce qu’il faut avoir en tête pour entrer dans le labyrinthe des illusionnés qu’est Le Triomphe des imbéciles (traduit de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia, Actes Sud, 2024) de l’écrivain algérien de langue arabe Samir Kacimi, ce monde peuplé d’êtres archétypaux qui, à partir de l’Indépendance, ont mis le pays sur un fauteuil qui ne cesse de rouler sur la piste caillouteuse de l’opportunisme, du népotisme et de l’autoritarisme : « nous n’avons que faire de la vérité », dit l’un des personnages, Ahmed Slougui, dit Le Limier, la seule chose « dont nous avons besoin, c’est d’une illusion plus grande. Une seconde illusion qui chassera la première, aux yeux du peuple ».
Dans la Capitale de Monsieur le Président, l’espace-temps est cyclique, une seule idéologie plane sur la mer fétide de la bêtise et du mensonge : de la Grande Révolution anticoloniale à la Révolution de l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles, rien que le culte du Fauteuil (roulant de préférence !) dans un décor de ruines : « fais-leur croire que tu es un révolutionnaire, ânonne fièrement l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles, et tu leur feras boire ta pisse ».
Au début était un rêve fabriqué par le « Président Sauveur » et l’on ne rêve pas impunément dans un monde agi par des forces aussi vagues qu’obscures comme la Nature, l’Absurde, le Ciel ou même Monsieur Chance !
Telle était la volonté du très jeune chef nonagénaire incontesté de la Capitale. Punir son rival, l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles, son amante, Aïcha Larelaxe (ancienne travailleuse du sexe et associée de Djamel Hamidi dans une maison de plaisir à Duc-des-Cars, devenue ministre) et l’ensemble de leurs complices.
Pour Son Excellence (un autre nom de Monsieur le président), les habitants du Quartier sont l’ennemi intérieur qu’il faut combattre (des espèces de « mains étrangères ») pour assurer la survie de la Patrie. Ses premières cibles sont l’entourage immédiat d’Aïcha Larelaxe (Djamel Hamidi, Bekhta, Issam Kachkassi, Ibrahim Bafalalou, Moh Lamorve, etc.). Sur le conseil de ses ministres, elles seront toutes convoquées, un vendredi, le jour du Seigneur, à l’Administration, avec l’ensemble des habitants de Duc-des-Cars. C’est un bouleversement total dans un monde où règne l’immobilisme. Pour la première fois depuis trente ans, leur léthargie quotidienne se voit chamboulée.
Mais le plan répressif de l’Administration ne se déroule pas comme prévu. Un agent infiltré au service de l’Homme-aux-Médailles, en incitant Monsieur le Président à user d’une violence démesurée, pousse le peuple à la révolte et un carnage ne tarde pas à arriver. La police tire, dans toutes les directions, sur la foule en ébullition devant la Grande Poste. Pour justifier ce massacre, Son Excellence dira de cette Révolution qu’elle est une épidémie baptisée Eliphtéria par ses soins, une dangereuse maladie qui rappelle la « visqueuse lupine » du moment colonial.
L’Homme-aux-Médailles intervient militairement, orchestre un coup d’État, met Monsieur le Président en prison et se déclare Premier conseiller (de lui-même) confortablement installé dans le bureau aux miroirs du palais présidentiel, le bureau des illusions vitales. Il baptise sa Révolution du vendredi du nom de « sacro-saint Hirak » et son nouveau gouvernement sera constitué par les amis persécutés d’Aïcha Larelaxe, à l’exception de Djamel Hamidi…
Mais l’illustre homme de Duc-des-Cars se venge de cette exclusion et devient à son tour Monsieur le Président… dans un étrange rêve-vrai.
Il est maintenant à la tête de la Capitale qu’il gouverne depuis vingt ans, sous un « régime présidentiel exclusif ». Aidé tant par son fauteuil roulant que par les déclamations rituelles de la formule magique de son portrait (« Monsieur Djamel Hamidi, président de la République ») générant ses forces présidentielles, il n’a cessé d’œuvrer au renforcement du caractère démocratique de son pays en dissolvant toutes les institutions centrales de l’État : le Parlement, l’Assemblée, la Cour constitutionnelle.
Et sous les ordres bienveillants de son mentor, l’Homme-Minuscule, il a accepté sans aucune contrainte de suspendre la Constitution (dans une autre vie, Djamel Hamidi était gardien d’immeuble).
Selon l’Historien officiel (un autre personnage anhistorique et transgénérationnel habitant l’écran officiel de la Capitale), les slogans du « Président Sauveur », pleins de leur vide, comme « Une patrie pour tous » (c’est-à-dire pour personne !) ou « La justice pour tous » (c’est-à-dire contre tous !) sont des puissances consubstantielles à tout exercice démocratique et vertueux du pouvoir. Il a le mérite d’avoir les idées claires !
Pour lui, le peuple doit comprendre deux choses : se donner un président à vie est une pratique démocratique courante dans nombre de pays ; Monsieur le Président connaît « mieux que quiconque l’intérêt du peuple, actuel et à venir, pour les siècles des siècles ».
Mais voilà que le pire arrive. Vingt ans seulement après la prise légitime du pouvoir, Djamel Hamidi décède, sans gloire, frappé par le syndrome de l’illettrisme. Quelques heures après sa mort, ce syndrome se généralise et le pays s’éteint complètement. Plus rien ne fonctionne.
Heureusement, le chef du gouvernement rappelle l’ancien colonel déchu Saïd Dib qui, en étroite collaboration avec le conseiller aux Affaires des anciennes colonies, va conduire la période de transition de cinq ans aboutissant sur la création d’un nouveau pays qui sera présidé par Salem Le Chameau (un ancien escroc accusé de viol sur mineur et d’homicide), le seul être humain de la Capitale qui sache encore lire.
Il devient Monsieur le Président à son tour, après avoir consenti librement à l’application de l’enseignement de sidi (monsieur) Saïd Dib : « le monde est composé de deux catégories de gens : les maîtres et les esclaves ».
Le débiteur n’outrepassera jamais le créancier.
Des dizaines d’années après la mort de Djamel Hamidi, l’illettrisme règne toujours d’une main de fer sur la Capitale. De Monsieur le Président, de l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles et des cortèges infinis de laquais dévoués à la répression qui libère, que reste-il ? Des ombres anonymes, des souvenirs sans gloire, le grand échec, en somme.
Cette image désolée des ruines du palais présidentiel devenu maintenant désert, dans lequel un berger découvre un jour la tombe du « Président Sauveur » et décide de lui ériger un mausolée. Convaincu du fait que les feuilles de papier recouvrant son squelette sont « le livre céleste et les mots du Ciel » apportés par « l’être sacré », intrigué par la seule ligne encore lisible des caractères inscrits sur ces feuilles, il décide de les tracer sur la pierre tombale du mausolée.
Le cœur rasséréné, il immortalise sur l’épitaphe une inscription qu’il ne saura jamais lire : « Monsieur Djamel Hamidi Président de la République »
Satire corrosive d’un pouvoir aveuglé de ses folies autoritaires, Le Triomphe des imbéciles est une méditation lucide sur l’histoire d’une Algérie confisquée depuis l’Indépendance. Les rêves du Fauteuil (roulant !) éternel, les gesticulations insensées des colonels véreux et les falsifications de l’Historien officiel rappellent l’actualité tragique d’un pays marqué par l’exacerbation de la répression politique et judiciaire à l’encontre de toute voix critique appelant à l’avènement d’un État citoyen, réellement démocratique et égalitaire.
Mettant au centre de son ouvrage les fulgurances subversives de l’humour populaire algérien, Samir Kacimi donne à lire un roman faisant écho à l’imaginaire d’Orwell et de Kafka, personnifiant et disséquant la maladie historique qui menace la santé politique de tout pays : la bêtise au service de la fabrication d’un périlleux ressentiment d’État.
En tournant les dernières pages du Triomphe des imbéciles, on ne peut que rire de ceux « qui font émerger des présidents et des dirigeants fantoches pour régner sur des peuples qu’ils inventent et façonnent à leur guise ». La « Nouvelle Algérie » de l’après-Hirak ressemble — on ne s’en étonnera pas — à ce cauchemar.
Mais, au-delà du contexte algérien, Samir Kacimi propose une réflexion profonde sur le mensonge, sur les rapports complexes qu’entretient le politique avec la notion de vérité qui, dans les Etats démocratiques comme autoritaires, se trouve extrêmement affaiblie, pis encore, disqualifiée, au profit de politiques sacralisant l’efficacité et l’instrumentalisation de la mémoire, mais une mémoire bien particulière : celle qui, au nom de l’« apaisement », rejette d’emblée dans le camp des « extrêmes » la critique du pouvoir et, par conséquent, dépolitise l’ensemble des antagonismes sociaux, politiques et esthétiques qui, eux, sont le nerf vivant de chaque cité se voulant vertueuse et démocratique.
Dans ce siècle de ruines qui est le nôtre, le siècle du génocide spectacle s’exerçant sur « les Peaux-Rouges de Palestine » (dixit Elias Sanbar) au nom des « valeurs démocratiques occidentales » et du « service rendu à la civilisation », Le Triomphe des imbéciles peut également se lire comme une invitation à penser et à lutter efficacement contre l’hubris en politique.
Paru le 03/04/2024
300 pages
Actes Sud Editions
23,00 €
1 Commentaire
iqraa
08/06/2024 à 00:09
Le livre dépeint honnêtement le monde de la médiocratie qui nous a plongé dans un système dans lequel seuls les imbéciles gagnent et triomphent.